Avec une rentrée en demi-teinte, soit un jour sur deux, Moëz Chérif, président de l’Association de défense des droits de l’enfant, s’inquiète pour le recul de niveau de connaissances de nos enfants dans les écoles.
Les derniers chiffres montrent une détérioration de la qualité de l’enseignement fourni aux enfants en Tunisie, comment vous l’interprétez ?
En effet, on sait qu’aujourd’hui 40% des élèves, qui sont à l’école, ne savent pas lire, que 60% d’entre eux ne savent pas calculer, que les élèves qui sortent de l’école ne sont pas capables de remplir un CV, que l’analphabétisme, pour la première fois depuis l’Indépendance, a augmenté en 2019. Aujourd’hui, il touche 19% d la population. L’illettrisme, quant à lui, touche à peu près 50% des Tunisiens. Depuis la révolution, plus de 100.000 abandons scolaires sont enregistrés chaque année.
Depuis 2011, on est arrivé à presque un million d’abandons scolaires. A qui incombe cette responsabilité ? Mais qui décide aujourd’hui pour notre école ? Je n’arrive pas à comprendre sincèrement si c’est l’Etat ou non et je n’arrive pas à comprendre pourquoi on est dans cette situation. Qui doit rendre compte de la situation éducative en Tunisie ? Les élèves ? Les parents ? l’Etat ? Les syndicats? Tout le monde fait des bilans, mais personne ne propose de solutions ni de visions pour le futur. A qui doit-on demander des comptes pour la détérioration de la qualité de l’enseignement fourni aux enfants ?
La crise du Covid-19 a encore davantage touché les droits fondamentaux de l’enfant. La reprise après cet arrêt est extrêmement difficile. Après le confinement,les cours ont repris pour la terminale et pas pour les écoles primaires. En tant qu’association de défense des droits de l’enfant, nous avons lancé un appel pour dire que l’enfant tunisien est l’enfant de la République et qu’on ne comprend pas pourquoi celle-ci ne se mobilise pas pour lui. Non seulement les écoles ont fermé, mais il n’y a aucune initiative de toutes les autres structures capables de proposer des solutions alternatives, à savoir le ministère de la Jeunesse et des Sports, des Affaires culturelles, de la Famille, de la Femme, des Enfants et des Seniors, etc.
Que pensez- vous de la convention signée entre sept ministères pour une rentrée des classes ordinaire et qui a changé à la dernière minute pour devenir une rentrée en demi-teinte, un jour sur deux ?
On se retrouve, aujourd’hui, devant des engagements de ministères qui ne sont même pas respectés. En fait, il y a eu une commission qui s’est réunie au sein du ministère de la Santé publique qui a associé les sociétés savantes médicales, les cadres de la médecine scolaire, les représentants de la société civile pour voir comment faire face à cette crise sanitaire. Il est apparu que les enfants de 0 à 11 ans ne sont pas vecteurs, c’est-à-dire même s’ils sont Covid +, ils ne sont pas contaminants. Donc, on n’a pas de préoccupation pour le cycle primaire et préscolaire.
Une conférence a réuni tous les ministères intervenants au niveau de l’éducation. Après avoir pris connaissance du protocole mis en place par la médecine scolaire, validé par la commission de lutte contre le Covid-19, sept ministères ont signé la convention pour la mise en œuvre de ce protocole basé sur des cours quotidiens. Une semaine après et suite à une réunion avec le syndicat, tout cela tombe à l’eau. Et on est extrêmement surpris (y compris au ministère de la Santé publique) de la décision d’une rentrée en demi-teinte, surtout pour le cycle primaire, avec une scolarité de un jour sur deux.
On ne comprend absolument pas sur quelles bases ces décisions ont été prises. On ne comprend pas comment une réunion entre syndicat et ministère de l’Education nationale rend caduc un engagement de sept ministres pour permettre aux enfants d’accéder à leurs droits à l’éducation, tout en les sécurisant. On ne comprend pas pourquoi on prend des décisions qui engagent un secteur qui était absent des négociations.
La question que je me pose est comment une structure syndicale arrive à rendre caduque la décision de sept ministères et, par contre, cette structure syndicale ne se sent en aucun cas responsable ni des enfants ni de la qualité de l’enseignement, ni du recul du niveau des connaissances en Tunisie. Personne ne se soucie guère des droits de l’enfant aux connaissances. Le recul des connaissances de la culture et de l’éducation ouvre la voie à tous les gouffres possibles. Il me semble parfois que la stratégie mise en œuvre par la centrale syndicale ressemble étrangement à l’attitude d’un certain parti politique.
On peut alors demander des comptes à la centrale syndicale dans ce cas …
On ne peut pas demander des comptes à la centrale syndicale d’après la loi, elle n’est redevable en rien à l’égard de l’enfant et de son droit à l’éducation …. Et ce n’est pas la première fois qu’elle tourne le dos aux droits de l’enfant, et je ne remets pas en cause leur combat pour améliorer les conditions des enseignants. En 2008, pour les enseignants du primaire, il y a eu une diminution du temps de travail de deux heures hebdomadaires, ce qui équivaut à une augmentation salariale. Ces deux heures ont été retranchées par le ministère des Affaires culturelles destinées aux enfants. En 2009, toute la direction des activités culturelles, sociales et sportives a été enlevée du ministère de l’Education. On comprend pourquoi que, dix ans après, il y a cette désertification culturelle qu’on constate dans le pays.
De plus, les enseignants aujourd’hui demandent que l’animation des clubs au niveau des collèges et écoles soit rémunérée comme des horaires de travail, alors que c’est un travail associatif. Il convient aussi de rappeler que dans 13 délégations du pays, il n’y a que l’école, seule institution de la République qui rayonne sur les enfants de la région. Le silence des syndicats sur la privation de ces enfants de leur droit d’accès à la culture n’a fait qu’aggraver les inégalités régionales. La discrimination qui en découle ne semble pas gêner les responsables!