Intelligente comme elle est, féministe jusqu’au bout des ongles, l’auteur de la « Place », « les armoires vides », manie bien l’art de l’autobiographie, l’écriture de soi, pour se libérer tout d’abord, se confesser, se faire pardonner auprès d’elle-même et de ses lecteurs, de ce qu’elle a considéré , à l’époque, comme « faute », mais aussi pour se révolter, s’interroger, et lancer un appel à toutes les femmes pour s’assumer et lutter pour leur liberté sexuelle….. Mémoire de fille, le récit autobiographique de Ernaux, publié en 2016 parle de toutes les femmes, et raconte dans le moindre détail une histoire intime devenue commune et universelle…..
Nous sommes dans les années 58, un été. Annie D est une jeune fille de 18 ans qui quitte son foyer familial pour la première fois, pour rejoindre la colonie de S d’Orne en tant que monitrice et vivre son premier chagrin d’amour, sa première expérience sexuelle… Une expérience qui lui a permis de découvrir, pour la première fois, ce que c’est le désir, ce que c’est l’amour, le corps féminin, le corps masculin…
L’œuvre tourne principalement autour de cette thématique, devenue dès lors une obsession ! une sorte de leitmotiv parcourant tout le texte composé de 164 pages, écrit dans un style simple, court et précis. D’emblée, la couverture déjà nous donne un avant-goût sur toute l’histoire que l’on vient de découvrir, déchiffrer et de décortiquer au fur et à mesure que son auteur, qui revient sur son passé, pour comprendre cette fille qu’elle était : une jeune fille, sensuelle, en maillot de bain, des lunettes solaires, un chignon, un été… Tout ce qu’il faut pour se faire désirer, désirer et partir à la découverte de son corps, vivre sa liberté …
Deux portraits pour une seule femme
A travers un style d’écriture captivant, Ernaux décrit ce va-et- vient, entre la femme d’aujourd’hui et celle d’hier, en alternant les événements d’un passé lointain à un présent où mille questions se posent, décompose cette figure féminine par le biais des souvenirs pour reconstituer cette femme à la fois soumise et rebelle, orgueilleuse et humiliée, révoltée et emportée par la violence de l’événement… Entre le passé et le présent, entre l’adolescente de 18 ans et la femme adulte âgée de plus de cinquante ans, toutes les femmes se retrouvent, se reconnaîtront …
Ernaux nous invite d’ailleurs à réfléchir sur la question de la féminité, du désir et de son rapport avec l’homme, le masculin, le mâle, sur le regard des autres porté sur soi, sur le sentiment d’appartenance à un groupe, sur ses blessures en tant que femme, son humiliation, ses regrets, et sur sa première fois (son premier rapport sexuel vécu «violemment »), corporellement, mais aussi psychologiquement, sur la soumission, l’aliénation et la domination masculine à l’époque et qui continue à l’être toujours .
Une quête de liberté !
L’auteur de «Mémoire de fille», à travers ses questionnements, ses réflexions… exprime par ses mots tous ses maux ! Ses remords, sa culpabilité, sa révolte et la revendication de liberté sur deux niveaux : une liberté sexuelle et une libération d’un passé douloureux qui l’a empêché à un certain moment de sa vie de vivre pleinement sa féminité ! et dont elle en a souffert au moins pendant deux ans de sa vie. Torturée psychologiquement, son corps a mal réagit, l’a punie (aménorrhée) et l’a poussée à devenir boulimique, et ce n’est qu’à travers l’acte de l’écriture, un acte libérateur, qu’elle s’est enfin faite pardonnée, qu’elle s’est libérée de ce passé en le regardant sous un autre angle ! Un passé valorisant et non plus humiliant, c’est ce que ses «lectrices» peuvent en déduire en lisant ses dernières lignes !
Le texte de Ernaux est d’une richesse vertigineuse ! Entre la fille innocente, adolescente, romantique ( un récit bourré d’insertion de références musicales et littéraires de l’époque), relatant un épisode qui a marqué sa vie à cette époque, et celle de la femme mûre et adulte, se brosse un tableau retraçant sa première expérience d’émancipation en tant que femme, une émancipation professionnelle, sociale, charnelle… Elle pose d’ailleurs un regard sur ses rapports avec ses parents, avec les autres, son éducation …
Une histoire personnelle devenue universelle ?
Dans ce récit à mi-chemin entre l’adolescence et l’âge adulte, Annie Ernaux se retrouve et se réconcilie avec son être, retrouve la femme qu’elle était ! Le puzzle est finalement ne manque d’aucune pièce : son portrait de femme est complet : son être et son paraître se confondent harmonieusement ! Celle qui a cru à un certain moment de sa vie, que son corps ne lui appartenait pas, a finalement compris, avec le recul et à travers l’introspection, qu’elle est une femme libre grâce entre autres à l’acte de l’écriture !
D’ailleurs, elle profite de ce récit intime pour aborder de nombreux sujets… Toujours d’actualité de nos jours, à savoir la perception du corps féminin dans le fantasme masculin. La femme assimilée à un objet de désir, un objet sexuel, un thème qui confère à cet ouvrage son universalité…
En s’écrivant, en se confessant, en remontant dans l’histoire des années 60, en se remémorant d’une scène intime, voire obscène et «violente» qui s’est déroulée un certain été, cette femme se libère de ce carcan des codes sociaux, patriarcaux, et finit par comprendre que son corps lui appartient à elle et à elle seule !
Ce véritable voyage dans le temps, dans l’esprit de cette femme, qui nous a invités à partager son ressenti, ce qu’elle a vécu de «commun» avec toutes les femmes, en racontant un moment phare de sa vie, acquiert à cette œuvre son originalité et son succès.
John NOLLET
15 mai 2020 à 07:06
A lire absolument! si pas pour l histoire mais pour le don du style que personne ne peut oublier.