L’Institut tunisien des études stratégiques (Ites) vient de publier une étude intitulée « Quand le numérique transforme l’Etat et l’administration : vers une rupture de paradigme », qu’il a présentée au chef de l’Etat. Cette étude rédigée par l’expert Mustapha Mezghani, membre de l’Unité de recherche stratégique, formule 100 recommandations opérationnelles à l’attention du décideur afin d’innover, d’insuffler une nouvelle dynamique vertueuse « en rupture » avec les modèles passés devenus inopérants et de créer l’écosystème favorable ou propice à une relance économique et sociale du pays.
« Le Covid-19, tout en impactant durement la Tunisie, génère des fenêtres d’opportunités qu’il convient d’être en mesure de saisir afin d’amorcer des réformes structurelles, surmontant ainsi les inerties et les facteurs de blocage », lit-on sur le site web de l’Ites. Il est temps pour la Tunisie de réfléchir à une réforme en profondeur quant à la nature et au rôle de l’Etat, au fonctionnement des institutions, à la gouvernance et à la restructuration de l’Administration fondée sur une nouvelle vision pouvant se matérialiser par la puissance des outils relevant de la transition numérique et digitale.
« Une certitude s’impose : la Tunisie n’a pas besoin de plus d’Etat, ni de moins d’Etat, ni d’un Etat faible. Elle a besoin d’un Etat stratège, d’un Etat agile, d’un Etat fort et de mieux d’Etat et cette conception doit être guidée par la satisfaction de l’usager, en l’occurrence le citoyen. Un Etat et une administration au service du citoyen-client, capables de mettre en place les bonnes règles du jeu et de s’assurer que ces règles soient bien appliquées. Un Etat où la bonne gouvernance prime et dont la mission est de s’assurer que tout ce qui doit être réalisé l’est de manière convenable et efficace. Un Etat plus réactif et à l’écoute des citoyens et des entreprises », écrit l’auteur de l’étude.
Les opportunités du numérique
Il ajoute : « L’Etat ne doit plus être au service de l’administration ou du gouvernement, mais tous doivent être au service du citoyen. A ce changement de paradigme de l’Etat introduit par la démocratie et une nouvelle orientation vers le citoyen, vient s’ajouter le numérique qui présente de nombreuses opportunités qui doivent être saisies et mises en œuvre dans les plus brefs délais (…) Le numérique n’est qu’un outil qui vient numériser la manière de travailler et automatiser certaines tâches ou étapes des procédures et processus. Le numérique seul ne peut changer la vision qu’a l’administration du citoyen. Le changement de paradigme est également accompagné d’un changement de culture, d’organisation et de la vision qu’a l’administration du citoyen qui n’est plus un administré mais un citoyen-client ».
Pour les Etats, le numérique doit être pris en considération sous différents aspects. D’abord, les menaces de renforcement de la mondialisation que le numérique engendre ainsi que son poids croissant et les possibilités d’action dont disposent des multinationales parfois plus puissantes que les Etats. Ensuite, la concurrence accrue introduite par les pays en termes de confort de vie et de services rendus au citoyen et à l’entreprise, mais également en termes de préparation des compétences et de mise en place d’un cadre favorable pour l’exercice des activités du numérique.
Attention aux abus !
Il est vrai que la Tunisie possède des atouts pour son développement économique, technologique, social et politique, voire pour s’imposer dans le monde du numérique. Cependant, sa politique numérique doit être revue, afin qu’elle soit meilleure, plus forte et prête à faire face aux défis actuels. Il faut bien se munir pour éviter tout dépassement pouvant coûter à la Tunisie une quelconque menace à sa souveraineté. Selon l’auteur de l’étude: «Là où le bât blesse, c’est quand nos données sont hébergées dans un cloud à l’étranger, un cloud gratuit ou un cloud dont nous ne maîtrisons pas le niveau de respect de confidentialité des données ou les niveaux de sécurité qu’il applique ».
Aussi, sur un autre plan, le numérique a facilité la mondialisation des entreprises et surtout les prestations des services transfrontaliers, l’installation de filiales d’entreprises un peu partout à travers le monde, engendrant ainsi un nouveau type de fraudes ou plutôt de fuites fiscales, qualifiées d’optimisations fiscales par les multinationales, alors que la fiscalité est la principale source de revenus des Etats. Ainsi, en plus de s’installer dans les paradis fiscaux pour payer moins de taxes et d’impôts, plusieurs multinationales du numérique ont adopté comme stratégie la vente indirecte et se sont contentées d’installer, au sein de différents pays, des filiales dont le seul objet est la promotion. Même là où elles produisent, leurs filiales couvrent à peine leurs charges et ne réalisent quasiment pas de bénéfices. Ainsi, la majorité des bénéfices réalisés par les multinationales du numérique se fait au sein de paradis fiscaux. Il est alors recommandé de bien encadrer la fiscalité du numérique afin d’endiguer et de limiter les risques de l’optimisation fiscale ainsi que les risques de fuites fiscales.
La monnaie passe à l’électronique
Autre critère à prendre en considération, les monnaies nationales et crypto-monnaies. La monnaie est passée du métal au papier pour devenir progressivement électronique. Si « Bitcoin qui est une monnaie purement virtuelle, qui ne repose sur aucune monnaie ni aucune économie réelle, a eu un tel succès, qu’en sera-t-il d’une monnaie proche de ce qui est connu et qui touche d’un seul coup autant d’utilisateurs à la fois et dont l’utilisation est plus simple et le coût de transaction moins cher que les modes de paiement usuels ? Il est évident qu’une telle monnaie verra un tel engouement et qu’elle présentera un risque important pour les Etats et leur souveraineté, d’une part, mais menacera la suprématie de certains Etats, d’autre part », explique Mezghani.
Toujours selon l’étude, le numérique a perturbé nos habitudes et notre manière de traiter. Il a perturbé les relations entre entreprises, entre personnes ainsi que les relations entre le citoyen et l’administration. Dans ce cadre, l’Etat a un important rôle à jouer, que ce soit pour réformer sa manière de faire et ses relations avec autrui car il est soumis à une forte concurrence internationale, ou encore pour préparer ses citoyens au monde de demain, à un monde qui sera métamorphosé par le numérique, et l’en protéger.
Pour cela, il faut placer tous les citoyens à égalité et leur permettre de bénéficier des services de l’Etat où que soit leur lieu de résidence, qu’ils habitent la capitale ou qu’ils résident dans un village au fin fond de la Tunisie, à condition qu’ils disposent d’une connexion internet. Plus besoin de se déplacer pour établir un titre foncier, déposer un bulletin de naissance, constituer une société ou faire une déclaration fiscale ou autre et payer les montants dus. Il faut ensuite développer l’investissement intérieur et extérieur par une meilleure transparence, célérité et efficacité des procédures administratives.
Cela permettrait également un meilleur positionnement de la Tunisie en tant que destination des IDE dans les différents classements internationaux. Aussi, il est impératif de bénéficier d’un maximum d’informations en format numérique fournies directement par le citoyen et l’entreprise, sans avoir à faire saisir cette information par les agents de l’administration (une déclaration soumise en format électronique ne nécessite pas d’être saisie pour un traitement informatique comme cela est actuellement le cas pour les déclarations papier) avec tout ce que cela comporte comme lourdeur de traitement et risques d’erreurs de saisie. Mieux encore, il est possible de demander au citoyen et à l’entreprise de fournir des informations détaillées, contrairement à ce qui est actuellement le cas, et d’exploiter ces informations pour des recoupements ou des ciblages.
Parmi les recommandations de l’étude, généraliser la déclaration en ligne, aussi bien en termes d’entreprises concernées que de déclarations, permet aux services fiscaux non seulement de rendre un meilleur service à l’entreprise et au citoyen, mais aussi de disposer d’une base d’informations permettant une meilleure efficacité et efficience du travail grâce aux possibilités qu’offre le numérique et à sa puissance. Il faut aussi numériser et dématérialiser de bout en bout la procédure ou le processus lors de la dématérialisation et la numérisation, supprimer tout document et toute opération qui n’apportent pas de valeur ajoutée et éviter de garder des phases en conventionnel, non numériques.
Principales recommandations
L’étude recommande, par ailleurs, de fournir des services multi-canaux (Web, mobile, autres canaux) en accordant une priorité au canal Mobile en ce qui concerne les citoyens. Afin de ne pas exclure certains citoyens qui ne disposent que de téléphones simples, par opposition aux smartphones, certains services sont à développer en Ussd, et on doit œuvrer à la couverture des zones blanches et à l’amélioration des bandes passantes sur le réseau des télécommunications.
Il est aussi proposé de mettre en place des centres de services numériques au sein des villages et des zones à forte densité d’habitation où des agents polyvalents assermentés permettront aux citoyens d’effectuer les formalités administratives sans avoir à se déplacer vers une administration lointaine, de remplacer la signature légalisée par une signature électronique quand cela est possible, de dématérialiser les documents et les estampiller « copie conforme à l’original », électroniquement par l’agent de la municipalité.
L’auteur propose, par ailleurs, d’accompagner tout projet de numérisation par l’optimisation des procédures et des processus et la suppression des étapes et des opérations qui n’apportent pas de valeur ajoutée, d’accélérer l’adoption de la loi tunisienne de protection des données personnelles dans sa nouvelle version, de généraliser progressivement la télé-déclaration.
Pour ce qui est des factures électroniques, il faut appliquer l’obligation de la facture électronique dans le cas des administrations centrales, collectivités locales et entreprises publiques conformément aux textes en vigueur, de généraliser le recours à la facture électronique pour toutes les activités sur un horizon de 3 à 4 ans maximum, à l’instar de ce qui a été fait en France en la généralisant pour les grandes entreprises, la première année, les PME la deuxième année et les TPE la troisième année. Egalement, il est important d’encourager le recours à la facture électronique en supprimant les frais de timbre sur facture pour les factures électroniques.
Enfin, pour ce qui est de la souveraineté numérique nationale et la protection des données personnelles, l’étude suggère le renforcement de la souveraineté numérique nationale par le développement des infrastructures et le développement du cadre légal et institutionnel spécifique en plus de la mise en place d’un cloud national. Il faut aussi penser à instaurer le principe de la protection des données personnelles dès la conception des projets et des systèmes d’information, à sécuriser les plateformes, les échanges et la cyber-sécurité et ériger le numérique en facteur d’inclusion et non en facteur d’exclusion.