Accueil Société Petites exploitations agricoles: Quand les défis sont plus difficiles à relever !

Petites exploitations agricoles: Quand les défis sont plus difficiles à relever !


En Tunisie, comme dans la plupart des pays, les petits exploitants agricoles sont confrontés à divers obstacles, souvent interdépendants, qui incluent principalement la pauvreté, les niveaux élevés de risque, le manque de mesures d’incitation dans leurs environnements institutionnels et économiques, la difficulté d’accéder aux marchés appropriés, la faible influence des organisations de petits producteurs dans les débats sur les politiques…


Afin de contribuer à réduire la vulnérabilité économique des femmes travailleuses et des petits exploitants agricoles en adressant, comme priorité politique, le besoin d’organiser le travail saisonnier en respect des standards du travail décent, surtout en matière de protection sociale et de non-discrimination, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (Ftdes)  vient de publier les résultats d’une étude sur « Les petites exploitations agricoles en Tunisie ». Cette recherche fait partie du projet «Réduire les inégalités dans la chaîne de valeur de l’huile d’olive», mis en œuvre par Oxfam en partenariat avec l’Atfd (Association tunisienne des femmes démocrates), l’Afturd (Association des femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement), l’Ugtt (Union générale tunisienne du travail) et le Ftdes.

Des chiffres utiles…

En 2017, le nombre d’exploitants agricoles était estimé à environ 550.000. Ce nombre a connu une hausse au cours des dernières décennies, passant de 326 mille au début des années 1960 à 516.000 en 2005. Cette hausse s’est accompagnée par une baisse importante de la superficie agricole moyenne, qui est passée de 16ha à seulement 10,2ha en 2005. Cela dénote d’un accroissement de plus en plus important du morcellement des terres agricoles en Tunisie. 46% des exploitations se situent au Centre, contre 32% au Nord et environ 22% au Sud. Selon les données publiées par le Ftdes, la répartition des exploitants, selon la taille des exploitations, montre que plus de la moitié (54%) détiennent des exploitations de moins de 5 ha. Le nombre de personnes vivant entièrement de l’exploitation est estimé à 1,580 million dont le ¼ sont situés dans trois gouvernorats (154.000 à Kairouan, 143.000 à Nabeul et 134.000 à Mahdia). Notons également que près de 65% des familles vivant entièrement des exploitations se trouvent dans des exploitations de moins de 10 ha (43% moins 5 ha et 21% dans des exploitations de 5 à 10 ha). En ce qui concerne la diversification des sources de revenu de l’exploitant agricole, on note que plus de 45% des exploitants qui ont des exploitations de moins de 5 ha exercent une activité principale en dehors de l’exploitation. La même proportion exerce exclusivement une activité agricole au sein de l’exploitation.

Trois grands défis

Les défis des petits exploitants agricoles peuvent être classés en trois catégories: économiques, sociaux et environnementaux. Pour la première catégorie, le mode de gestion familial, qui impacte négativement sur les performances des terres, reste un défi de taille puisqu’il est toujours dominant dans notre pays et représente plus de 80% de l’emploi agricole en Tunisie. Cette aide familiale est largement composée de femmes, qui sont généralement peu ou pas rémunérées lorsqu’elles travaillent dans l’exploitation familiale. Les exploitants n’ont quasiment pas de recours à une main-d’œuvre extérieure. Le plus souvent, ce mode de gestion des exploitations agricoles se traduit par des pratiques « traditionnelles » pratiquement à tous les niveaux (économiques, techniques). Cela constitue un frein important au développement et à la productivité, notamment en raison de la faible introduction des méthodes et des outils de modernisation.

On note aussi le manque de spécialisation qui réduit la productivité. En effet, les petits exploitants multiplient les activités qui sont généralement plus ou moins diversifiées. Les activités dépendent généralement des régions où sont situées les petites exploitations, mais incluent le plus souvent de l’arboriculture (oliviers), la plantation de céréales, de  fourrages et de légumineuses, qui sont complétées par de l’élevage diversifié, permettant de générer de la liquidité à partir de la vente des produits de la ferme (lait, œufs, etc.). L’élevage diversifié garde une place importante dans les PEA (Plan eau et agriculture) et cela malgré les problèmes croissants de sécheresse et la hausse significative des prix des aliments du bétail. Les activités non agricoles jouent également un rôle important, car elles fournissent des revenus supplémentaires aux petits exploitants et permettent à ces derniers de diversifier les risques et, donc, d’améliorer leur résilience aux chocs qui ont une incidence directe sur l’agriculture. Néanmoins, le manque de spécialisation avec un engagement dans des activités non agricoles impacte nécessairement sur les performances et la productivité des fermes.

L’accès au crédit bancaire n’a jamais été facile…

Parmi les défis économiques qui restent à relever par les petits exploitants, il y a aussi le faible accès au crédit bancaire  qui les rend encore plus vulnérables. En effet, plus la taille de l’exploitation est petite, plus l’accès au crédit est limité. Les facteurs explicatifs de cette situation sont nombreux. La faiblesse et le caractère aléatoire des revenus des petits agriculteurs font qu’ils s’abstiennent de recourir au crédit de peur de ne pas pouvoir arriver à la fois à rembourser leurs dettes et subvenir aux besoins de leur famille. D’autre part, ce facteur fait qu’ils sont exclus des canaux classiques de financement bancaire qui juge les risques d’impayés importants. Ensuite, c’est la complexité des procédures et les exigences élevées en termes de papiers et justificatifs de la part des banques qui constituent un blocage pour les petits agriculteurs qui ne peuvent pas saisir ces aspects, compte tenu de leurs niveaux d’instruction relativement faibles. Par ailleurs, les banques ou tout autre organisme de financement exigent généralement des garanties que le petit agriculteur n’est pas capable de donner…

Toujours dans cette même catégorie, l’étude note un niveau d’endettement relativement élevé et la hausse des coûts de production. En effet, le faible accès aux canaux traditionnels de la finance justifie les formes alternatives de financement pour les petits exploitants avec le microcrédit, les crédits clients, l’emprunt auprès des familles, ou autres formes d’emprunt solidaire, etc. Toutefois, les structures de microcrédits imposent des taux d’intérêts souvent excessifs, alors que les crédits clients augmentent la dépendance des petits agriculteurs et limitent les perspectives de développement de leurs ventes à travers d’autres canaux.

A tous ces défis s’ajoutent  un capital foncier de plus en plus limité puisque la superficie agricole moyenne a considérablement baissé, un faible degré de mécanisation/d’investissement (la faiblesse de l’accès au crédit à l’investissement fait que les petites exploitations soient très peu dotées en équipement, ce qui a des impacts négatifs directs sur la productivité), une position qui affaiblit l’accès aux marchés qui a une incidence directe sur leurs revenus (les agriculteurs traitent souvent avec des intermédiaires qui maîtrisent mieux les circuits de distribution et qui ont des marges beaucoup plus importantes que celles des agriculteurs. Cette situation est encore plus amplifiée en raison de l’isolement géographique des petites exploitations agricoles)…

De petits exploitants qui sombrent dans la pauvreté

Les défis sociaux ne sont pas négligeables. En effet, les petits exploitants sont confrontés à divers obstacles souvent interconnectés avec, en premier lieu,  la pauvreté. En Tunisie, la majorité des petits exploitants vivent dans la pauvreté, ce qui constitue un obstacle au développement de leur activité. Les politiques de développement menées depuis l’Indépendance ont faiblement impacté cette catégorie qui figure parmi les groupes les plus désavantagés et les plus vulnérables en Tunisie. Les régions rurales, notamment le Nord-Ouest, avec les gouvernorats de Jendouba, Le Kef, et Siliana, affichent les taux de pauvreté et les indicateurs de développement parmi les plus faibles. Une étude de l’INS sur la pauvreté et les inégalités en Tunisie 2000-2010 a abouti à l’estimation d’un taux de pauvreté de 15,5% en 2010 contre des taux de pauvreté de 23,3% en 2005 et 32,4% en 2000. Cependant, l’étude note que cette baisse observée n’a pas bénéficié aux régions du Centre-Ouest et du Sud-Ouest qui ont vu leurs écarts par rapport au reste du pays s’accentuer au cours de la décennie étudiée. En outre, les ouvriers et les exploitants agricoles  sont à des taux de pauvreté respectifs de 28,9% et 20%, ce qui les place parmi les populations les plus pauvres.

On note aussi le vieillissement des agriculteurs et la faible attractivité du secteur pour les jeunes : la proportion des exploitants âgés de plus de 60 ans est passée de 21% au début des années soixante à 37% en 1994 pour se situer en 2004 à 43%. Cette catégorie d’exploitants détient 46% de la superficie agricole totale. De l’autre côté, les jeunes s’orientent vers les métiers des services considérés comme moins pénibles et délaissent l’agriculture. Les conditions difficiles dans lesquelles évoluent les petits exploitants agricoles  font que les jeunes ne veulent plus suivre les mêmes orientations de leurs aînés car l’agriculture ne leur permet pas un avenir aisé avec des revenus suffisants. Le niveau d’instruction des exploitants agricoles, qui est très bas, reste aussi un défi de taille. Seuls 3% (environ 17 mille) d’entre eux ont un niveau supérieur (ex : ingénieurs) mais ce sont surtout des exploitants qui gèrent de grandes parcelles. Près de 85% des exploitants agricoles n’ont pas dépassé l’enseignement primaire. Le taux d’analphabétisme chez les exploitants agricoles est estimé à 46%, selon les gouvernorats, mais ce taux est très souvent supérieur à 40% et atteint le pic de 67% dans le gouvernorat de Tataouine.

Il y a aussi le faible accès aux infrastructures et services de base; les petites exploitations agricoles sont souvent situées dans des zones rurales assez éloignées, parfois dans des montagnes. Cela réduit considérablement l’accès aux infrastructures telles que les routes de même que l’accès aux services de base : eau potable, communications,  électricité, irrigation,  éducation, santé, et l’assainissement.

Les groupements,

les présents-absents !

Un autre défi qui pèse sur ce secteur ; les faibles initiatives de regroupement des petits agriculteurs. En effet, depuis l’Indépendance, les coopératives et autres formes d’associations de producteurs ont été principalement créées à l’initiative de l’État, essentiellement pour mettre en œuvre ses stratégies de développement. Dans le cadre du plan de développement 2016-2020, le ministère de l’Agriculture a fixé un objectif pour le développement des coopératives avec une augmentation de 300 à 500 groupements. Les services publics ont mis en place un certain  nombre de mesures incitatives pour encourager l’adhésion des exploitants agricoles aux coopératives mais le taux d’adhésion dépasse à peine les 5%. L’adhésion des petits agriculteurs est aussi très faible et variable d’une région à une autre. Par ailleurs, les groupements constitués font généralement face à des difficultés diverses liées au faible accès au marché, un faible taux d’encadrement, etc. Cela impacts sur la durabilité de leurs activités.

Le fossé hommes-femmes

Parmi les autres défis sociaux, on note les fortes disparités genre. Selon l’Esea (Enquête sur la structure des exploitations agricoles), le nombre d’exploitants de sexe féminin a connu une augmentation passant de 26.500 en 1994 à 33.000 en 2005. Les estimations en 2017 indiquent que le nombre total de chefs d’exploitants femmes est de 44.000 contre 438.000 hommes. Les femmes représentent ainsi 8% du total en nombre. Toutefois, les femmes exploitantes détiennent moins de 5% des superficies agricoles globales. La situation des femmes est encore plus difficile dans les petites exploitations agricoles. Celles-ci interviennent plus comme des « employées agricoles » non rémunérées, considérées comme aide-familiales. Elles ont davantage tendance à élever du bétail et de la volaille, à s’occuper d’activités artisanales, de la transformation des aliments et se chargent des travaux spécifiques des champs. Malgré leur rôle crucial dans la production en tant que main-d’œuvre familiale, les femmes restent marginalisée à plusieurs niveaux : l’accès au foncier (les femmes n’ont pas généralement le droit de propriété des terrains. Elles sont systématiquement exclues de l’héritage qui ne bénéficie qu’aux hommes), les services de vulgarisation qui visent plus les hommes que les femmes, même lorsque les femmes sont chefs d’exploitation agricole, la couverture sociale concerne surtout les hommes. Les femmes sont soit non couvertes soit intégrées avec leurs maris, elles se caractérisent par des taux d’analphabétisme plus importants, ce qui les rend encore plus vulnérables.

Le changement climatique, ancien défi

S’agissant des défis environnementaux, il y a tout d’abord le changement climatique qui affecte particulièrement la petite agriculture. Les effets des changements climatiques se font de plus en plus ressentir en Tunisie et se manifestent par des phénomènes de sécheresse, grêles et fortes précipitations qui gagnent en fréquence et en gravité. Les changements climatiques ont des impacts grandissants sur la production agricole en accentuant un ensemble de risques liés aux organismes nuisibles et aux maladies. La variabilité accrue du climat réduit les marges et augmente la volatilité des prix. Les petites exploitations agricoles sont plus impactées par ces phénomènes pour plusieurs raisons. Elles dépendent pour une grande majorité d’entre elles directement des précipitations sachant que leur production se fait essentiellement en mode pluvial. Depuis quelques années, notamment entre 2013-2016 (période où les précipitations ont été très faibles), même les périmètres irrigués n’ont pas été alimentés en eau d’irrigation en raison de la rareté de cette ressource. Les barrages avaient un taux de remplissage ne dépassant pas les 20%, les ressources disponibles en eau ont été affectées principalement à l’alimentation en eau potable et dans une moindre mesure pour le bétail. Les petits agriculteurs sont d’autant plus vulnérables aux changements climatiques qu’ils n’ont pas les moyens techniques pour les prévenir ou y répondre. Ils ne disposent pas non plus du niveau d’instruction requis pour faire face aux calamités naturelles.

Le deuxième défi consiste en l’usage non encadré de pesticides et leurs impacts sur la santé ; l’utilisation de pesticides à usage agricole doit normalement être encadrée par des vulgarisateurs des Crda chargés d’aider les agriculteurs en venant voir leurs cultures pour les conseiller et préconiser des traitements. Le manque de vulgarisateurs fait que les petits agriculteurs sont livrés à eux-mêmes dans le choix des pesticides auprès de vendeurs qui les conseillent sur les produits. De plus, ils doivent souvent se fier aux recommandations de ces derniers sur les doses ou estimer eux-mêmes les doses nécessaires, sans contrôle. Cette situation est particulièrement fréquente chez les petits exploitants. Elle est aggravée par le niveau d’instruction faible de ces agriculteurs qui s’exposent à des risques sur leur santé en raison de l’utilisation de quantités importantes de pesticides. Ces risques sont d’autant plus importants que les petits agriculteurs ne prennent pas généralement de précautions lorsqu’ils manipulent les pesticides (pas de port de masques, pas de gants ou de tenue de protection, etc.).

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