Par le Colonel ( r) Boubaker BENKRAIEM (*)
Trois mois après notre retour du Congo, la situation dans ce pays n’a pas évolué favorablement et les mêmes problèmes ont, par ailleurs, empiré. La bataille de Bizerte ayant cessé pour céder la place à la négociation, l’ONU, satisfaite du rendement du premier contingent, demanda à la Tunisie l’envoi d’un deuxième. Celui-ci, de l’ordre d’un bataillon, avec des effectifs de près de huit cents hommes, commençait à se mettre sur pied à partir du 15 décembre 1961. Cette Unité a commencé sa mise sur pied à la base militaire d’El Aouina et prit la dénomination de 14° bataillon dont le commandement a été confié au commandant Hassine Remiza. Tous les commandants de compagnie, l’officier adjoint et l’officier de liaison appartenaient à la promotion *Bourguiba *.
Notre départ pour le Congo débuta le 28 décembre. Un pont aérien permit au bataillon d’être en totalité à Léopoldville le 4 janvier 1962.
Après les formalités d’usage et la perception des équipements spécifiques, il a été décidé de nous affecter au Katanga, cette province qui fit sécession depuis plus d’un an sous la présidence de M. Moïse Tshombé. C’est la province la plus méridionale du Congo et certainement la plus riche, par ses minerais et surtout par son cuivre. Le Katanga est, d’après un professeur universitaire, un scandale géologique, tellement le sous-sol ne répondant à aucune logique. L’Etat du Katanga, c’était son appellation officielle, avait constitué une armée dénommée «gendarmerie katangaise» encadrée et entraînée par les «affreux» ou mercenaires venus d’Europe et de l’Afrique du Sud blanche. La capitale Elisabethville, aujourd’hui Lubumbashi, est à près de mille kilomètres de Léopoldville (Kinshasha), la capitale du pays. Bénéficiant d’un climat exceptionnel, situé à mille mètres d’altitude, ayant une température de vingt à vingt-deux degrés toute l’année, une végétation luxuriante et en fleurs en permanence, c’est un pays féerique. Arrivés au Katanga vers la fin du mois de janvier 1962, nous avons été chargés de la protection et de la garde du camp des réfugiés Balubakat, c’est-à-dire les Balubas du Katanga, une tribu opposée à Tshombé. Nous avons relevé un bataillon suédois devant rentrer en Suède. Venus se mettre sous la protection de l’ONU, ces réfugiés « Balubakat » ont été installés dans ce qui fut l’un des plus beaux parcs d’Afrique. Leur nombre avait atteint, à un certain moment, quatre-vingt mille réfugiés qu’il fallait surveiller et auxquels il fallait, de temps en temps, fournir une aide alimentaire substantielle.
D’autres contingents se trouvaient au Katanga et le plus important en nombre était le contingent indou avec toute une brigade de Gurkhas qui avaient la réputation d’être des guerriers redoutables. Nous avions relevé le contingent suédois qui devait rentrer en Suède. Le commandement des Forces de l’ONU au Katanga était assuré par le général de division indou Prem Chand et le chef des opérations civiles était l’Argentin M. José Rolz Bennet qui sera, trois ans plus tard, secrétaire général adjoint de l’ONU. Parlant bien le français et appréciant l’excellent travail que nous faisions et les bons résultats que nous avions obtenus surtout ceux relatifs à la recherche et à l’arrestation des mercenaires, il était devenu l’ami du contingent tunisien et venait souvent nous rendre visite d’une manière informelle.
Deux de nos officiers avaient fait partie de la commission des Nations unies pour la recherche et l’arrestation des mercenaires servant au Katanga. Cette commission présidée par l’adjoint du chef des opérations civiles au Katanga s’est réunie, à plusieurs reprises à Elisabethville, sans aboutir à des résultats positifs. Ayant fait, avec mon camarade Rafik Sarraj, partie de cette commission qui siégeait une fois par semaine, je me souviens que nous perdions presque tout notre temps à discuter de questions insignifiantes et nous avons passé près de deux mois uniquement à définir ce qu’est un mercenaire.
Notre appartenance à l’Afrique et notre connaissance de lalangue française nous ont permis d’avoir de très bons rapports avec la population locale, les Congolais (Katangais) et avec les Européens, essentiellement les Belges. Nous avons été très vite adoptés par tous : les autochtones qui avaient affaire à des Africains comme eux, et les Européens qui, grâce à la langue, avaient compris que nous n’étions là que pour maintenir la paix et la sécurité. Nous leur avons expliqué que l’Onuc au Katanga n’était pas partie prenante de la situation conjoncturelle que tout le monde vivait et subissait et que nous les protégions au même titre que tous ceux qui résident dans cette ville.
Nos rapports avec les autorités de la province érigée, à ce moment-là en Etat, étaient excellents, y compris avec M. Moise Tshombé et les membres de son gouvernement. Il venait d’ailleurs chez nous lorsque nous l’invitions à l’occasion de la Fête de l’indépendance et il nous a plusieurs fois invités chez lui à la * Présidence*. MM. Munongo et Kimba, ses ministres de l’Intérieur et des Affaires étrangères, n’étaient pas inconnus du contingent tunisien.
Cependant, nous avons vécu une période d’incertitude, à la fin de l’année 1962, lorsque l’Onuc nous signifiait tantôt que M. Tshombé ne serait plus autorisé à quitter sa résidence et qu’il était notre prisonnier et, tantôt, dans la même journée, des instructions contraires nous ordonnaient de considérer M. Tshombé comme le Président du Katanga et qu’il doit être traité comme tel. Cette situation équivoque dura presque une semaine. Elle nous a perturbés et ne nous a pas facilité la tâche surtout vis-à-vis d’un responsable que nous connaissions bien et qui nous respectait beaucoup.
Le camp des réfugiés n’était pas une mince affaire et ce sont surtout les problèmes de vol de voiture qui nous donnaient du fil à retordre. En effet, si la voiture volée nous était signalée deux heures après le vol, il nous était pratiquement impossible de la retrouver, du moins en état présentable. Une heure était suffisante aux voleurs devenus spécialistes en la matière pour qu’elle disparaisse entièrement devenant des pièces détachées et la carcasse, maquillée et repeinte, était utilisée comme case d’habitation.
La connaissance de la langue française était pour nous d’un grand avantage et d’une importance capitale par rapport aux autres contingents. En effet, en comparant nos relations avec les Européens à celles qu’avaient avec eux d’autres contingents ne parlant pas le français, il n’y avait aucune commune mesure entre nous et les autres. Alors que les “Blancs”, les Belges étaient méfiants vis-à-vis des Ethiopiens, des Indous et même des Suédois, ils étaient plus sympathiques et plus coopératifs avec nous. C’est aussi cela qui a facilité notre tâche car beaucoup d’Européens ont collaboré, sérieusement, avec nous et nous ont fourni d’importants renseignements surtout relatifs aux mercenaires qui essayaient de se faire passer pour des négociants ou des représentants commerciaux.
Le Colonel Lasmar Bouzaiane, ancien commandant de la Brigade tunisienne des forces de l’Onuc, bénéficiant d’un immense prestige, était très apprécié par le commandement des Forces des Nations unies pour les brillants résultats qu’il a obtenus au Kassaiet à Léopoldville. Il était venu, en sa qualité de chef d’état-major général adjoint de l’Armée tunisienne, deux fois en inspection de notre contingent. Ses visites nous étaient annoncées, à l’avance, par le commandement des Forces de l’ONU. Sa deuxième visite eut lieu alors que nous étions au Katanga. Quelques jours après son arrivée à Elisabethville, les évènements qui ont causé l’effondrement du régime de M. Tshombé avaient commencé. Je veux évoquer, à cette occasion, un fait historique que j’ai vécu, ayant fait partie du 14° bataillon et ayant accompagné, à chaque fois,le Colonel Lasmar, en vue de faire l’interprète, lorsqu’il rencontrait le général Prem Chand, le commandant en chef des forces de l’Onuc au Katanga.
Les troupes des Nations unies au Katanga étaient essentiellement implantées à Elisabethville, la capitale du Katanga ainsi qu’à Kamina, une ville située au nord à près de cinq cents kilomètres. A partir du mois d’octobre 1962, des actes de provocation étaient signalés, provenant de policiers et de civils katangais. Nos soldats ont été obligés, à plusieurs reprises, de tirer en l’air pour se dégager. Cette situation a atteint son paroxysme lorsque le 27 décembre au soir, plusieurs positions de l’ONU près de l’aéroport, près du golf, de l’Union minière, du Camp Massart se trouvant en ville ont été violemment harcelés par des tirs de mortiers et d’armes automatiques. L’ONU n’a pas riposté mais a énergiquement protesté auprès du gouvernement katangais. Cette protestation n’a servi à rien puisque la gendarmerie katangaise, l’armée en fait, encadrée surtout par des mercenaires européens pour la plupart et par quelques Sud-Africains du régime de l’apartheid, a continué à harceler de nuit les positions des forces de l’ONU en tirant à coups de mortiers et de canons de faible calibre. Les tirs n’étant pas précis, chaque contingent essayait de s’informer auprès de ses voisins et chacun s’inquiétait pour les autres. Les tirs cessaient dès le lever du jour.
Alors que nous vivions, de nuit, la même situation de tirs katangais, le colonel Lasmar a rendu une visite de courtoisie et d’amitié au Commandant en Chef des Forces de l’ONU au Katanga.
Lorsque le général indou Prem Chand évoqua le problème du harcèlement nocturne katangais, le Colonel Lasmar a saisi l’occasion pour lui conseiller avec insistance de ne pas laisser ses hommes, tous cantonnés dans la capitale et sa périphérie, subir tous les soirs les tirs de la gendarmerie katangaise, ces tirs pouvant ébranler leur moral. Il lui suggéra aussi de permettre à ses troupes de «s’aérer» en élargissant leur zone d’action et cela, en bousculant un peu les gendarmes katangais. Sa visite coïncida, à quelques heures près, avec les ordres reçus de New-York ordonnant d’attaquer les gendarmes katangais. Cet ordre nous est parvenu le 28 décembre 1962 à 15 h00. Et aussitôt dit, aussitôt fait. Le lendemain, les Gurkhas (Indous) et les Ethiopiens avaient reçu l’ordre de quitter leur cantonnement et de chercher le contact avec la gendarmerie katangaise. Celle-ci, reculant au fur et à mesure que les Casques bleus avançaient, s’est en fin de compte évaporée, sans combattre sérieusement et sans avoir opposé une résistance digne d’être signalée. C’est ainsi que prit fin le régime de M. Tshombé et le Katanga redevint une province congolaise.
Notre mission deviendra plus importante, plus grave, très délicate et plus accentuée après le mois de décembre 1962 et jusqu’à notre retour définitif en Tunisie en mars 1963, lors de l’effondrement du régime de Tshombé.
Obligés de suppléer l’autorité qui s’est évaporée, nous avons assumé les tâches auparavant imparties à la police et il fallait :
1- assurer la sécurité de toute la population dans cette ville de plus de cent mille habitants;
2- sauvegarder les personnes et les biens ;
3- éviter les pillages et les règlements de compte dans une période d’incertitude, d’anarchie et d’absence totale de l’autorité légale ;
4- et surtout protéger les minorités de tout acte de vengeance.
Cette mission, loin d’être aisée pour des militaires habitués aux exercices de combat et aux manœuvres, a été remarquablement remplie par nos hommes qui ont mérité, à la fin de notre séjour, les félicitations, les remerciements de l’ONUC, ainsi que la reconnaissance des Noirs et des Blancs, celle de la population congolaise(katangaise) ainsi que celle de tous les Européens qui étaient fort nombreux à Elisabethville.
Ayant eu la chance d’avoir fait partie de la Brigade, durant une courte période de cinq mois ainsi que du 14° bataillon au Katanga durant tout le séjour (quinze mois), les missions que nous avons accomplies ici et là étaient totalement différentes et je voudrais mentionner le travail remarquable effectué par tout le personnel officiers,sous-officiers et hommes du rang dans ces situations très délicates et dans cette tâche tout à fait particulière que nous assumions pour la première fois de notre carrière. Je citerais les noms de mes camarades officiers qui, durant le séjour katangais, ont été au four et au moulin : Les Lts Habib Ammar, Rafik Sarraj,Bechir Chehidi, Mustapha Hachicha, Taoufik Boudeya, Ahmed Ayache, Salah Ben Saâd, Tahar Boubaker, les Sous Lts Ghazi Skander, Belkhodja, Larbi Farouk, Hédi Chemli, Mekki Louiz, Mohsen Mamoughli, Habib Karray et Fray sans oublier les médecins capitaines Safraoui, Ben Chaâbane et Hachicha qui se sont relayés à la tête de la section médicale du Bataillon, veillant sur l’état de santé de nos troupes.
Quels souvenirs gardons- nous de notre séjour au Katanga ?
D’abord, le souvenir d’une région paradisiaque gâtée par la nature pour sa végétation, son climat et ses richesses.
Ensuite, tout simplement ces témoignages de reconnaissance du rédacteur en chef du quotidien «l’Echo du Katanga» que nous n’avons jamais connu ou rencontré et qui s’est fait le porte-parole de tous les habitants d’Elisabethville, sans distinction de race, d’origine ou de couleur.
Dans sa publication du 26 février 1963, il a écrit dans un flash en Une :
Le bataillon tunisien nous quitte : hier soir, le colonel Remiza, commandant le bataillon tunisien, recevait le tout E’ville, à l’occasion du prochain départ. Les E’villois de toutes les factions (jadis opposées) étaient présents. Tous regrettent le départ des Tunisiens. Ils ont accompli ces derniers temps un travail de police très efficace et qui a été l’un des éléments de base du rétablissement rapide des conditions normales de vie dans notre ville. C’est de tout cœur que nous leur disons: au revoir et bon voyage. Si jamais un bataillon tunisien devait revenir au Congo, nous souhaitons qu’encore une fois il soit commandé par un homme de la trempe du Colonel Remiza. »
La même information a été reprise par le même journal dans ses parutions du 28 février et du 1er mars 1963, sous le titre «les adieux du Colonel Remiza»:
« A l’occasion du rapatriement du contingent tunisien des Forces de l’ONUC, le Lt Colonel Hassine Remiza commandant du ditcontingent, a donné lundi soir une très brillante réception à sa résidence à Elisabethville. Trois à quatre cents personnalités de la capitale Katangaise ont répondu aux invitations. Parmi elles, on remarquait la présence de nombreux ministres du gouvernement de M. Tshombé, dont M. Evariste Kimba qui assure l’intérim de la présidence durant l’absence de M. Tshombé, du ministre de l’Intérieur M. Godefroid Munongo. Assistaient également à cette réception les leaders de l’ancienne opposition au régime de M. Tshombé dont M. Sendwe Jason, président de la Balubakat et ancien vice-Premier ministre du gouvernement central et M. Mwamba Remy,ancien ministre de la justice du gouvernement central et président du Parti Progressiste Katangais.
Le gouvernement de Léopoldville et l’Armée Nationale Congolaise étaient également représentés par de nombreuses personnalités. Le jour auparavant, le colonel Remiza avait fait ses adieux aux quatre à cinq mille réfugiés qui s’abritaient encore aux alentours du camp tunisien. On sait que depuis un an et deux mois, le contingent tunisien qui était arrivé à Elisabethville avait été promu à la garde du camp des réfugiés d’Elisabethville et que depuis les derniers évènements sanglants de novembre, décembre de l’année dernière et janvier de cette année-là, les soldats tunisiens avaient été chargés du maintien de l’ordre à Elisabethville en collaboration avec la police locale et des éléments de l’Armée Nationale Congolaise.
Lors de l’adieu fait par le colonel Remiza, dimanche soir, au camp des réfugiés, les bataillons de jeunesses Balubakat, armées de chaînes de vélo, d’arcs et de flèches, ont défilé en chantant devant la tribune où se trouvait le colonel. Les jeunes gens barbouillés de couleur, le torse nu, sur lequel battaient des fétiches, la tête coiffée de plumes, chantaient des chants de guerre et de deuil. Ils furent suivis par des groupes de jeunes filles qui, la poitrine nue bandée par une étoffe de couleur, marchaient par saccade au rythme africain. Elles portaient de petites jupes en paille tressée. La sueur luisait sur leurs épaules noires. En prononçant son adieu à ces milliers de Balubas peinturlurés comme à la guerre, le colonel Remiza était terriblement ému. Il butait sur les phrases et s’enflammait lorsqu’il prononçait les mots de frères et d’Afrique. Alors sa voix timide éclatait comme un tonnerre : «Courage, nous Africains, disait-il, la misère nous la vivons, mais la terre nous appartient. Viendra un jour heureux où vous serez débarrassés de toutes les séquelles du colonialisme et où l’Afrique ne sera plus qu’un seul peuple. Je suis du nord et vous êtes du centre, mais à travers les kilomètres qui nous séparent nous nous donnons la main».
Aussitôt après ce discours, les jeunes filles chantèrent un chant coutumier pour marquer la tristesse du départ. Puis l’orchestre des militaires tunisiens fit éclater ses fanfares. Des soldats tunisiens et des guerriers Baluba farouches se mêlèrent aux groupes des danseuses pour exécuter un twist endiablé ».
Dans son édition du 5 mars 1963, le même journal écrivait : « Les Tunisiens ont été remplacés, dans le service du maintien de l’ordre, par les Ethiopiens. Les Tunisiens, en effet, par leur correction, leur amabilité et leur honnêteté, jouissaient d’un très grand prestige auprès des populations katangaises, et ce, en dépit des évènements tragiques qui ont opposé l’année dernière,les soldats des Nations Unies aux gendarmes katangais.
Telles sont les impressions que l’on recueille à l’annonce du départ des Tunisiens dans tous les milieux d’Elisabethville.
Selon les observateurs, le départ des Tunisiens est unanimement regretté tant par les Africains que par les Européens à Elisabethville».
Ce vibrant témoignage de reconnaissance du journaliste congolais qui illustre le succès de notre mission au Katanga et au Congo était pour nous tous la meilleure récompense pour le travail accompli.
Le 14° bataillon a été rapatrié en totalité le 8 mars 1963.
B.B.K.
(*) Ancien sous-chef d’état-major de l’armée de terre, ancien gouverneur, ancien Casque bleu au Congo et au Katanga.