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Projet de loi de finances 2021 | Mohsen Hassan, expert en économie : «On se permet le luxe et les augmentations salariales avec une économie qui souffre»

Pour l’expert Mohsen Hassan, la loi de finances 2021 traduit le seul objectif que s’est fixé le nouveau gouvernement, à savoir le redressement des finances publiques. Même s’il critique une allocation “non optimale des ressources budgétaires”, il considère que l’ébauche de la réforme fiscale  est le point fort de cette loi.

Selon certains experts, la loi de finances 2021, étant élaborée par l’administration,  ne traduit pas une vision politique de la gestion de la crise économique qui nécessite, désormais,  des “solutions hors des sentiers battus”. Que pensez-vous de cet avis ?

Aujourd’hui, il faut reconnaître que la situation sur les plans économique, social  et politique est très grave. La Tunisie se trouve réellement à la croisée des chemins avec des acquis de la révolution, certes, mais également avec des dangers réels qui menacent notre pays. Les indicateurs publiés par les institutions financières internationales, à savoir  le FMI et la Banque mondiale, confirment cette situation morose. Pour l’année 2020, on s’attend à une croissance négative entre -7% (selon  le FMI) et -9% (selon la BM), le taux d’inflation sera, à fin 2020, de 5,8% et le taux d’endettement est de 90% avec un stock de dettes extérieures d’à peu près 100 milliards de dinars. En même temps, on a une régression de 17% des exportations et un recul des importations de biens et de services de 27%. Le taux d’investissement prévisionnel pour la fin d’année 2020 sera de 10% avec un taux d’épargne de 2%. J’ai commencé par planter le décor pour dire que la situation est extrêmement délicate et que les marges de manœuvre du gouvernement sont trop limitées. Le gouvernement Mechichi avait à choisir entre deux voies  pour la loi de finances 2021 et la loi de finances complémentaire 2020. La première vise le redressement des finances publiques, alors que la seconde (dont l’objectif est impossible à réaliser) est celle de  la relance en bonne et due forme de la croissance. Le gouvernement Mechichi a opté pour une finalité unique à savoir le redressement des finances publiques. Le schéma de croissance proposé par la loi n’est pas ambitieux. Si on essaie de voir, indépendamment, des objectifs et des hypothèses, on peut dire qu’il y a des mesures et des aspects qui confirment le choix du gouvernement dont l’objectif est d’assurer le redressement des finances publiques au détriment de la relance. A commencer par  le montant alloué aux dépenses de développement qui serait de 7 milliards de dinars et  qui  inclut, réellement, d’autres dépenses. En effet, le montant alloué au financement des projets n’est que de 1,5 milliard de dinars. C’est insuffisant. On ne peut pas parler de relance économique avec un pareil budget d’investissement. Donc le gouvernement, faute de moyens (essentiellement c’est une question de moyens et pas de vision), a opté pour cet objectif. Et on peut confirmer que les mesures de relance sont absentes de cette loi. Par exemple, le soutien aux entreprises, notamment celles qui sont en difficulté, et la préservation des emplois à travers la dynamisation des investissements publics productifs et générateurs d’emplois, ou la préservation du pouvoir d’achat des ménages, notamment,  en recourant à la réduction de la pression fiscale sur les familles à moyens et faibles revenus comme outil fiscal pour encourager la consommation des ménages au lieu de procéder à des augmentations salariales injustifiées, n’ont pas été intégrés dans le projet de loi. La préparation de l’avenir, autre axe de relance, notamment  en promouvant la  transition écologique rapide, la digitalisation, la mise à niveau des systèmes de l’éducation et de la santé… etc, n’a pas été déclinée non plus dans cette loi.  J’ai cité ces exemples pour confirmer que ce projet de loi  n’est pas ambitieux et que la finalité n’est pas la création des richesses mais l’arrêt de l’hémorragie des finances publiques.

Par ailleurs, il est vrai que cette loi de finances a entamé des réformes fiscales  — que je considère le point fort de cette loi —  qui permettent de lancer les bases de la transparence au niveau des comptes publics, mais je demeure convaincu qu’il y a une absence persistante de chantiers de réformes et je vous le dis honnêtement, ce n’est pas le gouvernement Mechichi qui en est le responsable. On ne peut pas mettre cette responsabilité sur le dos de ce gouvernement qui a fait un effort en deux mois pour préparer cette loi de finances. Les gouvernements qui se sont succédé  n’ont pas fait les réformes nécessaires au niveau d’abord, de la masse salariale. Rappelons, à cet égard que  la Tunisie dont le PIB, à la fin de l’année, devrait être de 100 milliards de dinars, a consacré 19,5 milliards de dinars pour la masse salariale, soit à peu près 17 ou 18%. S’ajoute à cette masse  le coût de la régularisation de la situation des employés de chantiers qui vient d’être signée. Or, le PIB adéquat à ce volume  ne doit en aucun cas être inférieur à 150 milliards de dinars. On vit au-dessus de nos moyens et on se permet le luxe et les augmentations salariales avec une économie qui souffre. L’importance de la masse salariale par rapport au PIB pose un vrai problème : on est pratiquement le premier pays au monde en termes de masse salariale par rapport au PIB. Un autre chantier de réforme en latence:  la compensation. Plus de 6 milliards de dinars ont été alloués à la compensation directe sans compter la compensation indirecte sous forme d’aides aux entreprises publiques qui vendent leurs services à des prix inférieurs au coût de revient. Au total, le budget de compensation directe et indirecte est aux alentours de  10 milliards de dinars, et là  je trouve qu’il y a beaucoup de gaspillage. L’économie tunisienne n’a pas les moyens de supporter ce budget, surtout avec le problème de gaspillage et de  contrebande des produits de base subventionnés comme les produits farineux, l’huile végétale, le sucre …etc. Ce poste de dépenses, à mon avis, pèse lourdement sur le budget de l’Etat. En somme, je pense qu’il y a un problème de l’affectation des ressources de l’Etat qui se traduit par un budget d’investissement insuffisant, une masse salariale et un budget de compensation importants, donc la refonte qui s’impose pour les années à venir, c’est de penser une nouvelle  allocation optimale de nos ressources budgétaires.

Pour élargir l’assiette fiscale, la loi prévoit la suppression du régime forfaitaire et l’instauration d’un régime fiscal spécifique aux petites entreprises individuelles,  dont le chiffre d’affaires annuel ne dépasse pas les 100 mille dinars. Qu’en est-il de l’efficacité de cette mesure ?

La loi de finances 2021 confirme le retour à la réforme fiscale nécessaire approuvée et élaborée depuis 2015. Le gouvernement Habib Essid a entamé cette réforme fiscale, mais pour des raisons méconnues, elle a été suspendue. Je pense que  cette loi de finances amorce une réforme fiscale avec la simplification des procédures et la modernisation de l’administration fiscale combinées à une optimisation du contrôle de l’économie informelle et du commerce parallèle. Il y a un nombre de décisions qui vont dans ce sens. Remplacer le régime forfaitaire par un nouveau régime fiscal spécifique aux petites et micro entreprises est un point important. Ce nouveau régime doit être basé sur une méthode fiable  de la détermination de l’assiette.

La loi prévoit, également, l’unification fixée à 18% des taux d’imposition sur les entreprises…

Pour l’unification fixée à 18% du taux d’imposition sur les entreprises, je pense aussi que c’est une sage décision qui consiste à réduire progressivement la pression fiscale. Il y a lieu de mentionner encore une fois que l’assainissement de l’environnement des affaires doit commencer par une baisse de la pression fiscale. D’une façon générale, je pense que la Tunisie n’a pas d’autres choix que d’entamer avec beaucoup de rigueur une refonte fiscale indispensable pour instaurer plus de justice fiscale et pour élargir l’assiette fiscale de manière à augmenter les ressources propres de l’Etat et réduire en même temps la pression fiscale sur l’économie tunisienne. Mais, il reste, à mon sens,  qu’il y a un point faible : le fait de ne pas penser à la pression fiscale élevée pratiquée sur les moyens et faibles revenus.

Le débat enfle autour de la possibilité du rachat des créances de l’Etat par la Banque centrale pour financer le déficit budgétaire. Un tel mécanisme ne provoquerait-il pas l’envolée de l’inflation et la dévaluation du dinar ?

Il faut se mettre à la place de ce gouvernement qui doit penser à toutes les solutions et qui doit mobiliser des ressources pour le financement du budget de l’Etat dans ce nouveau contexte. Les deux gaps financiers qui sont à combler  s’élèvent à 30 milliards de dinars dont 10 milliards de dinars pour boucler l’exercice 2020 et 20 milliards de dinars pour combler le déficit pour l’exercice 2021. Le gouvernement Mechichi compte sur le système financier tunisien pour mobiliser des ressources par les techniques suivantes : la première consiste à émettre des bons du trésor BTA et la deuxième, qui sera utilisée pour la première fois, consiste en le rachat de la dette de l’Etat  par la Banque centrale. La première technique, constitue un business juteux pour les banques qui sont en train de changer de profession, en Tunisie et de se convertir en investisseurs  de bons de trésor au détriment du financement de l’économie tunisienne. C’est vrai que le financement du budget de l’Etat fait partie des missions des banques commerciales, mais il faut que cela s’inscrive dans des limites bien précises. Aujourd’hui, le taux des crédits bancaires accordés par les banques tunisiennes est de 16%. C’est trop élevé.  La deuxième technique consiste en le rachat par la Banque centrale du stock des bons du trésor  BTA qui sont en possession des investisseurs institutionnels, la liquidité des banques va s’améliorer et celles-ci seront incitées à racheter de nouvelles émissions de BTA et dans ce cas, l’intervention de la Banque centrale aura  lieu pas directement au niveau du trésor public mais c’est un financement secondaire. C’est une technique habituelle. La politique monétaire adoptée par la Banque centrale en Tunisie est trop stricte, en matière de lutte contre l’inflation. Avec cette mesure, annoncée par la loi de finances 2021, la BCT va abandonner la stricte orthodoxie adoptée tout en étant indépendante. Théoriquement, cette intervention de la BCT va augmenter la monnaie en circulation sans contrepartie, donc  il y a des risques d’inflation et de baisse du cours du dinar. Mais  il ne faut pas avoir peur. Aujourd’hui, ce qui se passe au niveau des politiques monétaires à l’échelle internationale après la crise de la Covid-19 et même avant (le plan Marshall a été financé entre autres par l’intervention des banques centrales) nous amène à dire qu’il y a un retour à cette question de la monétisation de la dette publique qui est devenue une pratique habituelle. Les plus grandes banques centrales ont recouru à cette technique. Et si on fait le parallèle avec des pays voisins comme le Maroc ou l’Egypte, on trouve que la Banque Centrale d’Egypte vient d’être autorisée à financer le déficit budgétaire en Egypte. Surtout que l’inflation n’est pas uniquement d’origine monétaire. L’inflation sous-jacente hors énergie et alimentation échappe au pouvoir de la Banque centrale de Tunisie. Pour combattre l’inflation, il faut mettre en place un policy mix. Le gouvernement et le ministère du Commerce doivent contribuer à leur tour dans la lutte contre l’inflation. La Banque centrale a parfaitement réussi sa mission en matière de lutte contre l’inflation. Mais la donne a changé, aujourd’hui notre pays a un déficit de 30 milliards de dinars à combler en 14 mois. La BCT doit contribuer pour sauver notre système financier. Et cela n’a aucune incidence sur l’indépendance de la Banque centrale que je continue à défendre.

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