Même s’il est encore tôt de dresser un vrai diagnostic de la situation économique du pays, tout le monde est convaincu, et pour une fois d’accord, que la Tunisie passe par une crise chaotique à tous les niveaux aussi bien sécuritaire, sanitaire qu’économique. De l’avis de l’ancien ministre des Finances, Hakim Ben Hammouda, afin de pallier cette situation, il est urgent et primordial de mettre au point un programme de sauvetage économique ambitieux, audacieux et courageux. Cet appel à l’état d’urgence économique peut constituer la réponse institutionnelle et politique pour mobiliser l’ensemble des forces nécessaires, faire face aux défis actuels et répondre à tous les dangers qui touchent la sécurité nationale. Entretien.
Avec le Covid-19, la situation économique est devenue encore plus difficile et le pays connaît, aujourd’hui, la pire récession depuis l’Indépendance. Quel bilan dressez-vous de la réalité de l’économie tunisienne ?
La situation de l’économie nationale est très grave, voire très critique. Outre sa profondeur, cette crise est marquée par son caractère exceptionnel et se situe actuellement au croisement de trois parcours différents. Le premier, c’est celui de la crise du modèle de développement à partir du début des années 2000. Jusqu’à aujourd’hui, les différents gouvernements qui se sont succédé n’ont pas réussi à mettre en place un nouveau modèle de développement capable de résorber le chômage, de créer de la croissance économique, de faire sortir le pays de cette situation qui a perduré… et de renflouer, par la suite, l’économie nationale.
La deuxième dimension de cette crise, c’est la dérive des grands équilibres macroéconomiques qui ont commencé après la Révolution, où nous avons assisté à un accroissement rapide des dépenses qui n’a pas été accompagné par une croissance aussi forte des recettes de l’Etat, ce qui a été à l’origine d’un creusement des déficits public et commercial. Cette situation était à l’origine d’un endettement très important, fort et très marqué.
S’agissant de la troisième dimension, c’est celle de l’impact de la pandémie de Covid-19 sur l’économie nationale mais aussi mondiale. L’impact de cette crise sans précédent était catastrophique au vrai sens du mot, avec la plus importante récession dans l’histoire du pays, avec probablement une croissance négative de -9%, une perte des recettes publiques qui a dépassé les 6 milliards de dinars…
Donc, en un mot, la situation est critique et le pays passe actuellement par une crise sans précédent qui risque de s’aggraver si l’on ne prend pas les mesures adéquates nécessaires.
Quels sont l’ampleur et le coût de cette crise ?
La loi de finances rectificative 2020 et le projet de loi de Finances 2021 sont l’expression de l’ampleur de la crise en termes de perte des recettes publiques et de croissance, de creusement du déficit public, de besoin de financement…
Selon la loi de finances rectificative 2020, nous sommes à un déficit budgétaire de l’ordre de 14% du PIB, ce qui est énorme car nous n’avons pas connu un déficit aussi important et aussi marqué dans l’histoire récente de notre pays. Nous avons, également, un besoin de financement énorme, puisque nous devons trouver avant la fin de cette année, c’est-à-dire en deux mois pratiquement, 11 milliards de dinars, une mission qui est loin d’être évidente et facile !
Pareil pour le projet de loi de finances 2021 ; même si le pays affiche un retour de croissance de 4%, nous restons quand même à un déficit très important des finances publiques, estimé à plus de 7% et un besoin de financement de 20 milliards de dinars, dont 16 milliards de dinars qu’on doit trouver sur les marchés étrangers.
L’ensemble de ces éléments montrent l’ampleur et le caractère exceptionnel de cette crise, qui exige des mesures et des réponses exceptionnelles. D’où l’urgence et la nécessité de faire un peu le point pour voir ce qui n’a pas marché et trouver des solutions qui sont faisables.
Entretemps, le milieu d’affaires a exprimé son inquiétude quant à l’impact du projet de loi de finances 2021, la forte détérioration du climat des affaires et les grosses difficultés que rencontre notre pays pour attirer de nouveaux investisseurs. Quel est votre lecture du PLF ?
Il est vrai que le PLF 2021 et la loi de finances initiale suscitent beaucoup de critiques, de remarques et de commentaires. Mais ils sont l’expression réelle de l’état de nos finances publiques, de nos grands équilibres macroéconomiques et financiers… Il est vrai aussi qu’on aurait pris d’autres décisions et qu’on aurait pu réduire un peu plus le déficit…Mais je crois qu’au-delà des mesures, ce qui est plus important, c’est de savoir que cette loi de finances exprime, de manière sincère, la gravité de la situation financière du pays et du budget de l’Etat.
Maintenant, il faut effectivement réfléchir ensemble pour définir les priorités car la gravité de cette situation appelle à un état d’urgence économique. De mon point de vue, la situation économique est en train de se transformer d’une crise économique traditionnelle, que les économistes peuvent résoudre à travers les politiques économiques classiques, à une crise qui touche véritablement la sécurité nationale, notamment la crédibilité des institutions de l’Etat et surtout l’indépendance de notre décision de politique économique. A cet égard, l’état d’urgence est un cadre légal, institutionnel et politique qui donne l’occasion au peuple tunisien (comme c’était le cas lors de la lutte contre le terrorisme et contre le Covid-19) à se rassembler autour des institutions de l’Etat pour trouver les solutions idoines pour sortir de cette crise.
Dans sa forme actuelle, cette loi de finances demande des ajustements et des corrections. C’est, en fait, l’objectif de la discussion que le gouvernement est en train de mener au niveau de la commission des finances de l’ARP. Mais vu la gravité de la crise actuelle, je pense que la question de la loi de finances nécessite un regard global sur la situation économique et surtout une mobilisation générale pour faire face à la gravité de la situation économique et financière du pays.
Dans son dernier communiqué, la BCT a annoncé qu’elle ne financera pas le déficit budgétaire, étant donné que le recours à l’endettement interne atteindra 14,3 milliards de dinars dans le PLF contre 2,4 milliards de dinars dans la loi de finances initiale, ce qui aura des répercussions négatives sur les équilibres économiques et sur le secteur bancaire. Qu’en pensez-vous ?
La décision prise par la Banque centrale de Tunisie (BCT) était prévisible et les arguments qui ont été avancés par son Conseil d’administration sont liés à la difficulté d’opérer un financement important au niveau du budget de l’Etat, qui reste lié aux tensions qui règnent sur le système bancaire et financier. Mais cette décision est aussi justifiée par les risques sur les grands équilibres macroéconomiques du pays, particulièrement sur le taux d’inflation et la bonne tenue de la monnaie et l’effet de déduction que cette demande importante de financement peut amener sur le marché financier, aux dépens du secteur privé, et en faveur des bons de Trésor.
Pour toutes ces raisons, j’ai toujours défendu les politiques non traditionnelles, au niveau notamment des politiques économiques et monétaires. Mais je crois fondamentalement qu’il faut toujours trouver un équilibre entre le recours nécessaire aux politiques non traditionnelles dans des contextes exceptionnels (à l’instar de ce contexte particulier de crise économique et sanitaire), avec une certaine rationalité économique, qui prend en considération la qualité de nos institutions bancaires et financières et leur fragilité. Donc, il faut trouver cet équilibre entre le besoin de déférer les contraintes de la politique monétaire et le respect de la solidité de nos institutions financières et bancaires.
Dans ce même cadre, que pensez-vous des divergences exprimées au plus haut niveau de l’Etat sur les questions économiques ?
Les plus hautes institutions de l’Etat (particulièrement la Banque centrale de Tunisie et le gouvernement) ne doivent pas afficher sur la place publique leurs divergences, sur des questions aussi importantes que le financement du budget de l’Etat pour plusieurs raisons qui sont tout à fait légitimes. En effet, dans ce contexte particulier de crise, une telle réaction ne peut que renforcer l’incertitude et le manque de confiance des citoyens dans les institutions de l’Etat, alors qu’au niveau international, ceci ne peut qu’avoir des effets négatifs sur l’image et la perception de notre pays, déjà écornées par la crise économique, sociale et politique.
Pour ce faire, il aurait fallu multiplier les discussions pour parvenir à un accord sur des questions aussi importantes. Dans ce même cadre, les institutions de l’Etat doivent faire preuve d’une grande concertation pour éviter de répéter les erreurs commises… Nous sommes tous conscients de l’engagement des deux parties et de leur sens des responsabilités pour trouver les ajustements nécessaires afin de parvenir à un accord sur toutes ces questions importantes.
Quels sont les scénarios possibles face à une telle situation ?
Il faut éviter, coûte que coûte, le scénario d’un rééchelonnement de la dette. Tous les efforts doivent être réunis pour éviter ce scénario du pire et chacun de nous doit, de son côté, faire de son mieux pour sauver la situation. Du côté du gouvernement, les grands équilibres de la loi de finances doivent être réajustés afin de réduire le déséquilibre, alors que du coté de la banque centrale, il est important qu’elle poursuive l’effort qu’elle a entrepris depuis l’annonce de la pandémie pour avoir plus de dynamique dans le financement de notre économie. Ce sont la concertation et le dialogue qui permettent aux institutions de l’Etat de fonctionner en bonne entente et en bonne coordination.
A ce niveau-là, il est important aussi d’appeler au sens des responsabilités des deux parties pour trouver, au plus vite, un accord car ce différend ne peut pas perdurer dans la mesure où il peut altérer l’image de notre pays au niveau interne et surtout international auprès de grands investisseurs et institutions internationales. D’où l’obligation et l’urgence de s’asseoir autour de la table de discussions afin de trouver un accord, toujours dans le cadre de la concertation et du respect du mandat de chacun.
Personnellement, je ne crois pas que la Banque centrale ou le gouvernement continueront à défendre chacun sa position et je suis persuadé qu’un juste milieu, qui nous permettra de rapprocher les deux positions et qui permettra surtout de répondre aux défis de la crise économique de notre pays, pourrait être trouvé dans un temps record.
Face à cette crise sans précédent, sommes-nous en mesure de faire des choix réfléchis pour préparer le redressement économique et contrecarrer les effets de la crise conjoncturelle liée en grande partie aux répercussions de la propagation du Covid-19 ?
Récemment, j’ai lancé un appel pour un état d’urgence économique pour la fin de l’année 2020 et le début de l’année 2021, car à mon avis, la priorité des priorités doit être accordée, aujourd’hui, au sauvetage de l’économie nationale et de toutes ses composantes, tout en défendant les institutions de l’Etat et les entreprises économiques.
Dans ce cadre-là, un certain nombre de propositions, qui peuvent figurer dans les politiques de cet état d’urgence, ont été formulées à l’instar du : report de toutes dépenses supplémentaires sur le budget de l’Etat pour 2020-2021 (en dehors des dépenses d’investissement), l’accélération de bénéfices par les entreprises privées grâce aux mécanismes qui ont été mis en place par le gouvernement au mois d’avril dernier (pendant la première vague du Covid-19), essayer d’établir la dette de l’Etat vis-à-vis des entreprises publiques et essayer de définir des priorités dans son règlement, relier tout appui à une entreprise publique par la mise en place réelle d’un plan de restructuration…Ce sont des mesures, et bien d’autres, qui nous permettent de stabiliser et sauver notre économie.
Quelle ampleur doit avoir ce plan de relance ?
L’objectif de cet état d’urgence est de stabiliser et de sauver notre économie, d’une part, et d’aider les couches les plus défavorisées à résister à la pandémie et à la crise, de l’autre.
Si cette crise persiste, doit-on craindre des révoltes sociales dans un futur proche ?
C’est à ce niveau-là que figure l’importance de l’Etat. Ce dernier doit être le protecteur des populations et des entreprises en dernière instance. Pour ce faire, l’Etat doit montrer une capacité à rassurer les citoyens et à redonner confiance aux entreprises. Je crois dans la force de notre Etat et c’est à nous de nous unir autour de nos institutions, dans le cadre d’un état d’urgence pour sauver notre économie et notre pays. L’Etat est le garant de l’espoir et de cette capacité à mobiliser toutes les forces vives du pays (organisations syndicales et sociales, partis politiques…) pour assurer une forte reprise de l’économie et sortir de cette phase difficile. L’état d’urgence peut constituer le cadre institutionnel et politique pour mobiliser l’ensemble de ces forces.