Accueil Culture La cinéaste et directrice de «Gabès Cinéma Fen», Fatma Cherif à La Presse: Le cinéma et ses regards multiples

La cinéaste et directrice de «Gabès Cinéma Fen», Fatma Cherif à La Presse: Le cinéma et ses regards multiples

Dotée d’un sens critique aiguisé et d’une vision claire de ce qu’elle voudrait faire, Fatma Cherif nourrit son expérience de la vie et du cinéma du partage d’expériences qui lui permet de réfléchir le monde. Après une licence d’histoire de l’art, elle suit une formation à l’image, elle a été sur la prise de vue de plus d’un film et réalise aussi ses projets. Directrice de Gabès Cinéma Fen, et attelée d’une équipe dynamique et créative, elle vient de boucler la 3e édition qui a choisi le digital comme support. Evaluation d’une expérience, vision et aspiration pour ce festival qui résiste et se réinvente.

Le confinement décrété suite à la propagation du coronavirus a imposé à Gabès Cinéma Fen une nouvelle donne à laquelle vous vous êtes rapidement adaptée, comment évaluez-vous ce passage au digital ?

La situation de la propagation du coronavirus nous a mis face à plus d’un choix : soit annuler, soit retarder, soit trouver une autre solution. Pour nous, retarder n’avait pas de sens parce que nous allions nous retrouver en pleine période d’embouteillage de festivals de cinéma dans le monde arabe en plus des JCC.  Et nous ne faisons pas partie de cette catégorie-là. Notre objectif est de travailler sur le Sud tunisien, spécialement sur Gabès et sur le long terme. Notre but est de participer à créer un lien entre les habitants de la région et le cinéma, participer à créer une cinéphilie qui commence à prendre forme grâce à des associations dans les différentes délégations de la région, comme le festival d’El Hamma et surtout qu’il y a un lien avec le cinéma d’auteur spécialement arabe.

Donc l’idée du digital est venue d’un groupe de jeunes de notre équipe de communication, essentiellement Mootaz Thabti, qui a eu cette idée-là. J’avoue que, moi, j’y étais réticente, mais ils ont poussé vers cette option. Et là, j’avoue que c’est une très belle expérience qui a permis au festival de se faire connaître à l’échelle nationale et même la section Art vidéo El Kazma a eu du succès. Nous pouvons, grâce à cet outil, savoir qu’il y avait un public qui nous suivait d’Egypte, du Liban, de France, des USA… et de Syrie, c’est assez intéressant pour nous.

Ce qui était aussi important pour nous, c’est de voir notre travail aboutir et de pouvoir continuer, surtout dans les circonstances actuelles avec toutes les difficultés que vivent les gens du métier, c’était notre manière d’aboutir notre projet et ne pas vivre dans la déception les bras croisés.

Cette solution adaptée par la force des choses peut-elle être envisagée dans la durée ?

Ce n’est pas du tout notre état d’esprit de rester sur le digital. Et même si sur le digital il y a une hégémonie des grandes plateformes, il est intéressant que le cinéma d’auteur arabe y existe aussi, même si c’est minime et même si cela ne touche que peu de gens. C’est essentiel qu’il n’y ait pas une seule grosse machine qui fonctionne et qui donne une seule vision des choses.

Après, je pense que pour nous, notre logique et notre idée de départ ,c’est d’être dans un rapport direct et humain et le digital n’est pas notre choix et ça ne le sera pas. Mais il peut être complémentaire. Il existe des festivals qui font leur édition normalement dans le rapport humain, puis montrent une sélection de films la semaine suivant le festival sur le digital. Cela peut être envisageable pour nous, mais il ne faut pas que le digital entrave la forme traditionnelle du festival. Nous tenons à être un festival qui se rencontre pour réfléchir le cinéma arabe et le cinéma d’auteur, qui interagit et qui échange.

Le cinéma arabe et international indépendant et contemporain à Gabès pourrait-il revoir ses mécanismes et ses choix ?

Cette identité que je considère importante nous permet de nous identifier et d’avoir un regard sur son monde et que ça soit un cinéma d’auteur parce qu’il ne donne pas de vérité absolue et c’est vraiment la vision propre de chaque auteur. C’est la multiplicité des regards qui permet en fait à chacun de nous d’être en lien avec le cinéma, de créer par ces différents regards son propre regard et non de proposer une seule vision comme le fait le cinéma mainstream ou la télé.

Et même si nous n’envisageons pas de changer de choix éditoriaux, il nous est essentiel de recevoir des critiques pour nous améliorer. En tout cas, nous essayons d’éclaircir pour nous-mêmes et par la suite avec le public notre ligne éditoriale. Dès le départ, on s’était dit nous sommes un festival de cinéma d’auteur arabe qui ne veut pas influencer, nous croyons en un cinéma qui nourrit et qui permet la rencontre avec soi et avec les autres. C’est un partage d’expériences qui nous nourrit pour prendre des décisions, réfléchir sur le monde… C’est ce que veut dire pour nous le cinéma d’auteur. Et puis «Arabe» parce que c’est important qu’on ne choisisse pas les films seulement parce qu’on a l’exclusivité ou la primeur. Nous sortons complètement de ce jeu-là pour pouvoir choisir les films que nous considérons nous correspondre. Nous faisons partie du monde arabe et on porte notre regard sur les œuvres du monde arabe et ce que nous considérons nous représenter ou pas.

Quel regard posez-vous aujourd’hui sur l’outil numérique, ce qu’il offre comme possibilités et son influence sur le comportement humain ?

Je pense qu’il doit rester au stade d’outil qu’on peut utiliser pour nous faciliter les choses, mais si ça devient le mode de fonctionnement , cela devient très dangereux. Et je reviens sur la notion du rapport humain, du partage, de la rencontre… toutes ces notions vont être éliminées. Je peux paraître un peu vieux jeu, réticente au «progrès» quand je tiens ce genre de propos, mais je pense qu’on perd énormément l’humanité si on suit ce mode de fonctionnement et de communication entre nous. Cela doit servir parce que ça peut nous faciliter la vie mais pas plus. Et c’est pour cela que pour nous «Gabès Cinéma Fen», nous tenons à notre mode de fonctionnement classique et l’outil digital viendra en complément pour ouvrir plus d’horizons et aller vers des gens que, d’habitude, nous ne pouvons pas toucher.

Mais il y a tout de même du bon, n’est-ce pas ?

J’avoue que malgré notre réticence par rapport au passage au mode numérique, il y a plein de films, que nous ne voyons pas d’habitude, qui circulent sur le Net : des docs, des films d’auteurs, des vidéos-art… Et quand je vois ce que le groupe «7asala» du cinéma indépendant égyptien propose sur sa page ou ce que Beirut DC offre et que nous attendons aussi la sélection officielle du festival «cinéma du réel», je me dis que là le numérique remplit bien son rôle de rendre accessibles des films qui n’ont pas de distribution réelle.

Vous en tant que cinéaste, quel enseignement tirez-vous de cette expérience ?

C’est une belle expérience mais qui me laisse rechercher aussi. Je ne la réfléchis pas uniquement d’un point de vue du digital et du numérique, mais plus en termes d’équilibre et de déséquilibre dans les rapports. Car pour moi, Cannes et Netflix se valent. L’un est un festival en live, l’autre un marché sur le digital. Mais nous savons aujourd’hui que les films qui marchent, qui sont distribués, et les plus gros marchés au monde sont à Cannes. Et quand on est sélectionné à Cannes, on a la garantie que son film va avoir une carrière et si ce n’est pas le cas il y a Berlin ou Venise… Ce sont les festivals qui décident de ta carrière. Et tout le problème est là. Quand on prive un film d’avoir sa première nationale et se réserver les avant-premières. On impose le diktat d’une poignée de personnes qui a le pouvoir de juger les films pour faire la sélection pour ces grands festivals. Laissant de côté les multitudes de regards et la diversité des sensibilités qui peuvent le sentir autrement. De même Netflix offre aussi à un public international avec des sensibilités, des cultures et des visions différentes un produit standardisé et formaté. Maintenant, les cinéastes doivent choisir entre Netflix qui donne beaucoup d’argent et les grands festivals qui donnent beaucoup de notoriété. Et c’est problématique. Alors des milliers d’autres regards œuvrent dans le cinéma et ont droit d’exister.

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