«On doit se saisir de cette crise et attaquer le cadre réglementaire et législatif.»
C’est autour de la culture que s’est tenu le 5e webinar organisé, le 8 mai dernier, par le Think Tank Econ4 Tunisia. Suscitant le débat sur l’après-Covid-19 et la nécessité d’explorer de nouvelles pistes, cette tablée virtuelle qui avait pour thème « Le secteur culturel est en danger…Et si on inventait !» a réuni divers spécialistes et autres professionnels du secteur opérant dans le privé ou le public. Au-delà de l’impact de la crise du coronavirus sur le secteur, il a été question d’aborder les problèmes du secteur dans leurs globalités et de souligner la nécessité d’instaurer de vrais changements dans les politiques culturelles.
Introduit par l’économiste et ancien ministre de l’Economie et des Finances, Hakim Ben Hammouda, et protagoniste du réseau Econ4Tunisia et modéré par la journaliste Amel Smaoui, le débat a mis l’accent sur la crise que vit déjà le secteur intensifié par la pandémie, les actuels et futurs enjeux et le déchiffrage de nouvelles voies et autres perspectives.
Soulignant l’importance du secteur culturel touché énormément par l’actuelle crise, Ben Hammouda a affirmé avoir reçu des appels de détresse de la part d’acteurs culturels depuis l’annonce de la programmation de ce webinar. Des inquiétudes et autres interrogations auxquelles les panelistes ont amené (surtout ceux qui représentent le secteur public) ou esquissé des réponses.
Ouvrant la séance, l’ancien ministre de la Culture, Mourad Sakli, a redéfini brièvement la culture, ses composantes et autres parties prenantes qui subissent des changements continus accélérés par les crises majeures vécues par les sociétés. Tout cela, note-t-il, impose une adaptabilité qui varie d’une composante à l’autre. La priorité, selon lui, revient donc à ceux qui s’adaptent le moins. «Cette crise est une occasion de mener une action structurelle, structurante de fond», a-t-il affirmé. L’éditeur Hafedh Boujmil (Editions Nirvana) a insisté sur l’importance d’instaurer une réelle politique culturelle sur le long terme.
Autour de cette même question de la politique culturelle, la productrice de films Dorra Bouchoucha a soulevé les problèmes liés au droit à la culture. « On ne peut parler de culture quand nos enfants n’y sont pas confrontés. Jusqu’à nos jours et en dehors des petites politiques et autres initiatives, les personnes au pouvoir n ‘ont rien fait pour assurer la relève. On ne peut parler que de produits culturels qui ne concernent que des tranches favorisées, la culture toute une population en reste privée». Et d’ajouter : « On doit commencer par reprendre et encourager les clubs culturels locaux qui existaient auparavant».
Pour ce qui des enjeux économiques du secteur du cinéma dans lequel elle opère, la productrice propose, pour assurer sa rentabilité, que le ministère ne donne plus d’argent à fonds perdus. « Puisque le cinéma est capable de générer de l’argent pourquoi l’argent du cinéma ne reviendrait pas au cinéma en mettant en place la politique d’avance sur recette et aller, ainsi, vers une industrie», a-t-elle expliqué dans ce sens.
La cinéaste Fatma Cherif, également directrice du festival Gabès Cinéma Fen, a abordé le rapport entre le privé et le public. Elle a parlé de la culture comme lien social renforcé par l’Etat qui doit assurer la liberté et la possibilité de s’exprimer et l’accès à la culture pour tous. «Le privé ne peut pas remplacer l’Etat qui doit équilibrer les différents rapports», a-t-elle souligné.
Partant de l’idée que «le Covid est une chose dont on doit se saisir «, le directeur de la fondation Rambourg, Shiran Abderrazak a soulevé le problème de la catégorisation dans notre gestion culturelle. On doit prendre en considération, selon lui, la culture dans ses différentes existences dans ce monde postmoderne où il n’y a plus d’absolu de valeurs. Concernant les enjeux économiques, il appelle à casser les réglementations et les législations qui ralentissent les initiatives privées et empêchent le lancement d’une vraie économie culturelle combinant l’action publique. «On doit se saisir de cette crise et attaquer le cadre réglementaire et législatif», a-t-il insisté.
La galeriste Selma Feriani a souligné l’importance de l’action de l’Etat en temps de crise. «C’est dans ces moments-là que l’Etat, qui, jusqu’à maintenant, ne s’est pas trop engagé auprès des galeries, doit se mobiliser pour soutenir la production artistique et accompagner les artistes dans cette crise», note-t-elle.
Ahmed Amine Azzouzi, conseiller au ministère de la Culture, a précisé que tout le secteur s’est arrêté et a besoin de soutien en affirmant : «Entre mars et avril, des millions de flux n’ont pas été integrés dans le secteur économique de la culture. Au ministère, nous n’avons pas toutes les données, mais ce fut notre souci premier auquel nous avons répondu dans l’urgence en créant un fonds avec nos partenaires pour être en soutien direct avec les artistes et toucher le plus de monde possible». Pour revenir au rapport privé/public, il a rappelé que, contrairement au privé qui reste un important partenaire, l’Etat est là pour la prise de risque artistique.
Ramzi Jebabli, directeur du festival Sicca Jazz, a noté le dénigrement quant à l’urgence de soutenir et de relancer la culture. «Il faut que le Tunisien se réconcilie avec son environnement, avec la politique et avec la culture et que le rôle de l’Etat ne s’arrête pas uniquement à l’apport de fonds», a-t-il noté. Pour lui, le primordial est ce rapport qu’a le citoyen tunisien avec la culture avec laquelle il doit se réconcilier.
La digitalisation comme solution?
Fatma Kilani, fondatrice de «La boite» et enseignante-chercheuse en marketing à l’Ihec Carthage, a parlé de la transformation digitale comme solution conjoncturelle en soulignant le rapport durée/bénéfice, affirmant que «si la crise est amenée à durer plus longtemps, il faut penser à investir dans ces outils nouveaux auxquels il va falloir se familiariser.»
Pour Walid Soltani, producteur de jeux vidéo, le digital est un terrain à défricher. «Les nouvelles cultures, celles du numérique, du virtuel (gaming, tiktok, etc.) doivent être prises en considération dans notre politique culturelle», a-t-il affirmé et d’ajouter : « Tous les produits culturels sont importants et se valent, mais aujourd’hui, il y a un gap qui s’opère et nous de notre côté nous sommes en train de considérer cette crise comme une opportunité. Il est temps de rompre avec le modèle de mécénat et d’injection de fonds, on doit pouvoir créer un modèle plus pérenne. On doit pouvoir miser sur le digital qui explose. C’est le moment d’investir dans ces nouveaux outils et dans ces contenus, la culture sera mieux consommée même par la nouvelle génération.»
Pour Dorra Bouchoucha, le virtuel reste une alternative, mais ne peut être mieux que le réel : «Une salle de cinéma ne peut être remplacée», lance-t-elle.
Fatma Cherif a fait l’expérience du digital comme solution pour assurer la tenue en mars du festival Gabès Cinéma Fen. «L’alternative digitale, aussi intéressante fût-elle pour notre festival, doit être une forme parmi d’autres. Personnellement, j’ai un problème avec la globalisation qu’apporte la digitalisation qui tue d’autres formes d’autres aspects, d’autres subjectivités. On doit pouvoir se positionner dans cela et avoir conscience des enjeux culturels de cette globalisation et aussi l’impact de cette digitalisation sur le lien social», explique-t-elle.
Ahmed Amine Azouzi ne nie pas que le digital est générateur de créativité et de revenu mais, pour lui, « la transformation digitale du secteur culturel ne sera jamais complète, l’expérience réelle est primordiale, l’écosystème physique doit être maintenu et développé.»
Pour Fatma Kilani, il est important de pouvoir surfer sur les formes numériques : « La globalisation ne me dérange pas, indique-t-elle, ce qui me fait peur, c’est l’impact de la digitalisation sur la décentralisation de la culture et la déperdition du lien social». Et d’ajouter : «J’ai peur que la digitalisation s’arrête à l’image alors que l’on a besoin de l’expérience réelle, de la magie du contact humain et de l’émotion suscitée».