Le judo national doit énormément à Abdelaziz Ezzaier, élu meilleur athlète aux 2es Jeux africains de Lagos, la capitale nigériane de l’époque où il remporta la médaille d’or. Au point que le sélectionneur français Maurice Gruel lui proposa alors de prendre la nationalité française afin de bénéficier d’une bourse de sportif d’élite alors qu’il était installé dans l’Hexagone. Mais l’enfant du Bardo rejeta net l’offre.
«Le sport est aussi une activité artistique, à mon sens, rappelle Maâmar, le frère de ce champion des arts martiaux. Toute activité peut d’une certaine façon être appréhendée comme de l’art: cuisiner, marcher dans la rue, recevoir les gens chez soi… C’est notre quotidien, le passé et l’avenir».
Abdelaziz Ezzaier, dites-nous d’abord, depuis votre retraite sportive, êtes-vous resté
dans le milieu ?
Non, j’ai même effectué une rotation à 180 degrés en me reconvertissant dans un autre Art. Car le judo en est un. J’ai, à un certain moment, ouvert une salle de sport à El Manar. Un club vidéo, puis une boutique de fleurs, aussi. Depuis quinze ans, la sculpture remplit ma vie. Je la pratique aussi bien en tant qu’amateur que professionnel. D’ailleurs, je suis membre de l’Union des artistes plasticiens tunisiens. J’ai appris la sculpture sur le tas. C’est un don de Dieu. Cette activité magnifique me prend quatre à cinq heures par jour. Je suis spécialiste de la sculpture métallique en fil de fer. C’est un nouvel accomplissement pour moi, une joie renouvelée.
Vous découvrez donc un tout
autre monde…
Le sport est également une activité artistique, à mon sens. Toute activité peut d’une certaine façon être appréhendée comme de l’art : cuisiner, marcher dans la rue, recevoir les gens chez soi… C’est notre quotidien, le passé et l’avenir.
A l’instar de ces artistes superbement ignorés, votre carrière phénoménale ne semble d’aucun secours afin que les autres se rappellent de vous…
Depuis mon retour d’Arabie Saoudite où j’étais parti entraîner l’Ecole française et la Sûreté intérieure, personne ne s’est rappelé un jour de ma modeste personne pour me réserver rien qu’un petit hommage pour couronner ma carrière. J’appartiens au cercle fermé des athlètes les plus titrés de ma génération, mais c’est comme si on vous murmurait dans l’oreille : «Non, merci, on n’a plus besoin de vous !». J’ai pourtant sacrifié ma jeunesse pour ce sport. Avec mon frère Maâmar, nous avons porté haut les couleurs de notre pays en France. J’ai battu par ippon des gens d’un tout autre poids, 120 kg, alors que j’évolue dans la catégorie des moins de 71 kg. On a honoré quelques anciens champions d’Afrique, c’est un fait sélectif, et on a oublié le reste. Tant qu’on n’a pas de respect pour les anciens, on ne peut pas aller très loin ! Pourtant, je ne peux pas ignorer tout ce que m’a donné le sport, c’est-à-dire le respect et l’amour des autres. Vous sentez, grâce à vos performances sportives, que vous valez quelque chose. Le sport est fabuleux. C’est quelque chose de sacré, à condition de le laisser entre de bonnes mains.
Revenons à vos débuts. Comment êtes-vous venu au judo ?
Ce sont mes frères Mehrez et surtout Maâmar qui m’ont piloté vers les arts martiaux. Je n’étais pas très intéressé par les études, mais j’avais de l’énergie à revendre. Un jour de 1967, Maâmar m’acheta un kimono au Magasin Général au prix de trois dinars et demi. J’ai signé à l’Ecole fédérale, sise Rue Kamel Ataturk, où Hamadi Hachicha nous entraînait. Avant de rejoindre l’Espérance Sportive de Tunis où j’ai suivi l’entraîneur Ali Soumer qui exerçait également à l’Ecole fédérale. Hedi Mhirsi, qui allait devenir président de la fédération, était entraîneur, puis président de section à l’EST. Entretemps, mon frère Maâmar m’emmena avec lui en France pour faire de la couture. J’ai signé au club de Saint-Martin, à Saint-Denis. J’ai été champion de France juniors catégorie légers. De retour au pays, je comptais ouvrir une représentation d’une grande marque de couture française. J’ai tout importé : les modèles, les tringles, les affiches des prix… Mais las d’attendre le feu vert de la douane, j’ai tout vendu.
L’influence de votre frère Maâmar, Grand maître dans les Arts martiaux, a été décisive, non ?
Depuis mon jeune âge, Maâmar s’occupait de moi. Il peignait mes cheveux, m’apprenait à bien me tenir… Il a servi d’exemple pour moi, une sorte d’idole. Grâce à lui, à seize ans, je partais en France faire ma vie ! C’est un vrai sportif, il n’arrête pas un seul jour de faire du sport. Même durant les vacances, sur la plage où il lui faut faire du footing, des abdominaux, des pompes… Son destin était d’être Grand maître.
Vous souvenez-vous de votre premier combat ?
Je n’avais que treize ans, et je devais peser quelque chose comme 40 Kg. Je voulais disputer un premier combat. J’étais impatient, mais notre coach à l’Ecole fédérale, Hamadi Hachicha, ne cessait de me répéter qu’il me fallait attendre. Pourtant, je ne pouvais pas discuter sa décision. Tout en pleurs, j’étais allé vers Hamadi Boulahia qui lui demanda de me donner une chance de jouer. Il se portait garant, en cas de malheur. Eh bien, j’ai gagné coup sur coup deux combats, et ne chutais qu’au troisième. J’aimais faire, ce qu’on appelle dans le jargon, le grand écart. J’étais très souple, j’esquivais facilement. Tôt le matin, je faisais avec mon frère Mehrez un footing du Bardo au TGM, puis du TGM au Bardo. Soit deux fois dix kilomètres. En France, après des entraînements de trois heures dans une salle, je passais dans une autre salle pour trois autres heures de travail. Jusqu’à aujourd’hui, je ne ressens jamais la fatigue.
Quel a été votre combat
le plus dur ?
Non, je ne parlerai pas de combat dur, mais plutôt de combat drôle. Nous étions trois judokas à représenter la Tunisie au tournoi d’Espagne, à Séville : Mohsen Mahjoub et Abdessalam Besbès dans les poids lourds, et moi-même dans les légers. Nous jouions la compétition individuelle et par équipes. Dans cette dernière, vous êtes obligé de jouer contre des poids tout à fait différents du vôtre. Ce fut dans mon cas un Espagnol de 100 Kg du nom d’Arufa. Je me suis retourné vers Nejib Hachicha pour lui dire : «Le combat du taureau contre l’agneau, vous connaissez, non?». Eh bien, le gentil agneau s’est payé la tête du féroce taureau ! Grâce à ma spécialité, le Morote-seoi-nage, j’étais parvenu à le vaincre.
Et le combat le plus important ?
Contre le Malgache Jaksos Djidji en finale des 2es Jeux africains de Lagos, en 1973. Mon combat dans la catégorie moins de 71 Kg ne dura que trois secondes. Le président de la délégation, Hassen Kacem, vêtu d’une superbe Djellaba, prenait tout son temps pour s’installer à la tribune d’honneur de la salle de Lagos. Quand il a fini de le faire, il n’a rien compris: le juge-arbitre levait déjà mon bras, le match était fini ! L’Algérien Ahmed Moussa, et le Sénégalais Jacques Ndiaye, que j’ai battu en demi-finales, devaient se contenter du bronze.
De qui se composait la sélection
à l’époque ?
De Mohsen Mahjoub, Abdelmajid Snoussi, Abdessalam Besbès, Abderrazak Matoussi, Fethi Gharbi, aujourd’hui établi aux Etats-Unis…
Quels furent vos entraîneurs ?
Le Japonais Yuji Danjo en sélection, Hamadi Hachicha à l’Ecole fédérale d’où l’aventure avait pris son envol, Ali Soumer à l’Espérance Sportive de Tunis, Maître Péquier en France. Sans oublier mon frère Maâmar qui m’a tout appris : comment ne tenir, un mouvement plus efficace et plus adapté à mes qualités plutôt qu’un autre…
Quelles sont les qualités d’un bon judoka ?
Il doit être vigilant, rapide, souple et assez fort debout et au sol. Avec le temps et moyennant beaucoup d’entraînement, on finit par devenir performant. Un mouvement se travaille en quatre ou cinq styles différents.
Si vous n’étiez pas dans le judo, quel autre sport auriez-vous pratiqué ?
La boxe. A un certain moment, débordant d’énergie, j’ai vraiment aimé aller vers le Noble art. Mais l’amour du judo a fini par avoir le dessus.
En France, la naturalisation des gros talents est une pratique courante. N’avez-vous jamais été sollicité à cet effet ?
Une fois lorsque le sélectionneur de l’équipe de France, Maurice Gruel, assista à mon combat dans un tournoi ouvert aux étrangers. Il était possible d’opposer des athlètes de poids différents. Je pesais 63 Kg, alors que mon adversaire en avait 75. J’ai tenu jusqu’au bout. Le coach de la sélection française vint me demander si j’étais intéressé de bénéficier d’une petite bourse, à condition de jouer pour la France. Je ne comprenais pas alors suffisamment la langue française. J’ai appelé mon frère Maâmar pour discuter avec lui. Malgré la promesse d’un logement et d’une prise en charge assurée, j’ai refusé de me faire naturaliser.
Que représente le judo pour vous ?
Une éducation, une culture, un mode de vie, une philosophie de l’existence. Je conseille les parents de diriger leurs enfants vers cette discipline parce que c’est un sport de défense avant toute chose. Il y a quelqu’un qui vous attaque, vous le laissez venir pour l’esquiver et l’accrocher. Si vous maîtrisez suffisamment cet art, vous pouvez vaincre un jeune de vingt ans. Le judo m’a servi dans la vie pour me donner la confiance nécessaire. Je peux sortir la nuit sans avoir peur.
Votre carrière n’a pourtant pas été un long fleuve tranquille…
Loin de là. Il me fallut affronter les coups bas, la jalousie, les combines, venant non seulement de mes adversaires, mais de mes partenaires aussi. Heureusement que j’ai appris à aller toujours de l’avant, sans me retourner.
Comment jugez-vous la situation
du judo en Tunisie ?
Il nous faut consentir davantage d’efforts. I
Il ne suffit plus d’envoyer des athlètes en stage au Japon. C’est vrai, ce pays était le passage obligé. Plus maintenant avec l’émergence de pays comme la France, devenue numéro un, le Kazakhstan, Cuba, la Russie, le Brésil… Avec des athlètes de 120 Kg qui font 2,10m, on a de plus en plus affaire à des hercules qui font vraiment peur. En Tunisie, la matière première existe, nous avons toujours eu de bons judokas. Il suffit de travailler sérieusement.
Parlez-nous de votre famille ?
J’ai épousé Selma en 1975. Nous avons eu six enfants, dont un, Ahmed est décédé. Il s’agit de Hela, Haifa qui travaille avec moi comme paysagiste et dans le jardinage, Lobna, employée dans une société allemande, Aymen, employé à Sigma Conseil et Alaâeddine, ancien paysagiste.
Comment passez-vous votre
temps libre ?
Je m’occupe en partie du magasin de jardinage.
A la télé, j’aime suivre les plateaux politiques. Leur défaut, c’est qu’ils n’apportent jamais de solutions ou des propositions.
Quel est votre club préféré ?
Le Stade Tunisien. D’abord parce que je suis un enfant du Bardo. Ensuite, parce que l’ancienne star Hedi Braiek est un cousin.
Enfin, êtes-vous optimiste pour l’avenir de notre pays ?
Bon an mal an, nous sommes tous obligés de l’être.
Cela va se décanter, mais on espère que le tribut du sang ne se révélera pas trop lourd.