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Proche-Orient : une lecture de la crise libanaise

Dessin de SWAHA (France) / Cartoon Movement


Par Myriam Lejmi, Grenoble (France)

ANALYSE – Depuis le mois d’octobre 2019, une crise économique aigüe a précipité les manifestants libanais dans la rue. Confrontées à un manque de liquidités, les banques ont, progressivement, restreint les retraits en dollars allant parfois jusqu’à les arrêter. La rue libanaise est consciente des liens incestueux entre l’élite politique et la sphère bancaire et financière qui a conduit à la banqueroute des comptes publics et à la faillite de l’État. Un air de déjà-vu qui n’est pas sans rappeler la formation d’un mouvement social « Vous puez » de juillet 2015 contestant la corruption au sein de l’élite dirigeante. Sans oublier les différents soubresauts politiques ou les horreurs de la guerre civile. Le Liban n’est pas qu’un État de discorde (Élisabeth Picard), c’est un État de crise permanente. Pourquoi cet état de crise et d’instabilité chronique au Liban? Pourquoi l’appel à de nouvelles élections ne constitue pas une issue à la crise? Loin de n’être qu’une crise financière conjoncturelle, ce que traverse le Liban trouve son origine dans l’histoire économique et politique du pays. Et à ce titre, il s’agit d’une crise de structure.

Arrangements institutionnels issus du Pacte « national » de 1943 (al-mithāq al-watani)

Le Pacte « national » de 1943 (al-mithāq al-watani) qui va consacrer solennellement l’existence du pays de Cèdre et définir ses orientations de base, résulte de compromis entre les anciennes et nouvelles élites libanaises. Ces compromis concernent trois aspects inextricablement liés. Le premier est un arrangement idéologique conclu entre les notables maronites et sunnites. Les premiers devront renoncer à la protection française et les seconds abandonneront l’unité arabe et le rêve d’une « Grande Syrie » (Gresh et Vidal, 2011 : 446). Le deuxième concerne les institutions politiques et représentatives. Les élites se sont accordées à garder le système communautaire politique, hérité du régime de la Mutesarrifiyya de 1861 et renforcé sous le Mandat français. Ce système préserve les intérêts des élites traditionnelles (grands propriétaires terriens) et les nouvelles élites urbaines. Le troisième aspect touche les institutions économiques. Un débat féroce a opposé deux groupes politiques et économiques rivaux : les marchands et les banquiers d’un côté, et les industrialistes et le Syndicat des travailleurs de l’autre. Après l’indépendance, les luttes internes au sein des groupes sociaux dominants ont fait pencher la balance du côté des commerçants et des banquiers, au détriment des industrialistes.

 

En 1943, le premier ministre libanais Riad El Solh (D) musulman sunnite, avait scellé une entente informelle avec le président maronite Bechara El Khoury (C). (Sur la photo, à gauche, le Général français Georges Catroux). (Photo: Domaine public)

 

Ce n’est pas tant l’institutionnalisation du confessionnalisme au Liban qui engendre ces deux phénomènes que la nature de l’hégémonie qui s’est formée au niveau local.  En effet, les nouvelles forces sociales, en l’occurrence, la nouvelle bourgeoisie libanaise n’a pas su intégrer la « modernité » -au sens économique et idéologique du terme- à la société libanaise, et plus particulièrement à la paysannerie. De ce fait, un contraste, qui demeure actuel, entre l’espace rural et urbain s’est institutionnalisé. Les différences entre les deux espaces ne se reflètent pas uniquement dans le développement des infrastructures et des services.

 

Les grandes lignes du pacte national libanais (Source: L’Orient-LE JOUR)

La paysannerie n’a pas été concernée par l’introduction de l’éducation moderne au Liban. Selon Georges Corm, au XIXe siècle et après l’indépendance l’éducation moderne reste toujours restreinte aux élites marchandes ou religieuses traditionnelles, aux riches familles terriennes qui voient leurs propriétés s’agrandir et être juridiquement consolidées, aux minorités chrétiennes ou juives qui reçoivent des aides des puissances européennes et des missionnaires. Le mouvement de réforme ne touche ni le monde bédouin ni le monde rural ; il reste un mouvement d’élites urbaines qui « s’européanisent ».

La finance au Pays du Cèdre : un secteur déjà intégré dans l’économie mondiale

Le groupe social dominant composés de banquiers et de marchands, a opté pour un démantèlement progressif des barrières économiques imposées durant le Mandat français (Owen, 1988: 31). Cette vision d’un Liban ultralibéral correspondait surtout à l’idée que se faisaient les banquiers et les intellectuels organiques tels que Michel Chiha.

 

Michel Chiha au Cénacle de Beyrouth en 1950. (Source photo www.michelchiha.org)

 

Georges Corm décrit cette vision comme une « idéologie simpliste qui veut faire de Beyrouth un Monte-Carlo oriental, un paradis fiscal et bancaire, […], et ce en dépit de l’instabilité régionale permanente ». D’autant plus qu’une loi sur « le secret bancaire adoptée en 1956 encouragea [les] flux de capitaux fuyant les séquestrations de biens et les contrôles des changes ». En premier temps, les nationalisations en Irak et en Syrie et dans un second temps le boom pétrolier dans les monarchies du Golfe dans les années 1960 et 1970, vont accroître les flux de capitaux vers le Liban et renforcer le secteur financier.

Deux tiers du surplus de la manne pétrolière a été déposé dans les banques au Liban entre 1956 et 1966 . Soixante pour cent des flux financiers vers le Liban ont été investis dans l’immobilier (Badre, 1972, cité dans Owen, 1988 : 33-4), ce qui pourrait expliquer la multiplication par deux de la part du secteur dans le revenu national de en une décennie . À la fin des années 1960, on pouvait déjà observer la croissance exponentielle des banques : leur nombre est passé de 9 en 1945 à 93 banques en 1966 (Owen, 1988 : 33). L’afflux massif des capitaux a fait en sorte que les banques au Liban soient devenues une source de financement privé pour le gouvernement libanais et pour les emprunteurs étrangers. La crise politique déclenchée par la guerre « civile » en 1975 ne constitue pas une rupture, mais va déboucher sur une (re)configuration des rapports des forces.

Reconfiguration des rapports de force : la guerre « civile » au Liban (1975-1990)

La reconfiguration des rapports sociaux pendant la guerre « civile » libanaise désigne essentiellement l’émergence de nouvelles forces sociales, l’intégration de l’économie milicienne aux secteurs économiques libanais et la désintégration du pouvoir politique des élites traditionnelles. En effet, les principaux leaders des milices ont été intégrés dans les institutions représentatives et la bureaucratie libanaises, à l’instar de Samir Geagea et Nebih Berri. L’assassinat de grandes familles notables chrétiennes par Geagea, une des figures les plus importantes de la milice chrétienne (Forces libanaises), ainsi que la succession de Nabih Berri à Hussein Husseini– issu d’une famille chiite notable- à la présidence de la Chambre des députés du Liban en 1992 est symptomatique de la volonté de remplacer les élites traditionnelles, mais aussi de l’insatisfaction des arrangements institutionnels entre les notables et les élites bourgeoises d’après l’indépendance.

 

Des députés libanais dans un bus au retour de Taëf, en octobre 1989. (Photo d’archives: L’Orient-LE JOUR)

 

Ces nouvelles forces sociales ont accumulé du capital grâce au contexte local de guerre « civile », mais aussi au contexte régional (boom pétrolier dans les pays du Golfe). Le 22 octobre 1989, les Accords de Taëf ont consacré la fin de la « déchirure libanaise », mais aussi la domination syrienne. L’économie a été dévastée et les infrastructures détruites. Au lieu d’investir dans les services sociaux, les nouvelles élites vont chercher à raviver le secteur financier et immobilier avant de développer le secteur des télécommunications.

Liens entre l’« establishment » (personnalités & partis politiques) et le secteur bancaire

Après la fin de la guerre civile, le secteur bancaire demeure l’un des plus importants dans la région du MENA. En 2013, les actifs de ce dernier sont évalués à 199 billions en dollars américains et représentent 440 % du produit intérieur brut (PIB). On compte 54 banques commerciales au Liban dont 20 d’entre elles contrôlent 99 % des actifs du secteur bancaire. Des auteurs tels que Henry Moore, ont avancé que les banques libanaises ont été très proches de l’appareil étatique libanais et qu’elles ont souvent contribué au maintien des réseaux clientélistes (Moore, 1987, cité dans Idem). En se basant sur une étude menée par Jad Chaaban, ces liens sont devenus de plus en plus étroits de telle manière que les frontières entre l’État et le secteur bancaire sont devenues floues. Tous les actionnaires de la banque commerciale Groupmed, fondé en 1970 et détenant 15% des actifs du secteur bancaire a appartenu entièrement à la famille Hariri, dont Saad Hariri, ancien Premier ministre jusqu’en 2017 [1]. En se basant sur ces données ainsi que d’autres faits, deux aspects importants ressortent de l’étude du chercheur libanais. Primo, des individus étroitement liés à l’élite politique, contrôle 43% des actifs dans le secteur bancaire commercial libanais (Ibid : 11). Secundo, les élites politiques exercent un contrôle substantiel sur les conseils d’administration des banques, notamment à travers les directeurs de ces conseils (Idem). Le tableau ci-dessous illustre l’estimation des bénéfices retirés des dividendes attribués à l’intérêt sur la dette publique par les hommes politiques en millions de dollars. Les bénéfices de la famille Hariri sont les plus importants avec 108 millions. Cela crée une situation où le conflit d’intérêts est évident. Certaines élites politiques prêtent au gouvernement dont ils font partie et gardent les taux d’intérêt élevés sur la dette publique. Cela leur permet d’augmenter considérablement leurs bénéfices et de garder le contrôle sur le pays.

 

Tableau: L’estimation des bénéfices retirés des dividendes attribués à l’intérêt sur la dette publique par les hommes politiques en millions de dollars (Source: Chaaban, Jad. 2015. Mapping the Control of Lebanese Politicians over the Banking Sector. Seminar at AUB Auditorium, p.19)

 

Enfin, au début des années 1990, à la suite de l’accélération de la globalisation financière engendrée par le boom pétrolier dans les années 1970 dans les pays du Golfe- le Liban va s’insérer parfaitement dans le nouveau dispositif international (et régional). D’autres personnalités politiques qui ont occupé des postes importants sous le gouvernement de Rafic Hariri sont symptomatiques de l’émergence de nouvelles forces sociales, qui ont pu faire fortune durant la guerre civile, telles que Fouad Siniora, Nagib Mikati et Nebih Berri. Les dernières élections législatives de mai 2018, en dépit d’une participation accrue de la société civile, n’ont pas contribué à un changement notable de la configuration politique libanaise et encore moins à une inflexion dans les politiques socio-économiques. À ce titre, la tenue de nouvelles élections ne contribuera qu’à perpétuer un cercle vicieux : les politiques néolibérales renforcent le communautarisme que les lois électorales viennent renforcer à leur tour. En effet, ces dernières empêchent le libanais de mettre en pratique son sentiment d’appartenance sociale et nationale.

M.L.


[1] – Texte: Suite à l’approbation de la Banque centrale du Liban, OLT Holding appartenant à Ala Al Khawaja a réussi à acquérir auprès d’Ayman Hariri une participation de 42,24 % du capital social de GroupMed Holding.

[2] – Tableau: Quoique n’affichant aucune affiliation politique, Adnan Kassar a occupé le poste de ministre de l’Économie et du Commerce de 2004-2005 et celui de ministre d’État sous le gouvernement du Premier ministre Saad Hariri de 2009 à 2011.


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