Développer le commerce extérieur de la Tunisie et contribuer au souhait des autorités de faire des exportations un moteur de son développement économique et social est un travail de longue haleine. Aujourd’hui, il faut agir sur deux fronts pour développer ce secteur. Il faut s’attaquer, tout d’abord, à ses problèmes structurels mais également, aux soucis conjoncturels liés à la crise sanitaire du coronavirus. Car, en dépit de l’évolution générale de l’économie tunisienne et de la modification quantitative et structurelle de sa production et de ses échanges avec l’extérieur, les variations brutales des prix internationaux et la conjoncture continuent à peser exagérément sur le déficit de la balance commerciale. Mohamed Boussaïd, ministre du Commerce et du Développement des Exportations, nous parle des solutions et des stratégies proposées pour dynamiser l’exportation et stimuler le commerce local. Entretien.
Comment se porte le commerce extérieur de la Tunisie ? Y-a-t-il des mesures spéciales pour stimuler l’export en cette période de crise sanitaire ? Et quelles sont les stratégies du ministère pour résoudre les problèmes structurels du secteur ?
Si on regarde les chiffres du commerce extérieur, on constate qu’effectivement il y a une baisse nette des exportations et des importations. Cette baisse est causée principalement par la crise sanitaire. Déjà, avant l’épidémie, nous avions plusieurs problèmes au niveau du commerce international, qui sont dus à la baisse de la valeur du dinar par rapport à l’euro et au dollar. Les problèmes se sont aggravés avec le Covid-19. Pour les 9 premiers mois de cette année, les exportations ont reculé de 16,6 % alors que les importations ont baissé de 21,3% ainsi que le taux de couverture a été de 73,1 %. Ce taux s’est élevé, durant la même période de 2019, à 69 %. Ainsi, le taux de couverture a gagné 4,1 points par rapport à la même période de l’année 2019. Le taux de couverture pour le régime général, jusqu’au mois de septembre dernier, a été de 30,8 %. Pour le régime off-shore, il a été de 162,3 %.
En terme de secteurs, les importations de certains produits ont connu un recul important il s’agit notamment des énergies, du phosphate et des produits des mines, du textile et de l’habillement, des industries mécaniques, ce qui a amélioré leur balance commerciale. Au niveau des exportations, le secteur des textiles, habillement et cuirs s’est contracté de – 18,1%, celui des industries mécaniques et électriques de -20,1%, celui de l’énergie de -28,4% et celui des mines, phosphates et dérivés de -16,5%. En revanche, le secteur de l’agriculture et des industries agroalimentaires a enregistré une hausse de +14,2%, suite à l’augmentation de nos ventes d’huile d’olive (1822,6 MD contre 1022,4 MD en 2019). Cela nous encourage et nous incite à miser davantage sur les produits agroalimentaires. Il y a eu aussi une baisse des exportations des matières premières et des demi- produits de -23,3 %, des biens d’équipement de -14,7 %, des biens de consommation de -18,5 % et de tout ce qui ce rapport aux énergies de -28,4 %. Toutes les opérations d’exportation ont été difficiles, surtout avec la fermeture des ports et des aéroports et la fermeture des frontières avec la Libye. Avec l’établissement d’un plan sanitaire, nous espérons pouvoir reprendre les exportations vers ce marché demandeur (produits alimentaires et matériaux de construction). Durant toute la période de la crise sanitaire nous avons essayé de maîtriser les importations, ce qui a, un peu, sauvé la balance commerciale.
Tout d’abord, je vais commencer par dire que la nouvelle appellation du ministère «commerce et développement des exportations » envoie un message fort et nous oblige à engager de vraies réformes, et ce, aussi bien au niveau juridique et institutionnel, que pour tout ce qui concerne les méthodes de travail et la conception des stratégies. Notre idée, actuellement, est de passer de la promotion des exportations, qui est basée sur l’accroissement des quantités exportées, vers un développement du secteur proprement dit. Et pour cela nous allons impliquer toutes les parties concernées. Pour ce faire nous allons œuvrer sur plusieurs fronts. Parmi nos actions, la restructuration de certaines structures sous tutelle du ministère comme le Cepex, le Foprodex… Ainsi, nous avons mis en place une task-force qui regroupe, en plus du ministère du Commerce, des intervenants clés dans la chaîne de l’exportation, comme la douane, la Banque centrale, le Cepex, la Cotunace en plus des professionnels à savoir l’Utica et l’Utap. Je suis convaincu que le développement des exportations est le devoir de tout le monde, et j’insiste sur le mot «développement» qui est plus important pour moi que la «promotion » des exportations. Notre mission consiste également à chercher les meilleurs marchés pour pouvoir mieux se positionner à l’international. Nous sommes appelés à mieux connaître la demande pour cibler les produits à l’export et adapter les stratégies marketing qu’il faut. Nous devons arrêter toutes les anciennes pratiques qui consistent à exporter les surplus et réfléchir en termes de cible et personnaliser les produits à l’export… Au niveau institutionnel, j’estime que nous sommes bien armés, à travers le Conseil national du commerce extérieur et le Conseil supérieur des Exportations, qui est présidé directement par le chef du gouvernement (il a déjà tenu une première session en 2018 et nous sommes en train de préparer la deuxième session). Toutes nos institutions et structures nous permettent de concevoir de nouvelles stratégies afin de mieux nous ouvrir sur le monde.
Quel sort pour l’accord de libre-échange complet et approfondi (Aleca) entre la Tunisie et l’Union européenne ?
Nous sommes toujours au stade des évaluations. La Tunisie doit profiter de toutes les opportunités qui se présentent à elle, comme l’adhésion au Marché commun de l’Afrique orientale et australe (Comesa). Ce marché constituera pour nous une bonne opportunité, si l’on parvient à renforcer nos relations avec les pays membres, afin d’élargir nos bases et nos chances à l’export. La Tunisie doit, également, saisir l’opportunité de la Zone de libre-échange continentale africaine (Zleca), qui regroupe un certain nombre de pays, qui nous seront utiles et nécessaires au niveau de la diversification de nos marchés.
Aussi, dans le cadre de la coopération économique et commerciale, la Tunisie a signé plusieurs conventions et accords bilatéraux et multilatéraux, que nous sommes appelés à évaluer et cela rentre dans le cadre de nos nouvelles stratégies pour le développement des exportations. Cette évaluation doit être réalisée, pas seulement au niveau interne, mais en concertation avec nos partenaires. Ces conventions ne doivent pas rester statiques, bien au contraire, elles doivent évoluer selon les conjonctures, afin d’établir des relations gagnant-gagnant avec tous nos associés.
Depuis longtemps, la Tunisie cherche à améliorer ses exportations via la diversification de ses produits et de ses destinations. Où en sommes-nous ?
Sur ce sujet, j’ai ma propre vision des choses et je travaillerai sur des points bien précis. Tout d’abord, je vais focaliser sur le marché libyen et algérien. Car lorsque je parle du marché libyen, je parle aussi d’un accès au marché africain. D’ailleurs, la zone franche de Ben Guerdane va constituer pour nous une opportunité dans ce sens. Elle sera un portail sur l’Afrique via la Libye et contribuera au développement régional (toute la zone frontalière tuniso-libyenne). Actuellement, l’OCT possède le terrain, il a procédé à l’étude du business plan et se charge également de l’étude fonctionnelle… L’étape suivante sera la présentation du business plan, afin de faire appel aux investisseurs. Ensuite, il va falloir créer la société qui se chargera de la gestion de cette enceinte. Ce projet sera un vrai mécanisme de développement régional et un réel appui à la coopération avec la Libye. A mon avis, l’expérience des zones franches ne peut être qu’une réussite, car elle participe directement à l’impulsion de l’exportation. Ce type de projet, qui est le premier en Tunisie à vocation commerciale, nous permettra de contrecarrer les problèmes de logistique qui nous empêchent d’aller sur le marché africain sans passer par les ports européens. Nous devons ancrer davantage cette culture de zones franches qui, jusque-là, n’existait pas en Tunisie. Nous avons toujours eu des parcs d’activité économique qui restent des zones industrielles.
Vu la conjoncture économique difficile et son aggravation sur l’épidémie du Covid-19, quel plan envisage le ministère pour soulager le commerce intérieur ?
Il est vrai que la Tunisie, comme tous les pays du monde, traverse une période difficile suite à l’épidémie mondiale du coronavirus. Au niveau du commerce local, il y a une certaine faiblesse, ce qui nous impose des solutions et des mesures d’urgence, en même temps que les réformes structurelles. Nous travaillons sur deux pistes, une piste de sauvetage ou de relance et une autre qui aura pour objectif d’apporter des réformes plus profondes.
Nous sommes également en train de travailler sur la question de la concurrence. D’ailleurs, il y a lieu même de réviser les textes de loi. Ainsi, de nouveaux aspects seront introduits lors de cette révision. Nous allons renforcer le rôle du conseil de la concurrence pour sauvegarder les règles de la transparence et assurer une bonne pratique de la concurrence. Nous comptons aussi réviser les textes qui sont liés à la protection du consommateur.
D’une manière générale, pour assurer une bonne santé du commerce sur le plan local, tout est une question d’organisation. Il faut éviter toutes les formes de spéculation et il faut, bien évidemment, combattre le commerce informel aussi bien au niveau intérieur qu’extérieur. Il faut aussi mettre à niveau les circuits de distribution au niveau des marchés de gros, des marchés municipaux et des marchés hebdomadaires. Cette mise à niveau vise à établir des circuits transparents et modernes à l’instar de ce qui existe partout dans le monde. A titre d’exemple, je cite notre dernière intervention auprès des agriculteurs de dattes, à la suite des difficultés rencontrées, afin de les aider à écouler leurs marchandises dans de meilleures conditions et à travers des circuits transparents. Nous avons rencontré tous les ministères concernés pour arrêter une batterie de mesures dans ce sens. Nous avons cherché des pistes pour pouvoir commercialiser la datte tout au long de l’année dans les grandes surfaces. Là, nous visons la qualité, la transparence et les prix raisonnables… Cela évitera au consommateur plusieurs embrouilles notamment la spéculation. Pour parvenir à cette solution et aider ce secteur, il aurait fallu ajouter un maillon, qui manque à la chaîne, celui de la collecte et dont se chargeront des mutuelles d’agriculteurs. Nous avons réalisé ce travail avec le groupement des dattes et le ministère de l’Agriculture.
Le dossier la distribution fait l’objet de suivi depuis plusieurs années, et nous sommes en train d’évaluer ce qui a été fait pour pouvoir continuer d’une manière plus rationnelle. C’est un axe qui fait, d’ailleurs, partie du programme du gouvernement, notamment, pour assurer la protection du consommateur. Organiser les circuits de distribution a un seul et unique objectif, sauvegarder le pouvoir d’achat du citoyen.
Dans un souci de protection du consommateur, le ministère est aussi en train de suivre les prix sur les marchés, tout en respectant le principe de la liberté des prix. Nous suivons le marché de près à travers des opérations de contrôle et nous essayons d’intervenir parfois au niveau des marges, que ce soit pour les ventes en détail ou en gros. Nous avons une structure de veille au sein de la direction générale du commerce intérieur qui est chargée, entre autres, de la question des prix. Actuellement nous préparons une application informatique qui impliquera les municipalités dans le suivi des prix des produits de grande consommation, sur tout le territoire tunisien.
L’approvisionnement du marché fait, également, l’objet d’un suivi permanent de la part du ministère aussi bien au niveau central que régional, et ce, pour le commerce de gros et de détail. Nous nous sommes réunis avec les directeurs régionaux et nous savons qu’actuellement la situation est stable pour tous les produits. Encore une fois, et, à titre d’exemple, je citerai les préparatifs de la rentrée scolaire que nous venons de terminer sans aucun problème d’approvisionnement.
Pour assurer la bonne santé du commerce au niveau local, il faut étudier les différentes filières et impliquer toutes les parties prenantes, afin de rendre les choses plus transparentes. Sans cette démarche, nous n’aurons jamais des filières modernes et bien organisées. Et comme nous avons intervenu dans la filière des dattes, nous allons continuer le diagnostic pour d’autres filières comme celle des viandes rouges, des viandes blanches… Nous allons créer une task-force ou un groupe de concertation, qui se réunira périodiquement et qui inclura toutes les parties concernées, l’Utap, le ministère du Commerce, les groupements professionnels, l’INC… Cela nous permettra de mieux cerner les problèmes de chaque filière afin de mieux les résoudre.
Où en est l’état de la Caisse générale de compensation ?
La caisse de compensation doit connaître des réformes très profondes, car il y a un problème au niveau de la destination de la compensation. Cette question a toujours été soulevée par le ministère des Finances et par nous-mêmes. Nous sommes en train de travailler avec le ministère des Finances pour introduire de nouvelles réformes à ce niveau, afin de soulager le trésor public et essayer d’orienter cet avantage social vers ses bénéficiaires réels. Cela touchera tous les produits compensés comme l’huile végétale, les dérivés des céréales… En réalité il y a plusieurs scénarios envisageables, mais nous n’avons pas encore opté pour l’un ou l’autre, mais il y a une batterie de mesures sur lesquelles nous travaillons conjointement avec plusieurs intervenants et la décision définitive n’est pas du ressort du ministère du Commerce, elle doit faire l’objet d’un conseil ministériel. Quelles que soient les réformes qui seront apportées, l’essentiel serait de tenir compte des intérêts de tout le monde. Il ne faut ni léser les industriels ni pénaliser le consommateur.
Les tentatives pour faire face au fléau du commerce parallèle se sont multipliées, surtout après la révolution, mais en vain. Quelles sont les principales raisons ? Et quelles seraient les meilleures démarches à entreprendre ?
Le commerce parallèle est un phénomène mondial, il devient inquiétant lorsqu’il s’aggrave et dépasse certaines proportions. Je reviens à la zone franche de Ben Guendane pour dire que parmi les objectifs de ce projet, la lutte contre le commerce parallèle. Il est nécessaire d’intégrer les gens qui pratiquent ce type de commerce dans les circuits légaux et réguliers. Encore une fois, j’estime que le travail, qui doit être fait dans ce sens, est un travail collectif et ne relève pas seulement de notre ressort. Car, le commerce parallèle ne concerne pas seulement la contrebande, il y a plusieurs autre volets à revoir. Il faut moderniser les moyens de contrôle au niveau de la douane et à notre niveau. Et là, nous réfléchissons aux moyens de moderniser notre appareil de contrôle, car les moyens humains et matériels existants ont montré leurs limites. Nous devons travailler également avec les municipalités, les consommateurs, l’Institut national de la consommation (INC), l’Organisation de défense du consommateur (ODC)… qui ont un rôle important dans la lutte contre le commerce parallèle.
L’organisation de circuits de distributions permettra également de mieux canaliser les marchandises et assurera une meilleure traçabilité des produits. Tout cela est profitable, aussi bien aux producteurs qu’aux consommateurs. Si par exemple, les produits agricoles sont bien acheminés vers les marchés de gros, il n’y aura plus ce besoin de se tourner vers d’autres circuits. Tout est donc basé sur la mise à niveau et l’organisation des circuits de distribution. Dans ce sens, nous avons publié un communiqué conjointement avec le ministère de l’Agriculture invitant toutes les personnes qui ont des points de stockage, même non autorisés, à se présenter et déclarer leurs activités de manière à avoir une vision plus globale sur tous les produits stockés et c’est seulement à ce moment-là que nous pouvons organiser le marché. Dans un deuxième temps, nous comptons mettre en place une plateforme numérique dans ce sens pour assurer une rapidité quant à l’échange des informations. Tout cela fait partie des réformes structurelles pour remédier au commerce parallèle, qui reste le résultat d’un système qui l’encourage.
Parmi les solutions pour combattre le commerce illicite, renforcer le rôle des municipalités ainsi que la révision de certains textes juridiques régissant le commerce intérieur et extérieur.
Nous avons toujours tendance à aller vers les opérations de contrôle comme seul et unique moyen pour combattre le commerce illégal, oui tout cela est important ! Mais il faut penser à moderniser les moyens de contrôle. Je dirai même qu’il faut spécialiser les gens qui assurent les opérations de contrôle. Aujourd’hui, il faut travailler plus en amont et avoir beaucoup de bonne volonté et de moyens.
Le commerce électronique n’est-il pas un moyen efficace pour développer les échanges intérieurs et extérieurs ?
Tout d’abord, il faut être convaincu par le commerce électronique et là je parle aussi bien au niveau du consommateur que des structures et entreprises. Il faut considérer les échanges électroniques comme partie intégrante du commerce international et local. C’est une composante essentielle dans le monde des échanges et il faut agir en conséquence. Nous avons constaté qu’il n’y a que quelques opérations d’échange au niveau international qui ont pratiqué le e-commerce. Il s’agit de petites opérations de vente pour des produits artisanaux ou du terroir. Il est vrai que ces opérations ont bien réussi, mais cela est insuffisant et nous travaillons pour développer le commerce en ligne. Avec l’épidémie du Covid-19, le commerce électronique a explosé de par le monde et si nous voulons moderniser le commerce tunisien, il faut bien miser sur ce type d’échange. Nous devons nous inspirer des expériences étrangères et créer, au sein du ministère, un noyau d’experts afin d’intégrer cette composante dans nos stratégies.
Le mot de la fin
Pour réformer le commerce tunisien et bien le développer, il faut passer par plusieurs étapes. Tout d’abord, par un diagnostic exhaustif.
Nous sommes appelés, avec toutes les parties prenantes, à collecter un certain nombre de données qui vont nous permettre de comprendre le déroulement de toutes les activités liées au commerce. Pour cela, je suis en train de rencontrer périodiquement des connaisseurs dans certains domaines que j’appellerai des «personnes ressources», et ce, en plus des groupements et des structures professionnels… Mon objectif est de prendre les bonnes décisions, que ce soit pour les mesures d’urgence ou pour les réformes structurelles. Nous allons également miser sur la digitalisation de l’information pour la rendre plus accessible. Nous allons travailler beaucoup plus avec les structures régionales qui sont aujourd’hui un maillon indispensable dans toutes les étapes qui concernent la modernisation du commerce.
Ensuite vient le travail du suivi, à travers les mécanismes qui existent au sein du ministère (les conseils nationaux, les task-force…). Nous allons également reprendre la piste des enquêtes qui vont nous permettre de trouver les solutions les plus appropriées à tous nos problèmes.
Je tiens à préciser à la fin que toutes nos démarches et nos actions doivent tenir compte aussi bien des intérêts des ménages que ceux des entreprises. C’est un travail de longue haleine, car de grands chantiers nous attendent sur tous les fronts.