Oissila Saaidia est professeur des universités en histoire contemporaine. Elle dirige l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (Irmc) depuis septembre 2017. Elle a coordonné le premier ouvrage dans le monde rédigé par des chercheurs en sciences humaines et sociales : Vivre au temps du Covid-19. L’ouvrage, qui vient de paraître (Irmc/Nirvana, juin 2020, 192 pages), livre des clés de lecture pour comprendre la complexité d’un événement qui continue à bouleverser la planète. Réunissant dix chercheurs, il se présente sous la forme de chroniques de confinement depuis la Tunisie.
Comment est née l’idée de cet ouvrage ? Et sur quelle base avez-vous sélectionné ses auteurs ?
L’idée de l’ouvrage est née d’abord de la prise de conscience que nous vivions un phénomène inédit, qui nous projetait par conséquent dans le cadre d’une situation inédite. En tant que directrice d’un laboratoire du Centre national de la recherche scientifique(Cnrs) et à l’Irmc, je me suis interrogé : comment créer du lien avec tous mes chercheurs ? Comment rester mobilisé malgré tout ? Du coup, je me suis dit, le mieux c’est de travailler sur un projet commun. J’ai alors demandé aux chercheurs de l’Irmc s’ils acceptaient de partir dans cette aventure avec moi en leur recommandant de ne pas faire du journalisme parce que ce n’est pas leur métier et de ne pas rédiger non plus des articles scientifiques car nous n’avions ni accès au terrain, ni suffisamment de recul sur les faits. L’idéal dans ce cas consiste à créer un nouveau format, à savoir la fameuse chronique, qui se distingue du journalisme, dans le sens où le chercheur dispose d’un gros background sur son terrain. Du coup, la lecture de l’événement va être enrichie par cette profondeur. Je leur ai demandé également des textes lisibles et adressés à un large public, sans notes infrapaginales et démunis de jargon scientifique, parce qu’il nous faut sortir des lieux étroits de l’université étant donné également que cette pandémie touchait tout le monde. Il était peut-être aussi important de rappeler à ce moment-là qu’on allait beaucoup entendre les médecins et les scientifiques pendant la crise sanitaire. Mais en ce qui nous concerne, le monde ayant une vision particulière des chercheurs en sciences humaines et sociales vivant dans leur tour d’ivoire, on ne nous a pas beaucoup entendus. Probablement parce qu’on ne nous attendait pas. Les auteurs du livre font partie de nos chercheurs titulaires et des chercheurs associés à l’Irmc, dont les disciplines correspondent au périmètre de notre institution. La diversité des profils nous a certes intéressés, c’est une équipe internationale, qui s’est engagée dans cette aventure. Et comme je reste professeur des universités, donc enseignante dans l’âme, notre docteur Slim Ben Youssef a été impliqué dans ce projet d’ouvrage.
Vous avez choisi de travailler sur le terrain tunisien alors que quelques-uns des chercheurs et coauteurs de l’ouvrage ont d’autres nationalités que tunisiennes. Pourquoi cette option ?
Notre laboratoire accueille des chercheurs maghrébins et internationaux. Ma démarche a été de dire : « Vous travaillez sur ce que vous voulez comme vous voulez ». Je leur ai donné carte blanche pour deux raisons. Primo : on n’ajoute pas de contrainte à la contrainte, à savoir le confinement. Secundo : partant du principe de la liberté académique, je considère que les chercheurs sont les mieux placés pour définir leur objet de travail. On voit par ailleurs que certains auteurs établissent des comparaisons avec d’autres réalités, comme le cas de l’historienne Kmar Bendana, qui séjournait à ce moment-là à Berlin. Dans le dernier texte de l’anthropologue social Jamie Furniss, il commence avec l’Afrique du Sud, enchaîne sur les Etats-Unis et revient par la suite à la situation tunisienne.
Le chercheur en sciences humaines et sociales se méfie généralement de l’actualité, pourtant « Vivre au temps du Covid-19 » a été rédigé en deux mois, le temps du confinement. Donc sans prise de distance véritable avec l’événement. Le coronavirus, cette crise sanitaire majeure, a-t-il été l’occasion de bouleverser aussi les instruments de la recherche ?
Il est vrai qu’avec l’apparition du coronavirus, les chercheurs très vite ont été interdits de terrain. Il fallait donc réinventer d’autres manières de travailler. Par exemple, dans l’article de Monia Lachheb, la sociologue explore l’univers de Facebook. Tout comme dans le texte de la docteure en sociologie Khaoula Materi. D’autres collègues ont passé des coups de fil parce qu’ils ne pouvaient plus réaliser d’entretien en face à face. Il a fallu s’adapter. Très vite, je leur ai dit, ce Covid + va avoir de l’impact sur vos programmes de recherche, essayez donc de collecter de l’information dessus et d’en partager une partie dans un projet collectif. Oui, on a dû diversifier les terrains, les formats et les manières de travailler. J’insiste sur le fait que nous n’avons pas à intervenir sur l’actualité immédiate, notre parole devant rester grave parce qu’elle est précieuse. Mais à un moment donné, quand il le faut, l’universitaire doit sortir de sa tour d’ivoire pour partager ses travaux au-delà de la communauté scientifique. Moi, je trouve les chercheurs de l’Irmc formidables parce qu’ils ont accepté ce risque de rédiger leurs articles en trois semaines. Je le reconnais, je leur ai imposé un rythme saccadé, infernal en instaurant un RDV hebdomadaire : tous les mercredis, je recevais deux textes et pendant une semaine je relisais tout en échangeant avec mes collègues pour aboutir à ce qu’on appelle « l’édition scientifique ». Les deux textes validés, je les envoyais à la responsable des publications pour qu’ils soient imprimables tout de suite après. A la fin de l’expérience, tous m’ont parlé du plaisir qu’ils ont pris à prendre part à l’aventure.
Qu’est-ce qui fait que la Covid-19 soit « un objet total car touchant à tous les plans de la société », comme vous l’expliquiez dans l’introduction du livre ?
On s’est rendu compte qu’a partir du moment où cette pandémie s’est mise en place, elle a eu des répercussions sur tous les aspects de la société :le sanitaire, le politique, l’économique, le sportif, le psychologique, les relations hommes-femmes, l’éducation…Elle a touché tous les aspects de notre vie. Ce qui est une chose rare, à part probablement pour les situations de guerre. Une révolution certes déstabilise tout, mais n’a pas autant d’impact sur notre existence. Les enfants, par exemple, ont continué à aller à l’école pendant la révolution en Tunisie. Ce qui n’a pas été le cas lors du confinement. On peut même avancer que la situation s’est révélée pire qu’une guerre, des administrations et des services pouvant poursuivre leur fonctionnement lors d’un conflit armé. C’est dans ce sens que pour moi, il s’agit d’un objet total.
Vous dites aussi que la Covid-19 « n’invente rien, ne change rien, ne modifie rien mais aggrave, renforce et amplifie les faiblesses des sociétés travaillées par les inégalités ». Pensez-vous que les politiques des pays du monde tireront les meilleures leçons de cette grande crise sanitaire ?
En tant que scientifique, je ne suis pas en mesure de prévoir l’avenir. J’ai toutefois le sentiment personnel que nous sommes à la croisée des chemins. Dans certaines sociétés, il est possible que des choses changent et se réalisent. Il me semble aussi, en tant que citoyenne, qu’il va rester des traces de cet élan de solidarité que nous avons connu pendant le pic de l’épidémie. Quel sera l’impact de ces traces sur nos sociétés ? Cela va dépendre, entre autres, des choix politiques qui seront pris et des mobilisations citoyennes à venir. Pour revenir aux inégalités qui traversent les sociétés, elles se sont aggravées dans les années 80, une décennie charnière, qui nous fait complètement changer de paradigmes. C’est lors de cette décennie que le monde bascule vers un néolibéralisme économique, qui s’est accéléré dans les années 2000. Troisième temporalité : la pandémie va amplifier les inégalités. On l’a vu en ce qui concerne les violences à l’égard des femmes, l’augmentation du chômage également, notamment avec la fermeture de plusieurs entreprises. Les inégalités se développent aussi au niveau de l’accès à la santé et de la transmission des savoirs. Des enfants et des étudiants des classes populaires ont perdu pour certains une année de prérequis nécessaires et seront les nouveaux « décrochants » de l’après-Covid-19. L’épidémie a eu un effet de loupe de toutes ces fragilités qui caractérisent la société actuelle, amplifiant la précarité de ses travailleurs journaliers et de ses migrants et accélérant la dégringolade des classes moyennes basses vers les catégories sociales au-dessous et les catégories moyennes-moyennes vers les couches les plus pauvres.Par un effet mécanique, les nantis, même si leurs revenus ne vont pas se développer d’une manière outrancière, vont devenir plus riches.
On a beaucoup écouté la parole de médecins pendant la crise. Par contre en Tunisie, notamment, on a très peu entendu la parole des chercheurs en sciences humaines et sociales. Ce livre rédigé par des historiens, des sociologues, des anthropologues et des urbanistes n’a-t-il pas eu pour objectif de rectifier le tir ?
Il faut savoir que nous sommes peu sollicités par les médias. Mais en même temps, nous n’aimons pas beaucoup être sous les lumières parce que la temporalité et le format du dispositif médiatique ne nous conviennent pas vraiment. On ne peut en trente secondes expliquer des enjeux graves. En plus, les chercheurs recourent souvent aux nuances. Plus de rectifier le tir, il s’agit dans ce cas, de partager un savoir avec le plus grand nombre et de se dire, nous avons une responsabilité à remplir ou encore une « conscience sociale ». On ne peut pas éternellement rester entre nous, uniquement dans nos colloques et dans nos jargons.