La Presse — Certains s’attendaient à ce que la visite de Kaïs Saïed au Qatar eût pour objet de solliciter l’aide d’un pays au carnet de chèques inépuisable. Ils avaient fondé l’espoir de voir le Chef de l’Etat combler le trou béant des finances publiques par un nouveau dépôt qatari ou un autre prêt qui viendraient alourdir la dette extérieure du pays et dont on traînera les échéances de remboursement pendant des années. Mais ils ont fait une lecture simpliste de cette visite et de ses objectifs.
En effet, le Président de la République a accepté l’invitation de l’Emir du Qatar car il avait d’autres ambitions pour notre pays. Il est parti avec des mégaprojets structurants à même de transformer le visage de l’économie nationale et d’impulser le développement dans les régions intérieures notamment celles du Sud de la Tunisie. Des projets pérennes à forte valeur ajoutée qui arracheraient ces régions de la sinistrose ambiante et qui seraient pourvoyeurs de milliers de postes d’emploi pour une jeunesse désœuvrée et livrée au fléau de l’extrémisme ou de la migration irrégulière. C’est une rupture avec l’ancien style de coopération bilatérale et l’image d’un pays qui tire le diable par la queue et ne cherche qu’à renflouer les caisses avec un argent, qui une fois reçu, est vite siphonné pour le règlement des salaires des fonctionnaires, dans la résolution précaire des crises sociales urgentes axée sur le recrutement abusif dans les chantiers, dans les sociétés de jardinage.
C’est pour cela que Saïed n’est pas revenu avec des mallettes pleines à craquer d’argent qatari mais avec des investissements durables et immédiatement fonctionnels et surtout avec l’estime des Qataris qui ont trouvé en lui un homme déterminé à extirper le mal qui ronge son pays à la sueur du front de ses enfants et au soutien indéfectible aux régions défavorisées. En effet, les solutions faciles mais sans impact social ne figurent pas au registre de l’action de la diplomatie économique de Saïed. Le Président ne cherche pas de l’aide mais une coopération d’égal à égal bénéfique aux deux pays.
C’est pour cela qu’il a abattu un travail colossal en amont de cette visite et engagé une nouvelle dynamique grâce à la synergie des différents départements en relation avec les projets qui lui tiennent à cœur et qui sont déjà approuvés par son homologue qatari, Cheikh Tamim Ben Hamad Al-Thani.
Projets structurants
Il s’agit d’abord de la «Cité médicale les Aghlabides» à Kairouan qui a reçu l’accord de principe du Fonds de développement qatari pour une participation au capital de la société qui aura à gérer la mise en œuvre du projet avec d’autres bailleurs de fonds fortement intéressés par le business-model finement concocté par la direction de la Santé militaire. Le deuxième projet, qui consiste en la réalisation d’une plateforme de production à Sidi-Bouzid, a pour sa part obtenu l’accord de participation à hauteur de 49% dans le capital de la société mise sur pied sous tutelle du ministère du Commerce et de la Promotion des exportation (les 51% restants seront exclusivement de participation tunisienne, et c’est une condition tunisienne). C’est donc deux projets qui seraient mis en œuvre dans les prochains mois juste après que les dernières touches techniques auraient été apportés à ces projets lors de la réunion de la haute commission mixte tuniso-qatarie qui se tiendra au mois de mars 2021.
D’autres sujets ont été évoqués lors de cette visite à l’instar de la coopération en matière de sport et de jeunesse avec notamment le relèvement du quota des Tunisiens candidats à l’émigration parmi les cadres sportifs au chômage pour soutenir le Qatar lors de l’organisation de la Coupe du monde qui se tiendra dans ce pays en 2022.
Il s’agit aussi du soutien qatari à la Tunisie pour l’obtention de vaccins contre le Covid, dont le Qatar a déjà fait une grosse commande. Une partie de ces vaccins seront acheminés vers la Tunisie dès sa réception par le Qatar sous forme de don.
Aucune concession
Mais pour obtenir de tels accords dont l’impact sera ressenti par les Tunisiens dans les années à venir, Saïed a-t-il fait des concessions majeures pour séduire les Qataris ? Que nenni ! Le Président a été ferme sur ses principes et a campé sur ses positions déclarées sur toutes les questions sensibles.
D’ailleurs de tels sujets internes à la Tunisie n’ont pas été à l’ordre du jour de cette visite tant la volonté des deux pays s’inscrivait dans une démarche de renouveau des relations sur des bases claires. Il s’agit en effet de raffermir les relations bilatérales grâce au dialogue continu ayant pour fondement une concertation permanente sur les sujets brûlants tels que la questions libyenne et ayant comme socle inamovible le soutien inconditionnel aux causes justes, en l’occurrence la cause palestinienne. Il est vrai aussi que le Qatar, dont le profil en Tunisie est trop ambigu, cherche à redorer cette image écornée qui se lézarde de jour en jour auprès des Tunisiens en se positionnant comme le principal soutien économique arabe en temps de disette. Il ne faut pas oublier non plus que le Qatar a beaucoup plus besoin de restaurer ses relations extérieures, même avec les pays qui ne gravitent pas dans son satellite. Il cherche à briser le blocus qui lui est imposée et à se frayer de nouveaux chemins commerciaux. C’est pourquoi les Qataris sont enthousiastes à l’idée de lancer une ligne maritime directe et régulière entre Tunis et Doha.
Pas de basculement
Et même si le Qatar use et abuse du double jeu diplomatique et qu’il est sur tous les fronts géostratégiques, sportifs, culturels, économique et que son hyperactivité inquiète et lui joue parfois de mauvais tours, en Tunisie son rayon d’action sera limité aux investissements et à la coopération bilatérale dans un esprit gagnant-gagnant.
C’est que Kaïs Saïed n’est pas prêt à basculer dans la politique des axes et tient à tenir le pays à l’écart de tous les tiraillements géostratégiques. Au grand dam de ceux qui tablaient sur cette visite pour faire revenir Kaïs Saïed à de meilleurs sentiments avec Ennahdha et ses alliés à l’ARP qui cherchent à lui barrer la route au sein de l’hémicycle, le Président ne s’est pas rendu au Qatar pour s’en plaindre ou pour s’incliner devant les desiderata de son hôte. Une telle question par contre a été soulevée entre tunisiens lors de la rencontre du Chef de l’Etat avec des membres de la communauté tunisienne établis au Qatar. C’était le lieu et le moment indiqués pour s’enquérir des préoccupations des Tunisiens à l’étranger et pour les éclairer sur ce qui se passe dans le pays.
Interpellé par le journaliste tunisien travaillant à Al Jazeera Mohamed Krichen sur l’espoir porté sur Kaïs Saïed pour être un Président rassembleur, au-dessus de la mêlée et qui ne se fait pas piéger par les tiraillements politiques, le Chef de l’Etat a assuré qu’il est entré à Carthage « seul, sans partis politiques ou ceinture au sein de l’ARP ». « J’ai essayé d’être rassembleur, j’ai écouté tout le monde. Mais certaines personnes ne veulent pas que la situation soit stable. Elles trouvent leur compte dans le pourrissement politique et l’enveniment de la situation, a-t-il dit. La situation en Tunisie n’est pas facile, a reconnu le Chef de l’Etat. « Il y a plusieurs questions qui interpellent les Tunisiens et qui sont à l’origine de beaucoup de difficultés. Mais le vrai blocage ne réside pas dans la Constitution mais plutôt dans sa conformité avec la légitimité des urnes.
Lors de ses différentes visites à la Bibliothèque nationale qatarie ou à la Fondation Qatar, le Chef de l’Etat a ébloui ses hôtes par l’étendue de ses connaissances et de son savoir. Il n’a pas hésité à donner plus d’informations sur la langue arabe, la calligraphie, le maître de la ponctuation arabe ou encore sur le Coran bleu ou sur l’arbre de la Sidra, emblème de la Fondation et qui a été le lieu de rencontre pour les savants et les voyageurs, qui se réunissaient pour partager des connaissances, tout en apprivoisant son ombre.
Et pour conclure ce périple de connaissance, le Président de la République a donné une conférence sur la genèse et le parcours de la Constitution tunisienne depuis le Pacte fondamental jusqu’à celle votée en 2014. Il a expliqué les limites des textes et de leur champ d’application quand ils sont dépourvus de légitimité populaire. Il a exhorté l’assistance à prendre en compte les enjeux démocratiques à même de propulser le Qatar, qui s’apprête à tenir ses premières élections législatives au Conseil de la choura l’année prochaine, dans une démocratie sans entache.
Et même si l’on souffle du bout des lèvres que Kaïs Saïed serait, après cette visite, plus tendre avec ses détracteurs islamistes proches de Doha, ce ne serait point le résultat de cette visite mais plutôt à cause de la volonté de ce parti, dont l’édifice est en train de se fissurer, qui cherche à se rapprocher du Président. Pour Saïed, qui laisse toujours une porte ouverte, il veut faire sauter tous les verrous qui entraveraient l’approbation des initiatives législatives qu’il se prépare à envoyer au Parlement. Une grande coalition parlementaire est déjà à pied d’œuvre pour soutenir la démarche présidentielle et qui risque de laisser Ennahdha et ses alliés hors de course. Il n’a pas besoin de l’apport d’Ennahdha mais son objectif n’est pas non plus de faire durer un blocage institutionnel qui creuserait davantage le lit de la crise politique avec ses conséquences ravageuses sur le pays en termes de stabilité sociale et économique.
Donc les réponses aux questions internes, il faudrait les trouver à l’échelle locale non pas en faisant des parallèles infondés et chahutés sur l’action diplomatique. Mais en somme une visite qui ne passera pas inaperçue et fera couler beaucoup d’encre, suscitera autant de polémiques que d’espoir.