Accueil Magazine La Presse Mahmoud Jerbi, ancien défenseur axial du CAB: «Tout Bizerte s’est mobilisé pour le titre»

Mahmoud Jerbi, ancien défenseur axial du CAB: «Tout Bizerte s’est mobilisé pour le titre»


Avec des moyens dérisoires et des équipements rudimentaires, sur la terre battue du stade Bsiri, le Club Athlétique Bizertin préparait sans crier gare le cycle glorieux des années quatre-vingt, avec les sacres en championnat (1984), Coupes de Tunisie (1982 et 1987) et Coupe d’Afrique des vainqueurs de coupe (1988). Le football se pratiquait alors dans un dénuement dont les joueurs d’aujourd’hui n’ont aucune idée.


Mahmoud Jerbi évoque pour nos lecteurs ces temps héroïques. L’ancien défenseur axial cabiste, qui a joué aux côtés de Khaled Gasmi, raconte que les joueurs portaient les souliers chez le cordonnier pour les réparer, revêtaient des maillots confectionnés à partir des draps adressés par les Etats-Unis comme aide à notre pays, allaient s’entraîner sur le gazon de la ferme d’un grand supporter…

«Pourtant, le sport m’a évité les mauvaises tentations si fréquentes dans la Tunisie de l’après-Indépendance où un jeune n’avait pas beaucoup de distractions, rendant ma vie meilleure», reconnaît cet homme qui dégage une grande sérénité.

Mahmoud Jerbi, tout d’abord, vous rappelez-vous qui vous a fait signer au CAB ?

Hamadi dit Chedly Ouerdiane qui était notre maître d’éducation physique et sportive à l’école El Maâref, à Bizerte. Il disputait les rencontres avec ses élèves, et j’étais déjà tout fier de réussir à lui subtiliser le ballon. Il alla un jour voir ma mère pour lui demander de m’autoriser à signer au CAB. Dans mon quartier Rue de Sousse, Ridha Gabsi, Azouz Gharbi et Hamadi Thamri allaient également signer dans notre club. Si Ouerdiane était un second père pour nous. Il nous gratifiait d’argent de poche, nous achetait des vêtements, et nous offrait tout ce dont avions besoin. Une fois, il était allé voir Mme Assia Kandara, qui était en charge du bureau de l’Unft à Bizerte, pour lui demander, pince-sans-rire, de choisir dix jeunes filles pour participer à une boom organisé par les jeunes joueurs. «Vous serez présente à cette boom», la rassura-t-il….

Quels furent vos entraîneurs ?

A part Chedly Ouerdiane, qui a donc marqué des générations entières, il y eut Mokhtar Ben Nacef, Alexandre Gzedanovic, Petar Knezevic, Dragan Vasiljevic, Taoufik Ben Othmane, Youssef et Larbi Zouaoui.

De qui se composait le CAB de votre époque ?

De Ghazi Limam comme gardien, Kchok, Baratli, Gasmi, Ridha Gabsi, Mellouli, Mokrani, Mahouachi, Klouz…

Vos parents vous ont-ils encouragé à pratiquer le foot ?

Mon père travaillait alors en France. En son absence, ma mère Meherzia décidait donc de tout. Nous avons «signé» une sorte de gentleman agreement : je ne continuerai à jouer que si je réussis mes études. Lorsque je reçois le bulletin de fin de trimestre, ma mère appelait un voisin «neutre», c’est-à dire qui ne me «protégerait» pas pour lui demander de lire le bulletin et lui expliquer si mes résultats scolaires étaient bons.

Beaucoup de sportifs n’ont pas compris pourquoi vous avez raccroché de sitôt, à 26 ans seulement….

Mon travail ne me permettait plus d’aller plus loin. J’étais alors employé de la compagnie Tunisair. Je me levais chaque jour à quatre heures du matin pour faire le trajet Bizerte-Tunis. Ensuite, je devais être là à 15h00 pour la séance d’entraînement. Un jour, lors de ma dernière saison, en 1980-1981, je suis arrivé en retard à la séance d’entraînement; je n’ai pas pu renter plus tôt de Tunis. Notre entraîneur Taoufik Ben Othmane m’a dit : «Allez vous expliquer avec les dirigeants sur les raisons de ce retard !». J’ai très mal pris la chose. Depuis, malgré les nombreuses tentatives de quelques copains de me faire revenir sur ma décision, dont Houcine et Youssef Zouaoui, j’ai arrêté de jouer. Sans regrets, car ma passion, ce n’était pas tellement le foot, mais plutôt les études, le savoir, la science qui reste à mes yeux la chose la plus importante et la plus noble dans la vie.

Toutefois, vous avez repris en 1983-84, lors de la fameuse saison du championnat de Tunisie remporté par le CAB de Youssef Zouaoui ?

Oui, un jour de 1983, alors que je jouais au quartier, car le virus du foot ne s’éteint jamais, même lorsqu’on croit avoir pris sa retraite, notre président Mhamed Belhaj, et notre grand dirigeant Hamadi Baccouche envoient un chauffeur à bord d’une BMW me chercher. Au départ, je crois que c’était pour une question de réservation sur un vol de Tunisair. On m’emmène jusqu’à l’usine de Baccouche qui me dit : «Le CAB est prêt cette année pour jouer pour le titre. Nous voulons mettre tous les atouts de notre côté. C’est pourquoi nous voudrions que vous reveniez avec nous. Lutter pour le titre exige un large effectif d’une trentaine de joueurs». J’ai beau lui expliquer que j’avais définitivement raccroché, que physiquement, je n’étais pas prêt. Baccouche me demande de prendre tout mon temps pour revenir progressivement à mon niveau d’antan. En fait, les dirigeants pensaient récupérer Ghazi Limam, Khaled Gasmi et moi-même. Finalement, j’ai été le seul à revenir. Belhaj, qui était P.-D.G. de Tunisair, m’a assuré que si j’avais le moindre problème de temps et de disponibilité dans mon boulot, il interviendrait.

Avec la formation du Club Athlétique Bizertin. Jerbi est debout le premier à partir de la gauche

Votre coach Youssef Zouaoui a-t-il eu besoin de recourir à vos services ?

Non, pas même la moindre minute. Pourtant, j’observais une hygiène de vie impeccable, ni tabac, ni alcool, ni encore moins les veillées. J’ai vite retrouvé mes sensations. Mais je crois que notre entraîneur a jugé que les plus jeunes pouvaient faire l’affaire sans avoir besoin de moi. En tout cas, j’ai eu la chance d’aller avec toute l’équipe au Palais de Carthage où le président Bourguiba nous a honorés en tant que champions de Tunisie. Le premier championnat du club après l’Indépendance, le seul jusqu’à aujourd’hui. En me trouvant là, Mohamed Mzali, qui était Premier ministre m’a demandé : «Vous avez repris à jouer ?». Il était, je crois, au fait de tout ce qui se passe dans le sport.

Cette saison-là, la dernière journée a été un film hitchcockien. Comment l’avez-vous vécue ?

Trois clubs étaient concernés par le titre, le CAB, le ST et l’ESS. Mais nous avons fini par gagner grâce au goal average. Notre dernier match était justement contre l’Etoile à Sousse. Un nul nous suffisait à condition que le ST ne gagne pas face au CA. Notre match s’est terminé sur un nul (1-1). Et nous devions attendre la fin de la rencontre d’El Menzah où l’arbitre Mohamed Salah Bellagha a cru bon de prolonger le suspense en accordant huit minutes de temps additionnel. En ce temps-là, d’aussi longs arrêts de jeu étaient impensables. Nous ne savions plus quoi faire. Les uns étaient déjà sous la douche, d’autres au milieu du terrain sur le gazon de l’Olympique de Sousse (dont Mfarrej), d’autres étaient montés dans le bus pour écouter à la radio la retransmission des derniers instants du match d’El Menzah. Au coup de sifflet final de ST-CA, c’était la libération. Nous avions tous les larmes aux yeux. Cette saison-là, tout Bizerte s’est mobilisé pour le titre. L’équipe était prête. Belhaj et Baccouche ont su imposer Youssef Zouaoui, quelqu’un de passionné. On ne risque jamais de le voir au café. Toute sa vie est bercée par le foot.

Question primes, ce n’était pas le Pérou, j’imagine….

Non , nous étions encore à l’ère de l’amateurisme pur et dur. Mieux que l’argent, le président Bourguiba a récompensé le CAB en l’envoyant le même été représenter la Tunisie à un tournoi amical à Pékin, puisque les activités de l’équipe nationale étaient alors gelées suite à la débâcle des Jeux méditerranéens de Casa 1983. La promotion était encore plus importante dans le cas de notre entraîneur, Zouaoui qui, malgré son jeune âge a été nommé sélectionneur national. Vous savez, c’étaient les temps héroïques du sport. En 1971, nous avons enlevé le championnat de Tunisie cadets. La compétition proposait deux poules, et la finale opposait à Sousse le CAB, champion de la poule Nord au CSS, champion du Sud. Nous étions en plein mois d’août. Nous avons quitté Bizerte à 3 heures du matin. En rejoignant Sousse, on a pris un peu de repos dans un hôtel, pas dans des chambres, mais plutôt dans le jardin à même le sol. Le club ne pouvait pas se permettre de payer à ses jeunes une nuitée dans un hôtel. On a gagné (2-1). Pour toute prime, on nous a promis une mini-bicyclette, mais nous ne l’avons jamais eue. Le club n’avait pas beaucoup de moyens. Le garde-matériel Am Azouz nous ouvrait le magasin où chacun prenait des souliers usés qu’il devait aller porter au cordonnier afin de les réparer. Nous allions dans les friperies chercher des chaussettes.

Nous revêtions des maillots confectionnés à partir des draps adressés par les Etats-Unis comme aide à notre pays. Nous partions nous entraîner au jardin d’un grand supporter, à Dar Tarras par exemple. Le club ne disposait que de quelques ballons usés.

Quel est le meilleur joueur du CAB ?

Hamda Ben Doulet, qui a remporté pratiquement tous les titres avec le CAB. Abdeljelil Mahouachi aurait pu être le meilleur, mais son palmarès était resté désespérément vide.

Et le meilleur de l’histoire du football tunisien ?

Tarek Dhiab. Il aurait dû aller dans un championnat européen.

Que représente le CAB pour vous ?

Une seconde mère, tout court.

Quel a été votre meilleur match ?

Un quart de finale de la coupe de Tunisie CAB-CA (2-0). Par la suite, on a malheureusement perdu notre demi-finale à Sfax contre le SRS. Ce jour-là, nous avons été handicapés par l’expulsion de Mahouachi par l’arbitre Ali Dridi. Déjà, à notre sortie du tunnel, le referee l’avait prévenu : «Si vous ouvrez la bouche, je vous sors un carton rouge !». Or, quand il est en forme, Mahouachi est capable de gagner un match à lui seul.

Votre meilleur souvenir ?

Le championnat de Tunisie cadets, et notre accueil par le président Bourguiba l’année du titre de champions seniors.

Et le plus mauvais ?

Une blessure au genou gauche alors que j’étais encore cadets. Malgré les conseils de docteur Kassab, j’ai préféré ne pas être opéré. Mais qu’est-ce que j’ai souffert ! J’ai dû régulièrement subir une injection pour pouvoir jouer sans ressentir de douleurs. Par grand froid, mon genou continue jusqu’à maintenant de me torturer.

Avez-vous toujours été défenseur central ?

Cadet, j’évoluais dans le style du libero libéré. Puis, Mokhtar Ben Nacef m’a fixé au poste de latéral droit. D’ailleurs, c’est en tant que latéral droit que Chetali m’a convoqué en présélection. C’est Ben Nacef qui m’a promu parmi les seniors en même temps que Ezeddine Ben Saïd. La saison d’après, avec la retraite de Youssef Dridi, j’ai pris sa place à l’axe. Avec Alexandre, je me rappelle avoir joué avant-centre durant une mi-temps contre le ST.

Quelles qualités doit avoir un défenseur axial ?

La technique et la vitesse, car il doit couvrir ses latéraux. J’évoluais derrière Khaled Gasmi en tant que libero. Nous avions chaque dimanche de sacrés clients : Ben Mrad, Gabsi, Limam, Chammam, Chakroun, Ben Aziza, Ayadi, Temime, Karoui, Khouini, Akid. A propos d’Akid, quelle élégance, quel grand Monsieur ! Alors que nous quittions le Mhiri après une défaite (1-0) face au CSS, il m’a embrassé et m’a encouragé en me disant : «Mahmoud, bravo ! Continuez comme cela». J’étais alors à mes débuts.

De quel joueur vous méfiiez-vous le plus ?

De tout joueur que je ne connais pas suffisamment. Par exemple, le Cotiste Hedi Lakhal qui m’a dribblé, me laissant cloué au sol. Je n’oublierai jamais ce crochet-là… Je me méfie aussi du joueur qui sait sortir de ses adversaires dans un mouchoir de poche, genre Agrebi, Tarek, Ben Mrad… Une fois, Hamadi Agrebi fait à mes dépens son jeu de jambes légendaire. Je lui dis : «Hamadi, je ne vais pas danser avec toi». Il n’a pas pu maîtriser un rire.

En quoi le football a-t-il changé votre vie ?

Il m’a protégé contre la délinquance, les mauvaises fréquentations, les tentations les plus nocives. Le CAB était une famille unie. On nous achetait les fournitures scolaires, on nous offrait des tickets de cinéma et d’accès dans les hôtels. Je remercie tous les dirigeants qui ont été pour moi des éducateurs de grande qualité. Nous avons eu de grands responsables : Mhamed Belhaj, Hamadi Baccouche, Larbi Mallakh, Sadok Belakhoua et Mohamed Fatnassi, la cheville ouvrière du club…

Que vous inspire la fermeture depuis cinq ans du stade 15-Octobre ?

Cela démontre à quel point l’infrastructure sportive à Bizerte est archaïque et vétuste. Le minimum n’existe pas. Il a fallu qu’il y ait un président de club très fort et bien introduit auprès des plus hautes autorités afin que le CAB soit un jour champion de Tunisie.

Quel métier avez-vous pratiqué ?

J’ai travaillé entre 1974 et 2014 à Tunisair au fret, dans le service commercial, chef d’agence… Cela m’a permis de faire le tour du monde et de connaître d’autres civilisations. Les Moncef Khouini, Mokhtar Naili, Ridha Boushih, Mohsen Jendoubi… étaient avec moi dans la compagnie aérienne nationale. Je dois le fait d’y avoir été intégré à mon club et à Si Mhamed Belhaj. Pourtant, j’aimais comme rien au monde mes études. J’ai passé le bac-gestion, mais j’ai échoué. En tout cas, la situation actuelle de Tunisair me fait mal au cœur.

Si vous n’étiez pas dans le foot ?

Tout jeune, j’étais féru d’arts, tous les arts : théâtre, cinéma, musique sous toutes ses variantes: rock, opéra, musique orientale… J’aurais aimé être maître-conférencier dans une université. Comme je vous l’ai dit, j’ai une véritable adoration pour la science et la connaissance. C’est pourquoi, en élevant mes enfants, j’ai accordé la priorité absolue à leurs études.

A propos, parlez-nous de votre famille…

J’ai épousé Naïma en 1991. Nous avons quatre enfants qui, Dieu merci, font —ou ont fait— des études.

Quels sont vos hobbies ?

En fait, je consacre beaucoup de mon temps à mes enfants et à leur scolarité. J’aime lire, surtout les bouquins traitant de la science et de la vie des grands savants. Je regarde à la télé les matches du Milan AC, mon club préféré.

Etes-vous optimiste pour l’avenir de la Tunisie ?

J’ai beaucoup voyagé, et je peux témoigner que la Tunisie demeure le plus beau pays du monde. Malheureusement, la vie est très chère chez nous. Sinon, comment cela se fait-il que dans le cas d’un pays grand producteur d’huile d’olive, qui possède une aussi longue côte, l’huile d’olive et le poisson y soient aussi chers ? Pitié pour les pauvres et la bourse des citoyens !

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