Il fait partie de ces artistes qui questionnent leur époque, il la compose, la décompose, superpose les techniques, se libère et trace un parcours fait d’expérimentation et de réflexion. Sa pensée porte aussi bien la trace du politique, de l’histoire, de la mémoire et de la contemporanéité. L’insolence de sa pratique, aussi bien intellectuelle qu’artistique, a fait de lui l’artiste qu’il est : affranchi mais aussi bien coté.
Ses œuvres ont été exposées à la Biennale de Venise, la Triennale d’Aïchi, la Biennale de Yinchuan, la Biennale de Dakar et montrées à Tunis durant les expositions du collectif Politics, à Paris à l’Institut du monde arabe, et au salon Drawing Now, en Italie au FM Centre d’art contemporain de Milan, à Londres au Drawing Room durant la Foire 1 :54 ainsi qu’à Art Basel et au Musée Hood, entre autres.
Toujours dans la même optique des rencontres précédentes, parlons de culture mais cette fois prenons comme point de départ votre propre expérience et votre vécu de la pratique artistique, quel regard posez-vous sur la culture, son rôle et ses enjeux ?
Il me semble important de s’attarder un moment sur cette notion de «culture au sens large», ce qui est communément appelé «culture». Je ne vais pas m’attarder sur les notions abstraites et les diverses approches qui ont traversé ce mot mais j’essaierai de parler de ma position et de mon expérience en tant qu’artiste parmi les artistes et les travailleurs du secteur artistique.
Parler du rôle de la culture c’est formuler d’ores et déjà un début de réponse. Il est donc question de rapports et de rôles, de modes d’encadrements et de dispositifs régissant ces rapports.
Or, il y a aujourd’hui un étrange consensus autour de ladite culture qui me semble problématique et qui empêche d’apercevoir ces rôles et ces rapports dans leur complexité. Ce consensus repose essentiellement sur l’idée d’une culture incontestablement positive et progressiste. Matraqué partout et à tous les niveaux, la culture est montrée comme fondamentalement salvatrice, la culture nous élève, la culture nous sauve, la culture nous civilise. «La culture pour tous», «démocratiser la culture», «l’accès à la culture», «la culture contre la violence», «l’éducation par la culture». etc. On ne compte plus le nombre de slogans rassembleurs autour de ce terme. Bref, Il faut de la culture partout et tout le temps. D’un autre côté, aucun espace n’est permis à la moindre critique fondamentale. La sainte culture est présentée comme un idéal, un horizon infranchissable.
La culture est un enjeu de pouvoir, elle est un outil de gouvernementalité. Elle forme un seul système avec l’économie, avec le pouvoir, avec le Capital. A un système globalisé, à une société, à des relations sociales et de production déterminée, correspond une culture déterminée
Pourtant, dans l’histoire humaine, la culture revêt, de plus, un rôle politique social et éducatif ?
Certes, à plusieurs moments historiques, la culture a alimenté des mouvements de libération et des gestes d’affranchissement collectifs et individuels. Elle a permis à des dominé(e.s) la formation d’une connaissance, d’un savoir et d’un imaginaire, mais surtout à saisir leur propre condition et à l’exprimer avec leurs propres termes. Les exemples sont légion.
Mais prendre cette positivité pour une propriété intrinsèque et structurante de la culture est illusoire. Il suffit de se rappeler les atrocités commises durant les grandes guerres et les colonisations et cela au nom de la culture, par les moyens de la culture ou par des individus et des groupes hautement cultivés. Pour le répéter avec les mots de Walter Benjamin : Il faut faire son deuil d’une certaine vision de la culture comme garant d’humanité.
Avec son étatisation puis son industrialisation, la culture s’est étendue à toutes les sphères. Dans sa marche impériale elle a englobé les êtres et les objets, les vies et les subjectivités. L’esprit colonisateur du capitalisme n’est pas qu’économique, les quadrillages idéologique et culturel en sont les outils essentiels. La culture est un enjeu de pouvoir, elle est un outil de gouvernementalité. Elle forme un seul système avec l’économie, avec le pouvoir, avec le Capital. A un système globalisé, à une société, à des relations sociales et de production déterminée correspond une culture déterminée.
D’après vous la culture serait-elle alors un instrument de domination. Un enjeu essentiel dans une guerre de pouvoir ?
Ce qui est bien nouveau c’est l’extension de la culture à tous les niveaux, en largeur et en profondeur, en symbiose avec le Capital qui progresse en intensité. Avec l’avènement des industries culturelles puis l’hyper-massification et le marketing culturel, la culture n’est plus un outil du capital, elle est sa propre texture, elle n’est plus un instrument de gouvernementalité, elle est devenue bel et bien le régime de gouvernementalité par excellence.
Le consensus autour de la culture est une des formes de cette gouvernementalité. La massification culturelle agit doublement en tant que culture de masse et en tant que masse culturelle. C’est une forme gélatineuse et aseptisée qui absorbe et engloutit tout, tout est culture, tout est équivalent, on sert à chacun ce qui lui convient. Il se produit alors une population et des relations homogènes et pauvres dont les oppositions sont neutralisées et dont les critiques et les tensions sont exclues. C’est une masse asservie dont la culture est le liant, elle est garante d’une domestication généralisée.
Avec son étatisation puis son industrialisation, la culture s’est étendue à toutes les sphères. Dans sa marche impériale elle a englobé les êtres et les objets, les vies et les subjectivités
Avez-vous le sentiment en tant qu’artiste d’être un terrain de guerre entre les différents pouvoirs qui cherchent à vous asservir ?
Aujourd’hui, le seul rôle que la culture offre aux artistes c’est d’être les fonctionnaires de cette hégémonie. Il faut se tenir à carreau et servir la maison. Toute sortie du troupeau vaut l’éloignement. Ce qui est demandé de plus en plus aux artistes c’est d’user de leur art pour pacifier les populations et ouvrir le champ au contrôle et à l’hyperconsommation généralisés. Un festival dans un quartier populaire par-ci, un open-space créatif par-là… Sous la bannière de l’accès de tous à la culture se cache un redoutable moyen pour désamorcer les tensions, acheter la paix sociale, «gentrifier» les quartiers populaires et ainsi éviter la grogne de la population.
La vitalité de la création ne peut donc que s’annuler à l’intérieur du capitalisme culturel. Le rôle confié à l’artiste est de sacrifier son désir et son art sur l’autel de la culture démocratisée, c’est-à-dire massifiée et industrialisée.
Quelle place occupe, pour vous, l’artiste dans les schémas et politiques culturelles actuelles ? Et quel sens donne-il à sa pratique artistique, sa rentabilité, son utilité ?
La culture massifiée a largement occupé l’espace et les politiques culturelles en Occident et cela depuis plusieurs décennies. En Tunisie la situation actuelle est complexe par ce que nous sommes en cours de «transition», comme pour d’ailleurs pour la plupart des secteurs.
Les politiques néolibérales engagées par des adeptes de l’assimilation du secteur public à des logiques managériales ont laissé un champ en ruine. Cette casse des services publics appuyée par le FMI dans un pays sous dictature a ouvert le champ à un vaste pillage privé des ressources et des richesses, créant des inégalités sans précédent, un renforcement de la mainmise des clans sur tous les secteurs avec un déchaînement du clientélisme, de la corruption et une misère sociale généralisée.
La politique culturelle publique, agonisante, tente tant bien que mal de renouveler ses mécanismes et d’être à la page mais la bureaucratie et la corruption qui a gangréné l’appareil de l’Etat depuis l’indépendance semble insurmontable.
Depuis l’indépendance et jusqu’à la révolution, la politique culturelle publique fonctionnait à l’image de sa police. Les pratiques artistiques devaient valider les hiérarchies sociales et celle des expressions : Elever celles des dirigeants, fictionner un récit national à leur image, folkloriser le reste. Au service du pouvoir, les artistes plasticiens étaient largement enrôlés dans ce projet de «modernisation» d’autant plus que la plupart venaient des mêmes sphères privilégiées. Encore aujourd’hui, cette domestication empêche une synergie autour des droits sociaux des artistes et la préservation de leur dignité.
La pratique artistique est ce moment dans lequel je peux éprouver une forme de liberté, temporaire certes, mais vécue intensément. Pour le dire d’une manière qui parait banale, il s’agit simplement de vivre une activité ludique, peut-être l’activité ludique par excellence
L’arrivée en grandes pompes des politiques d’uberisation n’a pas épargné la Tunisie et sa transition, avec son lot de think-tanks, d’industries et de niches culturelles, de mécénats d’entreprises et d’esprit managérial. Le capitalisme contemporain est culturel par excellence.
Si les ravages de ses politiques crèvent les yeux ailleurs, en Tunisie les premières conséquences sont déjà là. Dans le champ culturel, l’asservissement accru des artistes se construit sur la misère de leurs conditions sociales et juridiques. Derrière l’hédonisme soft et les cérémonies culturelles décontractées les relations de domination s’archaïsent. C’est digne d’une société de cour. La générosité des bailleurs de fonds cache les inégalités sociales et de genre qu’ils perpétuent ailleurs, à l’intérieur du secteur, le harcèlement dans le travail est une norme, l’exploitation pour un semblant de visibilité est une règle et les abus sont monnaie courante.
La massification culturelle en marche prépare les conditions d’une nouvelle culture, elle crée les objets et les modes de vie à son image. Cela s’accompagne d’une «stérilisation» des arts, absorbant tout et son négatif pour le recracher sous la forme momifiée du produit culturel. A la saturation culturelle s’accompagnent un rétrécissement des possibilités humaines et politiques et une grande perte d’individuation.
Une œuvre d’art, en tant que création, transmet cette envie de créer, d’en faire de sa vie une création. En ce sens elle est résistance au mortifère, à ce qui réduit nos vies et nos activités à de simples marchandises
Mais la liberté de l’artiste reste intrinsèque à sa pratique artistique et à son œuvre tant qu’il est conscient des enjeux et des menaces qui l’entourent, tant qu’il préserve son âme… L’œuvre ne survit-elle pas à tout cela ? N’est-elle pas témoin des aléas et du contexte de sa création ?
Oui, la pratique artistique est ce moment dans lequel je peux éprouver une forme de liberté, temporaire certes, mais vécue intensément. Pour le dire d’une manière qui parait banale, il s’agit simplement de vivre une activité ludique, peut-être l’activité ludique par excellence. C’est la possibilité de transformer librement et poétiquement les objets et les choses, le monde donc. C’est tout simplement de cela dont il s’agit.
Cette activité est à l’opposé même du travail, qui est le moment de séparation par excellence, une activité spécialisée et vidée de tout contenu symbolique ou poétique. Mais une pratique ludique et libre n’est pas la propriété de quelconque spécialiste ou professionnel nommé «artiste». Nous éprouvons toutes et tous ces moments de liberté quand nous gribouillons, quand nous bricolons ou construisons des choses, surtout collectivement. Mais cette activité reste tributaire de moments exceptionnels et marginalisés.
Les meilleurs moments dont je me souviens proviennent de ces expériences ; dans mon quartier d’enfance quand je peignais sur les murs pour et avec les jeunes et les voisins, les banderoles et les dessins que j’ai pu faire pour plusieurs mobilisations, les jeux de dessins avec des amis, maintenant artistes, dans les cafés, les fabrications collectives pour le seul plaisir de faire ensemble. Même dans la solitude de l’atelier, ce lien ludique partagé avec l’autre résonne.
Une œuvre d’art, en tant que création, transmet cette envie de créer, d’en faire de sa vie une création. En ce sens elle est résistance au mortifère, à ce qui réduit nos vies et nos activités à de simples marchandises. Et c’est là son grand potentiel politique, l’art est promesse d’une autre activité libre et libérée de la marchandise, il est promesse d’une activité sociale supérieure.
Avoir conscience des menaces qui pèsent sur cette liberté déjà bien réduite est important, certes, mais cela n’est pas suffisant. Déléguer à l’œuvre seule le potentiel libérateur c’est comme jeter une bouteille à la mer. Qu’elle exprime de «belles idées» ou non là n’est pas la question. Aujourd’hui il faut prendre en compte cette insuffisance. Une œuvre est aussi la somme des relations inégalitaires et des structures de domination qui la traversent, de sa naissance à sa diffusion. Dans un monde culturel géré par la logique désastreuse du capitalisme marchand, le potentiel libérateur de l’œuvre se neutralise, perd sa fonction performative. Il me parait important de créer d’autres relations et d’autres structures, de fabriquer maintenant des lieux qui sont des lieux de vie, des lieux qui permettent de construire et de partager ensemble cette promesse libératrice.
La philanthropie a toujours servi comme paravent aux stratégies politiques et économiques les plus dévastatrices; de la fondation Rockefeller à celle de Total, les exemples ne manquent pas
D’après vous, quelle stratégie adaptée pour préserver l’essence de son œuvre et quels en sont les garde-fous ?
La distinction entre le public et le secteur privé tient de moins en moins tant que les structures et les discours qui traversent l’un et l’autre sont les mêmes. Dans l’un comme dans l’autre il s’agit d’aménager le capitalisme. Je ne me fais pas d’illusion là-dessus. Mais stratégiquement il demeure important de défendre nos droits et travailler à renforcer nos positions à tous les niveaux pour éviter une détérioration de nos conditions et de se plier ainsi au secteur marchand qui envahit le monde de l’art. Il faut faire attention aussi au discours du renforcement des services publics de l’art dont les conséquences peuvent être la dépendance et l’assujettissement des artistes à l’Etat. En Tunisie la situation de précarité dans l’art aboutit à une forme malheureuse d’assujettissement à la charité. L’artwaching permet à des entreprises de blanchir leurs images et par là même assoir leurs pouvoirs.. La philanthropie a toujours servi comme paravent aux stratégies politiques et économiques les plus dévastatrices; de la fondation Rockefeller à celle de Total, les exemples ne manquent pas.
Une condition qui permet aux artistes de vivre dignement est un pas de sortie de cette misère. Mais cela ne peut se faire que collectivement, avec les autres secteurs précarisés. Car améliorer les conditions communes de nos existences c’est aussi créer les bases d’une autre société.
La liberté de l’artiste passe-t-elle forcément pas son indépendance financière ?
Peut-on parler d’une liberté individuelle sans une indépendance financière et plus globalement sans une justice sociale ? La question est complexe surtout pour les artistes.
Une pratique libre requiert les conditions libres de son émergence et son déploiement. La question économique est donc importante dans le sens où elle permet aux artistes de s’affranchir un minimum des rapports d’exploitation. Les expériences en ce sens sont multiples, en Tunisie comme ailleurs, et surtout pendant la révolution; plusieurs artistes ont tenté des circuits économiques alternatifs basés sur le partage et la mutualisation des ressources. Dans le monde du rap par exemple, les expériences dans ce sens sont nécessaires car la liberté du discours est dépendante d’un rejet des structures politiques et financières en place.
Aujourd’hui, la sphère culturelle est de plus en plus capable de digérer et de neutraliser le subversif.. Tant que le public reste assis, le contrat est rempli. Les frissons et les grandes émotions des œuvres subversives ne franchissent pas la porte vers le dehors, vers le politique, vers l’ailleurs.
De la même façon, toute liberté est admise tant qu’il n’y a pas de désobéissance ou une remise en cause du maître de la maison. La censure et l’auto-censure, les créations déprogrammées ou les œuvres décrochées sont multiples dans le monde. Ici en Tunisie, on est rapidement mis à l’écart artistiquement et financièrement, surtout si on est «débutant», le silence collectif en fait une double peine.
Dans les interstices et les marges, des artistes entourés de leurs complices expérimentent des sorties de cet engrenage. Ils s’approprient les mécanismes de la culture et rompent les monopoles et les hiérarchies. Avec les gens, ils se font producteurs de culture et créent les conditions d’un discours et d’une pratique libres. En Tunisie, ce chantier reste largement à entamer et il y aura certainement des chances nouvelles pour l’art.
Amel Bo
6 juin 2020 à 19:52
Quelle pertinence! merci
Sadika
7 juillet 2020 à 15:34
Magnifique, une clairvoyance exceptionnelle.