Accueil Actualités Moez Joudi, Expert EN économie, à La Presse : «Miser sur les secteurs solaire, technologique et médical»

Moez Joudi, Expert EN économie, à La Presse : «Miser sur les secteurs solaire, technologique et médical»

Pour l’expert en économie Moez Joudi, après la phase de destruction engendrée par la crise du Covid-19, une nouvelle phase de création de nouvelles opportunités et activités aura lieu. La destruction, il faut l’accepter, l’encadrer, la gérer, l’accompagner, et en même temps, il faut être proactif sur la création, explique-t-il. 


Quel scénario pour la reprise économique après le coronavirus ? Serait-il en U, V ou L?

Selon les chiffres de l’INS, on a enregistré une croissance négative de -1,7%  au premier trimestre 2020. Cette croissance négative, destruction de richesse il faut bien l’analyser, concerne les mois de janvier, février et mars, sachant que c’est durant la seconde moitié du mois de mars qu’il y a eu le confinement. C’est-à-dire qu’avant même la crise du Covid-19, l’économie tunisienne allait souffrir d’une récession. Si on analyse le tableau de l’INS au niveau des  composantes de la croissance du 1er trimestre, on constate que tous les moteurs de la croissance sont en panne, notamment les secteurs de l’industrie, l’énergie, qui ont tous affiché des croissances négatives. Le seul secteur qui a enregistré une croissance positive, c’est celui de l’agriculture, notamment la production d’huile d’olive. S’il n’y avait pas le secteur oléicole, on aurait, peut-être, réalisé une croissance de -4%. Ce qui revient à dire qu’au-delà de la crise du Covid-19, l’économie tunisienne s’est essoufflée et elle souffre d’un malaise très profond, d’une récession qui a commencé à se profiler, dès le premier trimestre 2019. Maintenant pour voir l’impact de la crise du Covid-19 sur la croissance, on peut se référer à l’étude d’extrapolation qui a été réalisée par l’Itceq (pour moi c’est l’étude la plus sérieuse). Elle prévoit une décroissance de -10% à – 11% au deuxième trimestre 2020. Ce qui est énorme mais plausible parce qu’au vu de la décroissance au niveau mondial, au vu des moteurs de la croissance qui sont complètement à l’arrêt en Tunisie, on  n’est pas vraiement très loin de ces prévisions-là. L’année 2020, il faut l’oublier. Si on a une croissance négative de -1,7% au premier trimestre et de -10% au deuxième trimestre, on est parti sur une importante décroissance. Même s’il y aurait une accalmie au 3e et 4e trimestre,  pour moi il n’y aura pas de reprise ou de relance en 2020, parce qu’aucun moteur de la croissance ne peut être réactivé en si peu de temps. Pour 2020, je ne crois pas qu’il va y avoir de la croissance, c’est vraiment l’année de la destruction massive, et on va faire une croissance fortement négative où on peut atteindre -10% sur l’année. Je pense que cela va être du V mais dans le sens où on est en train de descendre au gouffre. L’éventuelle relance pourrait avoir lieu en 2021, avec la reprise du tourisme, du secteur de l’énergie (si on travaille à réformer ce secteur), des industries manufacturières, etc. Je pense que c’est à partir de 2021 qu’on peut parler de relance.

Quelles sont les solutions envisageables pour le financement de la relance ?

Si on fait une analyse profonde de ce qu’a fait l’Europe, on trouve que les pays européens ont fait rapidement le constat suivant: c’est une crise très violente et très profonde en termes de conséquences. Alors ils ont assumé que 2020 est une année perdue et ils se sont attelés à préparer l’après-crise. C’était clair, ils ont décidé d’agir pour que les leviers de la croissance, en l’occurrence  les opérateurs économiques, ne fassent pas défaillance. Ils ont essayé de trouver les solutions et les moyens de les encadrer, les aider pour être prêt à assurer la relance après la crise. Le problème en Tunisie, c’est qu’on n’a pas pensé de cette manière. L’Etat n’a pas fait d’interventions assez conséquentes, profondes, assez osées pour permettre aux moteurs de la croissance, aux entreprises et aux opérateurs économiques les plus aptes à conduire la relance, à continuer à exister et à survivre à la crise. Jusqu’à maintenant, le Chef du gouvernement a annoncé un ensemble de mesures, (cela fait deux mois depuis que les premières mesures ont été annoncées) mais elles  n’ont pas été appliquées à 100%. Au moment de la relance, l’enjeu n’est pas seulement celui du financement mais il s’agit également de la pérennité et de la survie des leviers de la croissance. Qu’est-ce qu’on va financer si les leviers tendent aujourd’hui  à disparaître ou sont  très handicapés pour pouvoir conduire la relance. 

Donc, le plus urgent actuellement c’est de sauver les entreprises. 

Effectivement. Il faut sauver les entreprises qui sont vitales, ne soient-elles publiques ou privées. Par exemple, la compagnie aérienne Tunisair ne peut pas actuellement rentrer dans un processus de partenariat stratégique. Cela aurait dû être fait avant. Maintenant, ni le contexte, ni la situation de l’entreprise ne vont permettre de telles opérations. Tunisair est un opérateur important dont on a besoin pour assurer la relance, que ce soit du tourisme, du service, du commerce international, etc. Dès lors, il faut que l’Etat injecte, aujourd’hui,  de l’argent dans la compagnie, tout en imposant un projet de réforme, dans la mesure où il faut réformer de manière drastique pour sauver l’entreprise  à court terme. Il y a des besoins de 100 millions de dinars (il faut que l’Etat puisse les fournir), pour qu’après Tunisair puisse jouer pleinement son rôle dans la relance. En même temps, une fois la relance entamée, on peut à ce moment-là réfléchir au processus de privatisation ou de partenariat stratégique de Tunisair. A l’image de ce qui a été fait en France avec Air France, les Français n’ont pas laissé tomber la compagnie, ils ont injecté au total  7 milliards d’euros pour qu’Air France, qui est une grande  compagnie, ne fasse pas défaillance. Pareil pour Tunisair et d’autres entreprises, que ce soit du secteur privé ou public, il faut que l’Etat prévoie un budget pour que ces opérateurs soient prêts à assurer, aujourd’hui, la relance. Plus cette opération traîne, plus les besoins financiers s’accroissent avec le temps.  

Plusieurs experts pensent que la crise du coronavirus peut être une occasion pour exploiter de nouveaux potentiels et de nouvelles opportunités. Etes-vous de cet avis?

Je suis tout à fait d’accord avec cet avis.  Aujourd’hui il y a des opportunités qui vont s’offrir.  En tant que spécialiste des questions économiques, on se réfère toujours à l’économiste Joseph Schumpeter qui considère que dans les phénomènes de crise, il y a une phase cruciale qui est la phase de destruction créatrice. Dans toute crise, il y a une phase de destruction, et une de création. Ce que nous sommes en train de vivre actuellement, c’est une destruction massive. Il va y avoir beaucoup de casse. Beaucoup de secteurs et d’emplois vont disparaître. Des pans entiers de l’économie vont disparaître, que ce soit en Tunisie ou dans le monde. Et en même temps, dans la destruction, il va y avoir de la création de nouvelles opportunités et activités. Aujourd’hui, il y a une accélération de la digitalisation et du numérique. La destruction, il faut l’accepter, l’encadrer, la gérer, l’accompagner, et en même temps, il faut être proactif sur la création, c’est-à-dire l’anticiper. Je considère que  la création en Tunisie peut être dans trois principaux domaines dans lesquels on peut se positionner. Ils sont trois axes majeurs, il s’agit d’un modèle que j’appelle Sotem: solaire, technologique, médical.

Le premier secteur, c’est celui du numérique. Aujourd’hui, il constitue le présent et l’avenir. C’est un TGV qui est en train de passer, il faut le prendre et ne pas le rater. En Tunisie, nous avons un terreau favorable pour opérer cette transformation digitale. On aurait pu créer un département ministériel chargé uniquement de la transformation digitale du pays, qui serait un ministère de souveraineté nationale. Tout ce qui est Big Data, intelligence artificielle, robotique, biotechnologie, constitue  le présent et l’avenir des nations. Je pense que la transformation digitale doit s’opérer au niveau de l’Etat. Deuxième secteur, c’est l’industrie du futur, notamment l’industrie pharmaceutique et de la biotechnologie. Bref, les industries à forte valeur ajoutée. Nous avons des prérequis et des bases dans ces domaines. L’industrie pharmaceutique tunisienne, a des bases, il faut s’engouffrer dans la brèche. Il faut défiscaliser, encourager les investissements dans ce secteur. Et puis le troisième domaine, c’est l’énergétique. Aujourd’hui, on a vu ce qui s’est passé avec le prix du baril de pétrole et la crise qui a sévi dans le domaine énergétique. Il faut aller vers les énergies renouvelables, d’une manière très claire. Une nouvelle politique énergétique s’impose pour assurer la sécurité énergétique, étant donné que le déficit énergétique était à l’origine de tous nos maux durant les années passées. Nous devons nous pencher sur la sécurité et la souveraineté  énergétiques de la Tunisie, à travers ce qu’on appelle un mix énergétique. Nous sommes très dépendants du gaz et du pétrole en Tunisie, il faut mettre fin à cette dépendance. 

Selon vous par quels moyens peut-on  attirer les IDE après la crise du Covid-19.

Il faut dire qu’il ne faut pas compter sur les IDE en 2020, parce que c’est un désinvestissement qui est en train de se produire, non seulement en Tunisie, mais aussi dans d’autres pays de la région comme le Maroc. Le climat n’est pas propice. Il faut se préparer pour 2021 en travaillant sur des avantages comparatifs dans des secteurs spécifiques, notamment les secteurs dont j’ai parlé auparavant, le solaire, la technologie, l’industrie médicale et pharmaceutique.  Ce sont des domaines où on peut travailler sur les avantages, les incitations fiscales et l’infrastructure pour fournir un climat d’affaires propice à recevoir des IDE de qualité. En même temps, il faut se pencher sur la question de la bureaucratie qui est en train de tuer le pays. Elle est handicapante. Si on souffre de cette manière, c’est à cause de la bureaucratie. Il y a beaucoup de lenteur administrative et de complications. Pour monter un projet ou investir, les procédures administratives durent des mois et même des années, jusqu’au moment où l’investisseur se décourage et jette l’éponge. C’est sur ce point-là qu’il faut travailler, non seulement par rapport aux IDE mais également par rapport au travail gouvernemental et administratif. Il y a un décalage entre ce qui est décidé et ce qui est opéré. L’administration ne répond plus même à des directives et des décisions au niveau hiérarchique.  L’axe numérique et digital peut rentrer dans la stratégie de lutte contre la bureaucratie. Plus on numérise, plus on supprime la lourdeur bureaucratique. 

Est-ce qu’il y a un risque de défaut de paiement des dettes en Tunisie? 

Oui, malheureusement, le risque est là. Des agences internationales de notation comme Moody’s et Fitch Ratings ont signalé cela dernièrement. Moody’s a baissé la note souveraine de la Tunisie. Les analyses budgétaires montrent que le taux d’endettement est aux alentours de 75%. L’endettement des entreprises publiques dépasse les 100% du PIB, ce qui est énorme. Aujourd’hui la dette tunisienne risque de ne plus être soutenable, parce que d’un côté, on s’est beaucoup endetté et les services de la dette sont, donc, en train d’exploser, de l’autre, la majeure partie de la dette a été allouée aux dépenses publiques. Dans le budget 2020, c’est 11, 7 milliards de dinars pour le service de la dette face à un besoin d’endettement de 12 milliards de dinars. Tout ce qu’on va prendre comme endettement va être en bonne partie, allouée au service de la dette. J’appelle, à cet effet, à un moratoire sur la dette publique tunisienne. Il faut un débat au niveau de l’ARP et des diverses instances du pays sur  ce sujet. Si on va continuer sur cette même lancée, on risque la dépendance financière étrangère, sinon il faut trouver des alternatives. Je pense que l’alternative ne réside pas dans les impôts parce que nous avons déjà une des plus fortes pressions fiscales en Tunisie. Mais, il faut maîtriser et réduire les dépenses de l’Etat. Le train de vie de l’Etat est inconséquent en Tunisie. Le nombre des ministres, de ministères, les diverses dépenses, le parc automobile, la masse salariale qui est énorme (on parle de 20 milliards de dinars de masse salariale dans le public), constituent presque la moitié du budget de l’Etat. Si on réduit les dépenses de l’Etat, on arrivera à réduire le déficit budgétaire et donc  l’endettement. Je ne parle pas des emplois qui sont nécessaires, mais je parle des emplois qui sont fictifs, des gens qui reçoivent des salaires de l’Etat mais qui ne travaillent pas et ils se comptent par milliers. Je parle aussi des effectifs pléthoriques dans certaines administrations et entreprises publiques. Et là je me pose la question Que veut l’Ugtt si elle se proclame contre une politique d’austérité ou de rigueur du gouvernement? Quelle alternative ? Il faut choisir. Si on veut réduire l’endettement, il faut aller vers une réduction des dépenses budgétaires.  Enfin il faut aller vers l’imposition des secteurs qui sont parallèles et informels. Il faut intégrer une partie de l’informel dans le formel et sanctionner les personnes qui ne veulent pas se plier à la loi. 

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