Par Me Mohamed Laïd LADAB (*)
Depuis 2011, la classe politique en général n’a cessé de nous étonner, et de nous décevoir de par ses contradictions, son immaturité, ses tergiversations et surtout par ses violations de la loi et de la Constitution du 27/1/2014.
Sans vouloir faire son procès (espace oblige), les exemples de ces contradictions et ces violations de la loi et de la Constitution sont innombrables et touchent tous les niveaux de l’Etat, en passant par nos honorables représentants de la nation avec leurs chamailleries, leurs disputes et leurs querelles de basse classe jusqu’au sommet de l’Etat et notamment la présidence du gouvernement. Tout cela explique le désarroi de la majorité du peuple tunisien, sa lassitude et son manque d’intérêt à tout ce qui est «politique». La désaffection des citoyens lors des dernières élections municipales dans certaines régions est plus que révélatrice de cet «état d’esprit» d’indifférence à la «chose publique» et d’apathie.
Le coup de grâce à cet état ubuesque de notre vie politique a été donné par Elyes Fakhfakh, chef de gouvernement intérimaire, par sa promulgation du décret du 25/8/2020 n°577 portant révocation du président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption (Inlucc), le doyen Chawki Tabib. Ce décret est illégal, anticonstitutionnel et porte en lui un «caractère vindicatif» et «revanchard». Certains juristes n’ont pas hésité à qualifier cet acte de «réaction personnelle et non institutionnelle».
Les violations légales du décret 599 du 25/8/2020
Cet acte ou «décret de révocation» est illégal parce que pris par un chef de gouvernement intérimaire.
Le gouvernement Fakhfakh est démissionnaire et ses pouvoirs son limités à «gérer» ce qu’on appelle «les affaires courantes, c’est-à-dire qu’il lui est interdit de prendre des décisions graves touchant la vie de la nation et son rôle se limite à veiller à la bonne marche des services publics sans aller au-delà, en créant ou en annihilant des décisions de nature à engager la responsabilité de l’Etat et surtout éviter d’endosser des responsabilités au «futur gouvernement».
A ce titre, nous pouvons citer l’arrêt-conseil du Tribunal administratif n°533 de l’an 2013 qui définit les attributions limitatives du gouvernement intérimaire, telles que nous avons citées précédemment.
La même définition de «l’intérim» a été donnée par cet autre arrêt n°637/2014 relatif à la gestion des affaires courantes quant à l’Assemblée constituante.
Ces deux arrêts prennent leur source dans la définition donnée par les juristes et notamment celle de M. René Chapus, éminence grise du droit administratif et qui a enseigné à la faculté de Droit et des Sciences politiques et économiques du Tunis à la fin des années 1960.
Violation de l’article 7 de la loi n°40 de l’an 1972 du 1/6/1972 modifiée par la loi organique n°11 de l’an 2002 du 4/2/2002
Cet article stipule que le recours pour excès de pouvoir est admis dans 4 cas : le premier qui intéresse l’affaire Chawki Tabib est l’incompétence juridique quant à l’autorité qui a pris la décision administrative ou l’acte administratif, en l’occurrence Elyès Fakhfakh en tant que chef d’un gouvernement intérimaire n’ayant pas la qualité pour le faire
– Le deuxième cas énoncé par l’article 7 réside dans la violation flagrante d’une règle quant au formalisme juridique. Ce cas de violation de la loi s’applique aussi à notre cas et constitue un véritable motif pour recours en excès de pouvoir puisque le chef du gouvernement intérimaire n’a pas «autorité» pour révoquer et, comme nous le verrons, seule la Cour des comptes, de par l’article 117 de la Constitution du 27/1/2014, est apte à le faire.
– Le 3e cas touche la violation d’une règle fondamentale de droit et qui est, en l’occurrence, le principe de séparation de pouvoirs, puisque Elyès Fakhfakh a outrepassé ses «prérogatives, en long et en large pour s’immiscer dans le domaine juridictionnel propre à la Cour des comptes. Ce qui constitue un abus de pouvoir flagrant énuméré par le dernier alinéa de l’article 7 de la loi n°40 de l’année 1972 du 1/6/1972 et qui constitue en ce qui nous concerne le 4e volet des violations énumérées par cet article et assumées par Elyès Fakhfakh, chef de gouvernement intérimaire.
Toutes ces violations graves qui ont entaché le décret du 25/8/2020 n°577 de l’an 2020 portant révocation du président de l’Inclucc démontrent que le chef du gouvernement intérimaire, Elyes Fakhfakh, a agi dans un esprit vindicatif et revanchard et nous croyons fermement que le Tribunal administratif va décider son annulation et par là même rendre justice à Chawki Tabib, président de l’Inlucc.
Il faut noter que ces violations ne s’arrêtent pas malheureusement au volet législatif, elles touchent aussi la Constitution du 14/1/2014.
C’est l’objet de la deuxième partie de cet article
Les violations constitutionnelles
du décret 577 du 25/8/2020
Le chapitre VI de la Constitution du 27/1/2014 relatif aux instances constitutionnelles indépendantes a institué 5 instances qui sont :
– L’instance des élections (art. 126)
– L’instance de la communication audiovisuelle (art. 127)
– L’instance des droits de l’Homme
– L’instance du développement durable et des droits des générations
et enfin l’Instance de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption (art. 130)
Le rôle principal de cette instance qui nous intéresse est de contribuer «aux bonnes politiques de bonne gouvernance, d’empêchement et de lutte contre la corruption, au suivi de leur mise en œuvre et à la diffusion de la culture y afférente».
Elle est chargée de consolider les principes d’intégrité et de responsabilité en vue d’instaurer une meilleure gouvernance dans la vie publique en général.
Les constituants du 27/1/2014 ont réservé ce chapitre 5 en insistant sur le caractère fondamental qui réside dans leur indépendance et notamment l’Inlucc.
Le dernier alinéa de l’article 130 de la Constitution souligne que l’Instance est composée de membres indépendants et neutres choisis parmi les personnes compétentes et intègres. Leur mandat et le mandat de son président sont de six ans non renouvelables. Le tiers de ses membres est renouvelé tous les deux ans.
Les membres de cette instance et surtout de son président sont indépendants et ne sont pas soumis, une fois nommés, au pouvoir exécutif.
Le chef du gouvernement n’a ni droit de regard sur ses membres ni droit de contrôle et a forciori il n’a aucun droit pour révoquer son président.
Seule la Cour des comptes, en vertu de l’article 117 de la Constitution, a un droit de regard et de contrôle sur l’Inlucc, puisque de par la Constitution, elle est compétente «pour contrôler la bonne gestion des deniers publics conformément aux principes de la légalité, de l’efficacité et de la transparence».
Elle est apte à évaluer les modes de gestion de toutes les autorités publiques centralisées et décentralisées dont les activités touchent de près ou de loin aux deniers publics.
Elle a surtout un droit de sanction qui lui permet de punir les auteurs des malversations ou abus quels qu’ils soient, une fois établie matériellement leur implication de façon claire.
De par cet article et en application du statut de la Cour des comptes et de ses attributions, l’Inlucc demeure, comme d’ailleurs les autres quatre instances, sous le contrôle judiciaire de cette haute cour financière.
Et puisque le président de l’Inlucc n’a commis aucun forfait et n’a pas été «saisi» en flagrant délit de fraude ou de vol ou autres pouvant entraîner sa déchéance et provoquer sa «révocation» de façon instantanée il semble — il est même certain — qu’Elyès Fakhfakh a commis un véritable crime de «violation» de la Constitution et a enfreint un précieux principe cher à tous les juristes démocrates du monde, à savoir la séparation des pouvoirs élaborée par Montesquieu et sa devise sacrée : «Le pouvoir arrête le pouvoir».
Conclusion :
Un proverbe français énonce que si votre maison est de verre, ne jetez pas les pierres sur les autres.
Parce qu’il n’a fait qu’assumer ses devoirs en tant que président d’une instance chargée de la bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption en dévoilant de multiples forfaits commis par le chef du gouvernement intérimaire, dont notamment le délit flagrant de conflit d’intérêts et son silence «louche» et «criminel» quant aux activités de ses sociétés et leurs liens avec l’Etat qu’il a cachés au chef de l’Etat avant sa confirmation en tant que chef de gouvernement, ce qui a offusqué les députés de la nation.
Il est triste de le dire mais il faut le dire pour éviter à d’autres de commettre de tels «crimes». La commission d’enquête parlementaire formée à cet effet et présidée par Yadh Elloumi a relevé que notre ex-chef de gouvernement n’a pas payé ses impôts entre 2014 et 2018 et que certaines de ses sociétés sont encore en lien avec l’Etat jusqu’à l’heure actuelle. Et certains se demandent — à tort sûrement — pourquoi la majorité du peuple tunisien n’a plus confiance ni dans les partis politiques ni dans la plupart de sa classe politique. Pauvre Tunisie. Que Dieu soit avec toi.
De l’ENA où j’ai commencé ma carrière universitaire en tant qu’assistant, il semble qu’un brin d’espoir apparaît en la personne de Hichem Mechichi, nouveau chef de gouvernement, avec son équipe de «technocrates indépendants».
Les énarques sont connus pour leur sérieux et leurs performances au travail, pour vous dire que tout n’est pas perdu.
M.L.L.
(*) Avocat à la Cour de cassation et ancien universitaire