A la tête de l’Orchestre Symphonique de Carthage, le chef d’orchestre Hafedh Makni souligne le travail collectif indispensable effectué qui permet à son jeune orchestre de se tracer un chemin. L’artiste a déjà une carrière prolifique derrière lui. Le chemin a été semé d’embûches et, de nos jours, les défis pour un avenir fructueux sont toujours d’actualité. Enjeux, travail accompli, transition du public au privé, impacts post-Covid-19… Dans cet entretien accordé à La Presse, Hafedh Makni nous dresse un bilan d’actualité.
2 ans plus tard, vos musiciens et vous avez fait du chemin depuis la création de l’Orchestre Symphonique de Carthage. Pouvez-vous revenir sur ce tournant majeur dans votre carrière et qu’est-ce qui a changé ?
Quitter l’Orchestre Symphonique de l’Etat est un choix. J’ai choisi d’en lancer un «associatif» à travers l’association «Musique sans Frontières» qui parraine l’Orchestre Symphonique de Carthage et qu’on a créé, rappelons-le, grâce à la participation d’une trentaine de musiciens. Depuis, on a fait déjà deux saisons: pendant la première, on a assuré 24 concerts au Théâtre municipal, au 4e art, à l’école américaine et à l’espace El Teatro d’El Mechtel. Pendant la seconde année, on a prévu un nombre important de concerts, suspendus à cause du Covid-19. Ils se feront tôt ou tard en tout cas. Des invités étrangers seront parmi nous. Il y a le 250e anniversaire de Beethoven et sa série de festivités entamées déjà depuis février 2020. Déjà que Beethoven de son vivant n’avait pas trop de chance, visiblement, ça continue. (Rire). La nouvelle saison, si tout va bien, se déroulera avec au moins ses 24 concerts annuels. Ce nombre est à maintenir au moins chaque année. On varie souvent entre concerts lyriques et symphoniques. Cette année, on reprendra les concerts «Musiques de films», comme d’habitude avec de nouveaux morceaux éventuellement.
Je pense que les artistes doivent apprendre, des suites du Covid-19, à refaire le système, construire de nouvelles structures. Ils doivent choisir qui les soutient pour fonctionner. Ce n’est pas sorcier.
Depuis ce tournant, l’Orchestre se porte visiblement bien. Peut-on considérer que vos conditions de travail actuelles sont mieux que celles d’avant ?
Beaucoup mieux même, parce qu’on a beaucoup plus de liberté d’action. Auparavant, on devait rendre des comptes à une administration. On n’y peut rien, c’est l’administration. On devait s’y soumettre. Notre travail doit être vite fait, bien fait et il faut mettre tous les moyens pour le faire. Malheureusement, les moyens, on ne les avait pas suffisamment. Actuellement, c’est toujours mieux grâce aux sponsors, aux mécènes, et au public qui est de plus en plus nombreux à nous suivre et qui nous permet de rentrer dans nos frais.
Approuvez-vous donc le financement des mécènes, fondations, sponsors et annonceurs divers ?
C’est très bénéfique pour le secteur parce que l’Etat seul ne peut pas tout financer. La charge est lourde. Avec les dettes accumulées au sein du ministère de la Culture, l’Etat ne peut plus assurer, carrément. Ce sont des choix à faire. Si nous continuons avec le même système, le navire finira par couler… Si ce n’est déjà le cas. Je pense que les artistes doivent apprendre, des suites du Covid-19, à refaire le système, construire de nouvelles structures. Ils doivent choisir qui les soutient pour fonctionner. Ce n’est pas sorcier. Il faut de la volonté, des sacrifices pendant des années. En France, quand on voit comment procèdent les musiciens, on se dit qu’on peut aussi le faire. Autant prendre exemple quand on trouve un procédé fiable à appliquer.
Personnellement, je ne suis pas pour le fait de donner des concerts à la Cité de la Culture. Ce lieu a tué les autres lieux alentour.
Quels sont les principaux problèmes liés au secteur/discipline de la musique classique en Tunisie ?
En clair, l’un des problèmes majeurs est le manque d’espace où se produire. En fait, les espaces, pour ne pas exagérer, existent mais les contraintes pour les réaménager et les investir sont considérables voire géants : les frais, la location, la logistique… C’est énorme et cela nous empêche au final, de monter sur scène. Ils sont tellement coûteux qu’on finit par abandonner quand notre action se trouve limitée. D’où notre attachement au Théâtre municipal. On voudrait que nos spectacles et notre travail là-bas soient étalés dans toutes les régions. Quand on parle de démocratie dans la culture, c’est donner la possibilité aux gens de faire de la culture mais aussi donner aux gens la possibilité de voir ce qui se passe tout autour. Les salles existent : au moins une trentaine où l’on peut se produire. Elles manquent de moyens (l’éclairage ou autres). Dans 19 gouvernorats, malgré l’infrastructure délabrée, on peut se produire sur des scènes avec une acoustique acceptable, parfois bien plus plaisante que celles qui existent au centre-ville de Tunis.
L’émergence de la Cité de la Culture a-t-elle aidé ou pas à remédier à ce problème ?
Personnellement, je ne suis pas pour le fait de donner des concerts à la Cité de la Culture. Ce lieu a tué les autres lieux alentour. A une certaine époque, c’était un choix politique : celui où tout devait se passer au sein de la Cité de la Culture. Pour nous, en tant qu’intervenants extérieurs, louer la salle de l’Opéra de la cité nous revient très cher. (18 mille dinars). Une salle d’une capacité de 1.800 places. A peu près, 1.100 peuvent voir convenablement le spectacle, mais l’emplacement du reste des sièges reste approximatif. Ce qui fait qu’on ne rentrera jamais dans nos frais si on la loue à un prix aussi exorbitant. Comparé au théâtre dont la capacité est moins importante, avec un loyer de 2.000 dinars, plus quelques frais : cette offre reste abordable pour un spectacle.
Auparavant, on devait rendre des comptes à une administration. On n’y peut rien, c’est l’administration. On devait s’y soumettre. Notre travail doit être vite fait, bien fait et il faut mettre tous les moyens pour le faire.
Comment se passe l’initiation des jeunes actuellement à la musique classique ?
Il y a de plus en plus de jeunes qui vont vers la musique classique. Il y a quelques jours, on a connu un musicien très jeune et qui étudie la composition à Paris. Il y a pas mal de musiciens que j’ai personnellement connus durant ma carrière et qui font une carrière brillante à l’étranger. L’avenir existe pour les musiciens en Tunisie ou à l’étranger. De plus en plus de talents émergent récemment et c’est une bonne chose, parce qu’après, s’ils persévèrent, ils deviendront excellents, une référence et j’ai moi-même un orchestre de jeunes qui fonctionne bien depuis 30 ans. On est le fief. Normalement, chaque conservatoire doit avoir son propre orchestre et sa vague d’artistes qui feront des stages dans des orchestres professionnels et prendront le flambeau à moyen ou à long terme.
Qu’est-ce qui différencie votre orchestre du reste des orchestres ?
On n’est pas la base de tout. Il y a d’autres conservatoires références comme celui d’El Manar : il est privé mais forme des musiciens excellents. La Cité de la Culture a aussi son orchestre de jeunes à l’avenir prometteur. Sans oublier ceux de Monastir et de Sousse…
Actuellement, êtes-vous soutenu par le ministère de la Culture ?
Très prochainement, nous allons rencontrer Mme la ministre de la Culture, Chiraz Laâtiri, que je remercie beaucoup parce qu’elle est aussi intervenue pour que je sois rémunéré pour un travail impayé depuis l’époque de l’ancien ministre. Elle a donné ses instructions pour que ça soit fait dans les plus brefs délais en sachant que je n’ai pas été rémunéré depuis 2017. Elle va nous accorder un entretien au sein du bureau de l’Association pour voir ce qu’on peut faire, comment elle pourrait nous aider à avancer davantage et aller vers les régions. Seuls, on ne peut pas tout faire, louer une salle à Sfax, s’occuper de la vente des billets, maîtriser les circuits, etc. Pour les régions, le soutien de l’Etat reste impératif jusqu’à acquérir un public large qui demandera à voir l’orchestre plus souvent chez lui. Du temps de l’OST, sous Mahdi Mabrouk, c’était même mon objectif premier. Créer une billetterie, supprimer le système de l’invitation… On est parvenu à faire trois concerts ainsi, et en payer deux. Actuellement, pour l’OSC, les billets ne sont toujours pas chers par rapport à d’autres et ça nous permet heureusement de vivre de cela. Si on compare à l’OST qui demande 50dt par billet, nous, on est forcément moins chers. (Sourire).
Quand on parle de démocratie dans la culture, c’est donner la possibilité aux gens de faire de la culture mais aussi donner aux gens la possibilité de voir ce qui se passe tout autour.
Comment avez-vous été affectés par la crise du Covid-19 ?
Mes musiciens en ont été très affectés. J’ai des musiciens qui ne vivent que de cela. Ils n’ont pas d’autres ressources financières. On était dans l’impossibilité de les aider en tant qu’association, faute de fonds. Malheureusement. C’est très dur pour eux surtout. Personnellement, j’ai fait une rétrospective de ce que j’avais accompli. J’ai passé une bonne partie du confinement au sous-sol pour préparer tout le programme de l’année prochaine. Pendant la saison, ça serait préférable qu’on ait une vision à long terme. La saison commencera le 18 septembre, cette année. Tôt par rapport aux années précédentes. Fin août, une conférence de presse sera tenue pour tout vous annoncer. On sera prêt, je l’espère, avec toute une programmation détaillée.
Vous avez aussi un projet attendu et inédit à Bizerte. Pouvez-vous nous en dire plus?
C’est le projet «Show me», un festival digital organisé pour la première fois en Tunisie. On va enregistrer un concert d’une quarantaine de minutes, qui sera filmé à Utique. L’objectif principal de cette manifestation, c’est la mise en valeur des sites archéologique de la Tunisie. Il se composera d’une dizaine de représentations et c’est important pour nous d’y participer pendant la 1ère édition. La manifestation est musicale et la mise en scène inédite, avec un travail visuel de fond, prévu pour fin juillet-début août. Rendez-vous donc prochainement à Utique.