Par Aymen Boughanmi et Mounir Kchaou*
D’aucuns en Tunisie ne cessent de marteler qu’un changement de régime politique par l’abandon du système actuel dit semi-parlementaire et l’adoption d’un régime présidentiel pur permettrait, comme par magie, de résoudre les problèmes du pays et de le guérir des maux qui le rongent.
Posons la question : pourquoi l’appel constant au retour à un régime présidentiel ne suscite-t-il pas autant d’enthousiasme chez les Tunisiens? Pour les tenants du présidentialisme, la réponse est, comme toujours, toute faite. Ce sont les « méchants » partis politiques qui s’obstinent à faire l’impasse sur la nécessité de changer de système et préemptent le débat public sur cette question. Ces défenseurs bec et ongles du présidentialisme ne peuvent, toutefois, éluder la question suivante : si le régime présidentiel est le régime idéal pour la jeune démocratie tunisienne, comment se fait-il que la plupart des pays démocratiques soient résolument, ou du moins nettement, parlementaristes ? Est-ce que des monarchies, telles que l’Espagne, la Belgique ou le Maroc, n’ont pas le droit d’être démocratiques du fait que leurs chefs d’Etat ne sont pas directement élus?
Est-ce que les démocraties parlementaires de Grande-Bretagne, d’Australie, du Canada, d’Allemagne, des PaysBas, des pays Scandinaves souffrent d’un déficit d’autorité ? Loin s’en faut. Ce sont plutôt les structures des régimes présidentiels qui sont souvent sujets à des dysfonctionnements institutionnels. Il suffit de se rappeler les innombrables cas où les États-Unis se sont trouvés dans des blocages institutionnels à cause de la différence de couleur politique entre la Maison Blanche et le Congrès.
Quant au cas de la France, il s’agit d’un vrai défi pour l’esprit. En effet, il est curieux de le voir cité en exemple par les tenants du présidentialisme, car il prouve, à notre sens, le contraire de ce qu’ils prétendent lui faire dire. Chaque fois que la majorité parlementaire est de couleur politique différente de celle du président, ce dernier devient presqu’inutile. Cette situation dite de cohabitation transforme soudain le régime français en quelque chose qui ressemble étrangement à la situation tunisienne. C’est, en fait, la cohabitation qui révèle la vraie nature du régime politique français, puisque le président en France n’est fort et investi de pouvoirs réels que lorsqu’il dispose de la majorité au Parlement. Autrement dit, le président français retrouve force et efficacité lorsqu’il est adossé à une majorité parlementaire et agit comme un chef de gouvernement, et non pas comme un chef d’État. Lorsqu’il perd cette majorité, il perd pratiquement toute influence.
Par ailleurs, c’est le bipartisme qui a permis aux régimes présidentiels américain et français de limiter leurs défauts. Dans le cadre du multipartisme, ce genre de régime se transforme en une sorte d’«orgie politique» selon les termes d’Eduardo Fidanza, politologue latino-américain qui connaît bien ce sujet. En effet, en Amérique latine, la politique s’apparente bel et bien à une orgie. La cause en est la faiblesse des partis, combinée à un présidentialisme inspiré du modèle américain. Dans les situations de crise, ce type de régime n’a pu sauver ni l’Argentine, ni le Venezuela, ni la Bolivie. Faut-il rappeler à nos chantres du présidentialisme que la liste de pays autrefois riches et prospères, ayant sombré dans la faillite et le chaos à cause de l’aventurisme et de l’impéritie de leurs présidents, est tout de même assez longue.
Mais non, nous dira-t-on, ces exemples ne tiennent pas ! Le peuple tunisien n’a pas la mentalité qu’il faut pour un parlementarisme même tempéré à la tunisienne. On a besoin d’un homme fort; nous voulons un chef; nous désirons un maître, ne cesse t-on de ressasser. En d’autres termes, on veut un Ben Ali sans ses défauts. Sans commenter la profondeur insondable de cet argument, nous tenons à souligner que les pays démocratiques à régime présidentiel souffrent particulièrement de la montée du populisme. Il suffit pour s’en rendre compte de rappeler que les États Unis sont gouvernés par un Donald Trump et que le Brésil s’est livré à Jair Bolsonaro. Avons-nous déjà oublié la légèreté criminelle avec laquelle ces deux présidents ont traité la crise de la Covid-19 rien que parce qu’elle ne convient pas à leurs calculs électoralistes. Est-ce que la Grande-Bretagne n’a pas connu la même chose ? dira-t-on. Certes, sauf que Boris Jonson a dû battre rapidement en retraite devant la pression de l’opinion publique, du parlement et de son propre parti. C’est là la différence entre les partis et les chefs : les premiers cherchent à perdurer, les seconds n’ont d’égard que pour leurs carrières et leurs ambitions.
Toutefois, force est de reconnaître que les dérives populistes ne sont pas l’apanage du régime présidentiel. Le régime parlementaire prête également le flanc à ce genre de fléau. Néanmoins, l’ascension d’un homme solitaire à la magistrature suprême par l’exaltation des sentiments primaires du peuple demeure beaucoup plus facile dans un régime qui concentre les pouvoirs dans la fonction présidentielle que dans un régime parlementaire. N’oublions pas que nombreux sont les régimes militaires et dictatoriaux qui ont utilisé la manipulation des foules afin de légitimer les coups d’État et la dictature. Le Maréchal Sissi n’a fait, en réalité, que reproduire une recette ancienne dont Napoléon III était le champion, un siècle et demi plus tôt.
Pour les régimes présidentiels, les choses semblent aller de mal en pis. Aujourd’hui, grâce aux médias, à l’argent et aux réseaux sociaux, on peut commencer une carrière politique à partir du sommet au lieu de gravir les échelons au prix d’un labeur de longue haleine. En fait, qu’est-ce qui empêche que l’exploit réalisé par le président Kaïs Saïd, lors des dernières élections, d’être réédité demain par un comédien populaire, un footballeur médiatisé, ou même un brigand riche et charmeur ? Dans la configuration actuelle du régime politique tunisien, et face à un tel scénario, tout le monde se réjouirait du pouvoir limité dont cette personne disposerait. Pour notre part, nous nous contentons de rappeler que la majorité écrasante des dictatures fonctionnent selon le modèle présidentiel alors que très peu de régimes parlementaires ont été détournés de la démocratie. A ceci nous ajouterons qu’un régime parlementaire avec un système électoral raisonnable offre, parmi bien d’autres vertus, à une opposition loyale et attachée au bien commun, la possibilité de se développer et de lorgner le pouvoir. Ceci provient du fait que, contrairement au régime présidentiel, dans un régime parlementaire, le gagnant ne gagne jamais tout, et le perdant ne perd jamais tout.
A-t-on besoin, en Tunisie, d’un exécutif fort ? Certainement. Mais ne serait-il pas plus judicieux de s’attaquer au vrai problème qui est la faiblesse des partis politiques ? Faiblesse due, à notre sens, à un système électoral adopté en 2011 dont le souci majeur a été l’inclusion politique et non la stabilité et l’efficacité gouvernementale. En démocratie, il y a une règle simple qu’intellectuels et politiciens tunisiens s’obstinent à ignorer : on ne peut pas gouverner contre le pouvoir législatif. Et ceci est vrai même dans le cas d’un présidentialisme pur à l’américaine. Et c’est justement pourquoi la solution n’est pas de créer un président fort qui donnerait l’illusion de l’efficacité. Elle réside plutôt dans le fait d’assurer les conditions favorables pour que les partis puissent faire leur travail. Ces formations sont, donc, appelées à établir des programmes crédibles qu’elles peuvent appliquer si elles réussissent à obtenir la confiance des Tunisiens, et dont elles doivent assumer les conséquences à l’occasion de chaque échéance électorale.
A.B. et M.K.*
* Enseignants respectivement à l’Université de Kairouan et à l’Université de Tunis.