Face à la guerre contre le coronavirus, le gouvernement tunisien est sur le point d’examiner un projet de loi portant sur la réquisition des cliniques privées, du matériel médical disponible, des usines permettant de fabriquer les masques, tests, médicaments…et de tous biens ou services nécessaires à la lutte contre cette crise sanitaire.
Depuis que le gouvernement a activé le stade 3 de l’épidémie de coronavirus, il tente de mettre tous les moyens de son côté pour limiter la propagation de ce virus. Comme le gouvernement et les médecins l’indiquent, nous ne sommes pas encore arrivés au pic de l’épidémie, mais il est difficile d’établir des prévisions dans des circonstances économiques aussi instables…A cela s’ajoute la fragilité de la situation sanitaire qui demeure un problème majeur dans notre pays puisque les hôpitaux publics, seuls refuges, vivent un réel manque de moyens à l’heure où les établissements privés restent sous-utilisés.
Une économie de guerre commence
La vérité nous impose de le dire : outre la guerre sanitaire pour lutter contre la propagation du Covid-19, nous sommes en pleine guerre économique et financière pour contrer les conséquences du confinement décidé par le gouvernement. « Pour assurer une gestion de crise efficace, il faut désigner et respecter les pratiques économiques exceptionnelles imposées par l’économie de guerre. Pour le contexte tunisien, trois principes devraient être mis en œuvre, à savoir un contrôle exhaustif de la politique monétaire visant à éviter les processus d’hyperinflation, l’autarcie au niveau des produits de base et du matériel médical et une mise en place de mesures de réduction de la consommation privée…Certes, cette économie de guerre, qui sera ancrée dans notre histoire, sera longue et violente et devrait mobiliser toutes les forces nationales », indique Wajdi Ben Rajeb, professeur universitaire et économiste, dans une déclaration accordée à La Presse.
Mais malheureusement, poursuit-il, on constate un grand dérapage au niveau de ces trois principes. La crise du coronavirus en Tunisie, le confinement et les restrictions qui ont été imposées ont compliqué davantage la situation dans le pays où on a enregistré une pénurie de produits de première nécessité. Et lorsqu’il y a carence de tous ces produits sur le marché, il y aura hausse des prix, ce qui alimente l’hyperinflation. « A l’exception de quelques sociétés qui ont leur flotte de distribution, le circuit de distribution est, bel et bien, contrôlé par des gens qui appartiennent à l’économie informelle. Dans ce cas-là, les intermédiaires ne peuvent plus faire leur travail et n’arrivent plus à connecter les producteurs avec les consommateurs, ce qui entraîne une flambée des prix et une hyperinflation de plus en plus galopante, ce qui est très dangereux parce que de l’autre côté, on a des gens qui ont perdu leur emploi, d’autres qui sont en difficulté ou presque en faillite…Donc, ici le constat est clair mais effrayant ; le plus important principe de l’économie de guerre est défaillant parce que l’Etat n’a pas trouvé une solution alternative comme ça été le cas dans certains pays qui ont essayé de combattre l’inflation non seulement en temps de guerre à l’instar du Brésil qui, à un certain moment, a décidé de créer une société publique de distribution. Idem pour la politique monétaire ; bien que le taux d’intérêt directeur ait été baissé légèrement par la Banque centrale de Tunisie, il reste très élevé et non propice à la reprise de l’activité économique dans ce contexte particulier », a-t-il expliqué.
Une réquisition se profile
A situation exceptionnelle…mesures exceptionnelles ! Face à un effondrement de l’activité économique, l’urgence est d’éviter que les entreprises, notamment les PME, commencent à licencier, voire fermer. Selon l’universitaire, dans ce contexte particulier, la faveur devrait être accordée à l’autarcie au niveau des produits de base et du matériel médical. C’est une mesure qui s’impose d’elle-même (puisqu’on est dans une situation d’économie de guerre) et l’Etat doit mobiliser toutes les ressources et les dispositions existantes (publiques ou privées) pour combattre cette épidémie. Pour l’intérêt général, l’Etat doit, donc, ordonner la réquisition des établissements sanitaires (cliniques, chambres, services de réanimation…) et des entreprises (celles qui fabriquent les masques, gel hydroalcoolique…) nécessaires pour faire face à la crise sanitaire actuelle. La plupart de ces entreprises ne sont pas actives dans le domaine médical. Mais depuis quelques semaines, un document édité par le CHU de Grenoble montre aux gens comment fabriquer des masques pour se protéger. Donc, les entreprises actives dans le textile, à titre d’exemple, qui ont vu leurs commandes annulées ou en stand-by, peuvent fabriquer des masques lavables et réutilisables.
« Sans attendre la promulgation d’un décret-loi pour la réquisition, des entreprises tunisiennes ont donné l’exemple et ont réorienté leur production pour pallier la pénurie… Ces expériences doivent être généralisées et l’Etat doit réquisitionner toutes les sociétés qui ont des compétences et des ressources qu’on peut mobiliser dans la lutte contre le coronavirus. L’Etat doit être plus visionnaire, plus souple et plus flexible…Il doit se transformer en une start-up qui a cette souplesse et qui peut avoir des ressources qu’on peut valoriser plus qu’une entreprise ou une administration qui restent bloquées par la spécialisation, les textes de loi, les règlements internes… Donc, l’esprit ‘’start-up’’ est très important là où on essaie de tirer des ressources vers un niveau plus important. Tout cela en identifiant les biens et services dont on a besoin, les prestataires potentiels et les gens qui ont des synergies à apporter », explique Ben Rajeb, tout en insistant que dans ce combat, l’Etat doit se transformer en Etat-providence, garant de l’intérêt général et capable d’intervenir dans l’économie s’il est nécessaire…
« On ne va pas réinventer la roue. On va suivre les modèles des autres pays. A titre d’exemple, en Turquie, les entreprises soutiennent l’Etat en se portant volontaires pour donner des ressources, en particulier du matériel médical. Les entreprises turques intensifient donc leur production de masques et de désinfectants qui ont été distribués gratuitement à la population parce que le coût des soins et de la prise en charge des malades du coronavirus est plus important que le coût d’un masque…Investir dans la prévention est, donc, plus intéressant qu’investir dans la guérison. Ainsi, qu’on le veuille ou pas, l’Etat doit réquisitionner et se mobiliser pour l’intérêt général », affirme-t-il.
Mieux vaut tard que jamais
Selon l’universitaire, le recours à la réquisition pour lutter contre le coronavirus est venu un peu tard, mais on peut se rattraper à condition d’être agile, flexible et réactif. Il ne faut pas se contenter des règles classiques ou avoir peur de se mobiliser, au contraire il est plus que jamais temps d’arracher des partenariats public-privé déguisés, d’annoncer des exceptions légales qui s’adaptent à la situation actuelle…car une telle mesure pourrait éviter des scénarios catastrophiques pour notre économie. Mais malheureusement, les scénarios catastrophiques ne dépendent pas uniquement de cette mesure. L’Union européenne, notre premier partenaire économique, vit une crise sans précédent. On a déjà perdu le soldat tourisme et penser qu’on peut sauver la saison est une illusion… De l’autre côté, le Fonds monétaire international prévoit une baisse de 4,3 points de la croissance tunisienne … « On était toujours dans la continuité du modèle économique classique et traditionnel qui a déjà montré ses limites. Mais dans les moments les plus difficiles, il faut commencer à construire et à investir du nouveau…Comme on dit, il faut acheter au son du canon et vendre au son du clairon… Actuellement, on ne peut pas éviter la propagation de l’onde des pays développés qui est en train de nous frapper et les effets seront constatés d’une manière violente. C’est pourquoi il faut penser maintenant à repenser notre modèle économique pour le transformer en une opportunité (grâce à la transformation digitale, aux énergies renouvelables, à l’agriculture intelligente…) avec le potentiel qui existe déjà », explique Ben Rajeb.
Pour la mise en place de mesures de réduction de la consommation privée, l’universitaire indique que la création de sociétés publiques ou dans le cadre d’un PPP pour approvisionner les marchés pourrait résoudre ce problème en partie. L’avantage d’une telle mesure, c’est que l’Etat pourrait cibler et prendre en charge les catégories les plus défavorisées pour éviter que cette crise économique et sanitaire ne se transforme en crise sociale. « Dans ce cadre-là, l’Etat doit être proactif et non réactif pour éviter que la crise sociale et économique alimente la crise sanitaire », précise-t-il, ajoutant qu’avec les moyens qu’on a actuellement, la gestion de crise de l’Etat n’est pas mauvaise, mais on peut faire mieux que ça. On peut, par exemple, préparer les scénarios possibles (optimiste, moyen et pessimiste) et en fonction des scénarios, on pourrait mettre en place toute une batterie de mesures capables de résoudre les problèmes avant leur apparition. Donc, l’agilité et la proactivité sont et resteront les maîtres-mots, ce qui manque à l’Etat tunisien qui est encore dans la rigidité, la réactivité et la réaction.