L’IT Business School vient d’organiser une série de visio-conférences pour parler de l’impact du Covid-19 sur les différents secteurs économiques, sur l’avenir du pays ainsi que l’éventualité d’une reprise qui permettrait de sauver des milliers de postes d’emploi menacés. L’universitaire Aram Belhadj était l’un de ses invités pour évoquer toutes ces thématiques et parler de l’après Covid-19. Nous revenons avec lui dans cette entrevue sur la question pour mieux comprendre l’impact potentiel de cette pandémie, évaluer les démarches prises jusqu’à maintenant par les autorités et voir comment devrons-nous nous préparer à l’après Covid-19!
Quels sont, selon vous, les mécanismes qui ont fait de ce choc un véritable tsunami économique?
Oui, c’est bien dit, c’est un véritable tsunami. La crise sanitaire, qui a débuté en décembre 2019 en Chine (usine du monde), n’a épargné aucun secteur. Elle s’est traduite par un cataclysme qui a eu un impact économique substantiel. Cette pandémie a entrainé une perturbation des chaînes de valeurs mondiales; toutes les chaînes de production et de distribution étaient affectées, les importations étaient perturbées et les exportations menacées… En outre, ce Covid-19 s’est accompagné d’une interdiction de mobilité et de fermeture des espaces aériens et maritimes. Ces mesures se sont traduites par une rupture des chaînes d’approvisionnement et ont eu des effets catastrophiques sur plusieurs secteurs (notamment le tourisme et le transport). Enfin, avec les mesures de confinement, nous avons assisté à un double choc : d’offre, puisque les facteurs de production (capital et travail) ont été affectés mais aussi de demande puisque l’incertitude s’est installée.
Quel impact sur l’économie mondiale?
Le coronavirus a mis l’économie mondiale en danger comme l’a averti l’Ocde (Organisation de coopération et de développement économiques). Cette organisation parle d’un déclin du taux de croissance du PIB allant jusqu’à 2% pour chaque mois alors que si le confinement se prolonge pour trois mois supplémentaires, ce déclin pourrait atteindre l’intervalle de 4 à 6% par mois. Il y a aussi le rapport du FMI (Fonds monétaire international) qui prévoit une récession mondiale historique, avec un recul de la croissance estimé à -3% en 2020 (en prenant l’hypothèse d’une diminution de la pandémie de Covid-19 au second semestre de cette année)… Bien entendu, pas mal d’autres études ont montré qu’aussi bien les impacts macroéconomiques que sectoriels seront substantiels. Pour ce faire, les Etats se sont dotés de plans de sauvetage ambitieux et les organisations internationales ont appelé à des mobilisations à grande échelle pour endiguer la propagation du virus.
Qu’en est-il de la Tunisie?
Visiblement, la Tunisie ne va pas échapper aux conséquences dramatiques causées par cette pandémie. C’est une petite économie ouverte, avec un tissu productif fragile et des partenaires qui sont largement affectés… Le FMI prévoit déjà une baisse significative de l’activité et estime le taux de croissance prévu en 2020 à -4,3%. Jusqu’à maintenant, il y a un seul chiffre officiel émanant des autorités, celui de l’INS (Institut national de la statistique) qui concerne les exportations. Selon ce dernier, par rapport à l’année dernière, les exportations ont chuté de presque 30%… Il est à noter aussi qu’il existe une seule étude émanant de la société civile et qui a été élaboeée par Hakim Ben Hammouda et Mohamed Hédi Bechir dans le cadre de l’initiative Econ4Tunisia. Celle-ci estime une récession de 3,8% et des pertes d’emplois de près de 160.000 (scénario optimiste).
Que pensez-vous des mesures prises par le gouvernement?
Je l’ai dit à plusieurs reprises : c’est bien, mais c’est insuffisant. En ce qui concerne les mesures monétaires, budgétaires et fiscales annoncées par le gouvernement, je pense qu’elles ne permettent pas de stopper l’hémorragie et de relancer l’économie. Plus clairement, la somme de 2.500 millions de dinars proposée représente 2,5% seulement du PIB alors qu’actuellement nous avons besoin du double pour stopper l’hémorragie et du triple pour parler d’une véritable relance de l’économie nationale. Donc, au final, nous aurons besoin d’un plan de 10 à 12% du PIB (soit 25 à 30% du budget actuel) pour une véritable reprise économique.
Deuxièmement, les mesures annoncées sont adaptées à un scénario très optimiste: le plan de soutien ne correspond qu’à une période de confinement très courte et il va falloir travailler sur l’adaptation de ce dernier. Enfin, j’estime qu’il existe toujours des niches inexploitées. En effet, je continue à penser qu’il faut un moratoire sur la dette, qu’il faut des politiques monétaires non conventionnelles (les avances au Trésor, l’assouplissement quantitatif…) et qu’on peut même recourir à des instruments de politique monétaire conventionnelle (baisse supplémentaire du taux d’intérêt directeur, réduction du taux de la réserve obligatoire, taux bonifiés…).
Sur le plan budgétaire et fiscal, il faut être audacieux. Les questions d’équilibre budgétaire et de maîtrise du déficit public devront être considérées comme des questions de second rang. En effet, dans une guerre sanitaire, on a besoin de tous les leviers et toutes les niches possibles devront être exploitées, à l’instar de la taxe sur la fortune par exemple.
Vous avez déclaré à plusieurs reprises que le «leadership» est important en cette période sensible. Pouvez-vous nous clarifier comment?
Effectivement, durant cette période de crise, il nous faut de vrais leaders et d’excellents stratèges. Nous sommes au cœur du cataclysme, j’en conviens. Mais, en même temps, un bon leader doit garder un œil sur l’avenir. Ne dit-t-on pas souvent : gouverner, c’est anticiper! Le secrétaire général de l’ONU a bien résumé l’importance du leadership en disant : «C’est le temps de la prudence et non pas de la panique, de la science et non pas de la stigmatisation, des faits et non pas de la peur». Je peux humblement ajouter que c’est le temps aussi de l’action et non pas de la fiction, de l’innovation et non pas de la rétraction, de l’audace et non pas de l’imprudence. Plus clairement, pour assurer une bonne transition, je pense qu’il faut fusionner les efforts et garantir la coordination avec toutes les parties prenantes. Il faut également une association des compétences du pays, une mise en œuvre rapide des décisions prises (et donc une administration qui suit le rythme), une certaine adaptabilité et flexibilité mais aussi une bonne communication.
Comment voyez-vous l’après Covid-19?
Je suis convaincu que la Tunisie peut tirer profit de la crise sanitaire actuelle. Pas mal d’opportunités existent et il va falloir en profiter: la digitalisation (plateformes digitales, fintechs, etc), les innovations organisationnelles et sociales (changement des modes de management du travail à distance, l’essor de nouveaux services à distance, etc), la formalisation de l’économie informelle et les possibilités d’inclusion, le renforcement de la solidarité ainsi que la valorisation de certaines industries (notamment pharmaceutiques)… Visiblement, c’est le moment de libérer les énergies de nos ressources humaines, notamment les jeunes.
Maintenant, en se préparant à l’avenir, des réponses devront être apportées à certaines questions. Premièrement : qu’est-ce qu’on veut de l’Etat? La réponse à cette question exige une redéfinition et une nouvelle réflexion sur le rôle de l’Etat. Daniel Rodrik (Université de Harvard) parlait déjà d’infléchissements sensibles dans le sens d’un accroissement des investissements publics pour l’amélioration de la protection sociale, sanitaire et environnementale et d’une plus forte implication de l’Etat pour la régulation des industries essentielles. Deuxième question: quel modèle économique et social nous voudrons?Certainement, reproduire le même modèle ne servira à rien et ne mènera nulle part. Enfin, troisièmement: quelles sont les politiques publiques et les réformes qui vont nous permettre la transition vers le nouveau modèle souhaité ?
A mon avis, pour répondre à ces trois questions, on a besoin d’un débat de société. A la lumière de ce débat, une vision peut être élaborée et des stratégies peuvent être ficelées. Dans tous les cas, et quels que soient le timing et le contenu du débat, les problématiques liées à l’intelligence économique, aux politiques industrielles, à la transformation énergétique et digitale et au contrat social devront être posées avec audace et sérieux.
M.K.