Accueil A la une Interview | AKISSA BAHRI, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Agriculture chargée des ressources hydrauliques: “Faire en sorte que chaque goutte d’eau compte”

Interview | AKISSA BAHRI, secrétaire d’Etat auprès du ministre de l’Agriculture chargée des ressources hydrauliques: “Faire en sorte que chaque goutte d’eau compte”

Comment optimiser la gestion des différentes ressources hydriques  existantes? Comment repenser nos grandes politiques à travers le prisme de l’eau? Comment assurer la continuité de la desserte en eau qui réponde aux normes de qualité et de potabilité dans un pays qui souffre de plus en plus de pénurie d’eau? Les défis en matière de gestion des ressources hydriques sont légion. En Tunisie, la crise de l’eau  ne date pas d’aujourd’hui, cependant elle risque de s’aggraver sous l’effet du changement climatique. Dans cet entretien, Mme Akissa Bahri, secrétaire d’Etat, nous parle plus des enjeux de l’eau.

Cette année, la saison hivernale a été caractérisée par une faible pluviométrie. S’agit-il d’une année sèche? 

Les mois de janvier et février, généralement des mois pluvieux, ont été particulièrement secs cette année. Nous n’avions pas noté un tel niveau de déficit pluviométrique, au mois de février, depuis 1970. Ceci a impacté le volume de nos réserves hydrauliques. Nous avons, fort heureusement, enregistré des quantités de pluie non négligeables au mois de mars. Actuellement, le taux de remplissage des barrages a atteint pratiquement 65%. S’agit-il d’une année sèche? Disons que c’est une année déficitaire sur le plan pluviométrique, ce qui appelle donc à plus de vigilance dans la gestion de nos ressources

Pourquoi le ministère a choisi de procéder à une majoration des tarifs de l’eau potable en cette période assez critique? 

Je préfère parler d’ajustement des tarifs étant donné que la décision de réviser le prix de l’eau a été prise l’année dernière au cours d’un Conseil ministériel restreint. Pourquoi maintenant, tout simplement parce que la SONEDE, entreprise publique, à laquelle nous tenons toutes et tous ne peut plus accumuler les déficits et les dettes. Et si nous tenons à ce que les services qu’elle fournit depuis 1968 à un nombre d’abonnés qui n’a pas cessé d’augmenter (1,5 million en l’an 2000; 3 millions en 2020) soient assurés 24h/24, 7 jours/7 et qu’elle continue à desservir une eau de qualité conforme aux normes de potabilité, il faut qu’elle arrive à couvrir les coûts de captage, de traitement et de distribution de l’eau, à savoir, entre autres, le coût de l’énergie et des produits indispensables au traitement de l’eau. Je rappelle, à ce propos, que la SONEDE a commencé à accuser, à partir de 2008, un fort déficit budgétaire qui a augmenté considérablement dès 2016, du fait du gel du tarif, pour atteindre 484 millions de dinars fin 2019. Ce qu’il faut retenir c’est qu’à la fin de cette même année, la différence entre le coût de production et le prix de vente de l’eau était de 415 millimes/m3. 

Je tiens également à préciser que la révision tarifaire que nous avons décidée ne touche pas la catégorie sociale à faible revenu qui couvre environ 1,3 million d’abonnés. La deuxième tranche qui compte 900.000 abonnés verra sa contribution augmentée de 2,7 dinars par mois et par famille, ceci correspond, permettez-moi de le rappeler, au prix d’une bouteille d’eau commandée à la terrasse d’un café! Par ailleurs, si l’on compare le prix de l’eau minérale à celui de l’eau de la SONEDE, on constate que le mètre cube d’eau fourni par la SONEDE coûte 200 millimes/m3 pour la première catégorie sociale alors que l’eau minérale coûte entre 300 à 400 dinars/m3. Autrement dit, un litre d’eau de la SONEDE coûte 1500 à 2000 fois moins qu’un litre d’eau minérale

Sans oublier qu’au niveau international, le prix de l’eau en Tunisie est parmi le moins cher au Sud comme au Nord de la Méditerranée. Si vous prenez l’exemple de Dakar ou de Casablanca, l’eau y coûte respectivement 1,9 DT/ m3 et 2,1 DT/m3 en comparaison au prix moyen du mètre cube distribué par la SONEDE qui est 0,6 DT. En France, le mètre cube d’eau coûte environ 10,7 dinars/m3.

Ceci étant et partant du fait que l’eau est un bien commun et que la Constitution stipule dans l’article 44 : «Le droit à l’eau est garanti. Il est du devoir de l’État et de la société de préserver l’eau et de veiller à la rationalisation de son exploitation», notre premier souci reste et demeure celui de la fourniture en continu à tous les citoyens et aux différents secteurs une eau de qualité et ce particulièrement durant cette période d’épidémie, où des règles strictes d’hygiène doivent être respectées dont le lavage fréquent des mains afin d’éviter la propagation du virus et toute forme de contamination. En d’autres termes, la crise du coronavirus que nous traversons est aussi une question d’hygiène.

Quels sont les préparatifs qui ont été entrepris par le département pour faire face à la demande en eau durant la saison estivale? 

Hormis les plans mis en place pour la gestion des systèmes de Sidi Barrak-Sidi Salem, de Bou Heurtma et Mellègue, et de celui de Nebhana, des règles d’allocation de l’eau qui tiennent compte des besoins en eau potable urbaine et rurale, des besoins en eau d’irrigation, de l’industrie, du tourisme et de l’environnement ont été instaurées. 

Pour l’été 2020 en particulier, un arbitrage a été effectué. Des quantités d’eau ont été allouées aux besoins en eau potable et des quotas ont été affectés aux gouvernorats concernés (14) pour le besoin des périmètres irrigués. Cette politique vise à sauvegarder les cultures pérennes et à limiter l’irrigation des cultures annuelles. Les gouvernorats concernés ont signé, chacun en ce qui le concerne, une charte où ils se sont engagés à respecter ces règles d’allocation. Pour les autres gouvernorats, des mesures spécifiques ont été prises afin que le passage de l’été se passe sans problèmes majeurs.

La Tunisie peut-elle miser sur le dessalement de l’eau de mer pour accroître sa capacité de mobilisation des eaux? 

Plusieurs projets de dessalement d’eau saumâtre ou d’eau de mer ont été réalisés ou sont en cours bien qu’en Tunisie nous ayions essayé de retarder, autant que faire se pouvait, le recours au dessalement du fait du coût associé et des impacts environnementaux. Notons, à ce titre, que le mètre cube d’eau saumâtre dessalée coûte environ 1,5 dinar et le mètre cube d’eau de mer dessalée atteint les 3 dinars. Au niveau de la station de Djerba, par exemple, les ventes d’eau sont de l’ordre de 10 millions de dinars par an alors que la facture de la STEG est de 13 millions de dinars… 

En fait, l’enjeu et le défi consistent à optimiser la gestion des différentes ressources existantes (eaux de surface, eaux souterraines, eaux usées traitées ou eaux dessalées en fonction de leur qualité et de leur coût) et à mettre en œuvre, surtout, une gestion intégrée qui prenne en compte les aspects techniques, économiques et environnementaux et de bonne gouvernance. L’île de Djerba ou de Kerkennah se prêtent à merveille pour un tel exercice. Deux autres points, non moins importants, sont à préciser. 

Premier point, en Tunisie, traditionnellement, toutes les maisons disposaient d’un système de collecte et de stockage des eaux pluviales particulièrement dans les médinas des grandes villes et les îles de Kerkennah et Djerba. L’eau de pluie était/est stockée et utilisée à différentes fins. A-t-on besoin d’eau potable produite par endroits à grands frais pour le nettoyage des maisons, pour les chasses d’eau ou pour l’arrosage des jardins alors que de l’eau stockée dans des «majels» pourrait remplir la même fonction. L’enjeu consiste donc à penser et mettre en place une autre approche de gestion des ressources hydriques qui repose sur l’adéquation entre la qualité et l’usage. A Djerba, par exemple, la population de l’île préfère boire l’eau des majels alors que différentes ressources en eau sont disponibles. On a besoin de mieux comprendre les habitudes et de penser des approches différentes adaptées aux lieux et aux traditions. Et surtout de réhabiliter tout ce savoir séculaire eu égard au stress hydrique que nous vivons et qui sera certainement exacerbé par les changements climatiques. 

Le deuxième point c’est que la gestion de l’eau très centralisée nécessite de passer une gestion décentralisée couvrant les trois volets fortement interconnectés que sont la fourniture l’eau, l’assainissement et l’énergie en faisant appel aux énergies renouvelables. On pourra ainsi envisager d’utiliser différentes qualités d’eau en fonction de l’usage. 

Pensez-vous qu’il est judicieux de renoncer à certaines cultures irriguées, qui consomment énormément d’eau, comme l’ont fait d’ailleurs d’autres pays de la région qui souffrent aussi de stress hydrique?

Que doit-on produire pour assurer, à la fois, notre sécurité alimentaire et hydrique? Que doit-on importer pour notre consommation? C’est l’une des questions sur lesquelles on se penche actuellement. Cela demande, en même temps, une réflexion sur notre politique agricole, surtout que 40 % de l’eau que l’on consomme est importée.

A ce titre, l’un des grands problèmes se pose au niveau de nos ressources souterraines. La plupart de nos nappes sont surexploitées. On a absolument besoin de préserver cette ressource, dont une partie est fossile et qui est en train d’être exploitée d’une façon anarchique. Rappelons que selon le Code des eaux, une autorisation de notre ministère est obligatoire pour creuser un puits d’une profondeur supérieure à 50 m. Or et depuis 2011, on a enregistré une explosion du nombre de puits illicites. Une telle situation pose le problème de la durabilité de la ressource. L’eau est la propriété de l’Etat et il lui échoit la responsabilité de sa gestion et de sa préservation (article 44 de la Constitution). C’est un des dossiers importants sur lequel notre département travaille: des projets de gestion participative de nappe ont été ainsi mis en œuvre et nous sommes en train de développer une approche concertée avec les différentes parties prenantes pour contourner cette question épineuse. La gestion des nappes souterraines doit être conçue et appréhendée au-delà des limites administratives des collectivités territoriales suivant une approche fondée sur l’information, la sensibilisation et l’éducation des usagers sur les réalités hydrogéologiques et la nécessité d’une gestion durable de nos ressources en eau souterraines. 

Est-il primordial d’entretenir les barrages? Et où on est-on par rapport aux travaux d’entretien? 

 Effectivement, l’entretien et la maintenance sont des questions majeures mais qui ne concernent pas seulement les barrages, mais aussi tous les réseaux d’adduction et de distribution d’eau afin d’éviter les fuites, limiter les pertes et donc le gaspillage de l’eau.

En effet, quand on parle de ressources en eau il est question également de ressources en sol vu que les pluies ont un caractère érosif assez fort, ce qui entraîne la perte annuelle de quantités importantes de terres (20.000 ha/an de terres agricoles dégradées).  Les sédiments transportés dans les cours et déposés dans les réservoirs (barrages et lac collinaires) sont de l’ordre de 40 millions de m3 par an, ce qui impacte la durée de vie de nos ouvrages de stockage. La direction générale de l’aménagement et de la conservation des terres agricoles qui est responsable de la gestion des ressources naturelles et des aménagements anti-érosifs dans les bassins-versants assure une telle entreprise. Parallèlement et comme le dévasement des barrages est une opération coûteuse et difficile à entreprendre, nous procédons à un rehaussement du niveau des barrages et à la construction d’autres barrages (barrage Mellègue amont), etc. Beaucoup d’investissements sont nécessaires pour préserver la capacité du stockage d’un barrage, l’augmenter, ou bien le remplacer.

En Tunisie, il y a des inégalités d’accès à l’eau potable. Aussi, les régions où il y a une forte pluviométrie souffrent d’un manque criant d’accès à l’eau potable. Pourquoi ce paradoxe? 

En effet, on note des inégalités d’accès à l’eau potable et à l’assainissement (on oublie souvent qu’eau potable et assainissement vont de pair) et on espère pouvoir contribuer à remédier à cette situation. Certaines populations sont pour le moment alimentées par citernes ou n’ont pas accès à une eau salubre ni à un assainissement adéquat. Cela peut en partie s’expliquer par la faible densité et le caractère dispersé des populations dans certains endroits d’où un coût d’alimentation en eau potable important. 

Des efforts sont fournis mais il reste beaucoup à faire. Des approches alternatives doivent être mises en place afin d’assurer l’équité en matière d’alimentation en eau de la population où qu’elle soit et au meilleur coût. Ces approches intégrées dont l’objectif serait la satisfaction des besoins en eau potable, en abreuvement du bétail, en irrigation de petits jardins potagers, en électricité et en assainissement comporteraient l’aménagement de citernes enterrées, l’équipement en panneaux solaires, et des fosses septiques ou des traitements alternatifs des eaux usées. Ces projets tiendraient compte de l’environnement et des moyens existants et pourraient être dupliqués.

Enfin et sur le plan stratégique, il est important de préciser que l’eau est un aspect central pour l’économie tunisienne. C’est une question transversale qui concerne différents ministères, comme le ministère de l’Education qui doit jouer un rôle pour faire apprendre aux jeunes comment économiser et respecter l’eau et mieux connaître les valeurs qui lui sont rattachées afin de l’utiliser d’une façon parcimonieuse en évitant de la polluer et en s’attelant à la préserver pour les générations futures. 

On doit, en outre, travailler beaucoup plus sur le changement de nos comportements par rapport à nos ressources en essayant de les utiliser le mieux possible et de façon adéquate et rationnelle. 

Sur le plan institutionnel, l’enjeu de l’eau concerne également les ministères de l’Environnement, de l’Energie, de l’Industrie, du Tourisme, des Affaires religieuses, des Affaires locales, de la Recherche, de la Femme et de la Famille, etc. C’est une

question qui est au cœur de nos politiques économiques et sociales

En conclusion, je trouve, et comme je l’ai indiqué plus haut, qu’on n’est pas en train d’intégrer suffisamment le volet changement climatique dans les stratégies de gestion de l’eau. Etant donné l’augmentation de la fréquence des événements extrêmes (inondations, sécheresses), on est amené en cas de sécheresse à réduire notre consommation en eau par des mesures d’économie de l’eau, par des changements technologiques et de comportement, et à rechercher de nouvelles sources d’eau ou encore à mieux gérer les inondations. Des projets de barrages sont prévus pour préserver les villes contre les inondations mais le plus important, je pense est de revoir l’aménagement de nos villes à travers le prisme de l’eau, à mieux gérer les eaux d’orage, etc. Dans tous ces projets, je compte beaucoup sur les jeunes, les futurs water leaders, qui regorgent d’idées et de solutions pour les problèmes d’économie d’eau, d’environnement, d’irrigation intelligente, etc. pour faire en sorte que chaque goutte d’eau compte et que l’eau devienne notre plus grande obsession une fois la crise du Corona passée!

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