Pupille de l’école Kristic, Ali Graja rend dans cet entretien le plus bel hommage à un entraîneur qui a marqué l’histoire du football sfaxien.
«Le Yougoslave incarne le parrain du talent et du génie, témoigne-t-il. C’est le père spirituel de cette génération bénie des dieux. Il avait en charge toutes les équipes, des minimes jusqu’aux seniors contre un salaire de 150 dinars. Le soir, il faisait la ronde des foyers des joueurs qu’il connaissait comme sa petite poche pour contrôler leur hygiène de vie. Il était tout à la fois bon et sévère dans l’intérêt du joueur qu’il cherchait à faire progresser».
A côté d’Aleya Sassi, Mongi Dalhoum et Abdallah Hajri, Graja composait la ligne offensive de tonnerre du Club Sportif Sfaxien, le plus spectaculaire de l’histoire.
«Le sport a donné un sens à ma vie», martèle cet acteur de la Dream team d’un CSS romantique et flamboyant.
Ali Graja, vous en conviendrez : l’ancien Club Tunisien, l’ancienne appellation du CSS, chantait un hymne à l’offensive, à la pureté du jeu et au spectacle. Quel était votre rôle dans cette attaque du tonnerre ?
Nous pratiquions un 4-2-4 où Aleya Sassi et Abdallah Hajri évoluaient sur les ailes, Mongi Dalhoum comme pointe la plus avancée, alors que je jouais derrière ce dernier en électron libre. Je n’avais pas de consigne précise devant Abdelwahab Trabelsi et Moncef El Gaied, les pivots. J’étais en quelque sorte le patron du milieu, l’homme de la dernière passe. Je servais Dalhoum et Sassi. Mes ouvertures et ma grande technique les mettaient seuls face aux buts adverses. En même temps, je savais conclure : chaque saison, j’y allais de mon petit butin de buts. Une fois, contre Mateur, nous l’avions emporté 5-0, et j’ai réussi trois buts. Une autre fois, j’ai planté deux réalisations face à Assila, le gardien du Stade Tunisien, battu (3-0).
Avouez que c’était un tout autre football que celui qu’on pratique aujourd’hui ?
Ah oui, cela n’a rien à voir. Le jeu était beaucoup plus ouvert, plus offensif, on se créait un nombre ahurissant d’occasions. Ce n’était pas de la naïveté, non. On alliait spectacle, efficacité et fair-play. On ne pratiquait pas les salaires et primes d’aujourd’hui. Au meilleur des cas, par exemple une victoire face à l’EST, ESS ou CA, la prime était de 10 dinars, 15 dinars en sélection. Mais on assurait son avenir. Le club nous garantissait un boulot. On s’entraînait à peine trois ou quatre fois par semaine. On n’accordait pas beaucoup d’importance à l’hygiène de vie. Hormis la veille de match, on pouvait le reste de la semaine faire la java. La pression, on ne connaissait pas !
Puisque vous ne gagniez pas énormément, d’où tiriez-vous votre motivation ?
Il n’ y a pas que l’argent qui compte. L’amitié et le plaisir étaient là. Il fallait voir en ce temps de l’innocence le nombre d’invitations que l’on se lançait au Coq d’Or, chez Sadok Omrane. En venant à Tunis, les joueurs de l’Espérance et du Club Africain nous gâtaient. L’été venu, le croustillant personnage du CA, Hamadi Sfennaria, nous emmenait au Kram. Idem chez nous, à Sfax: nous savions recevoir nos hôtes. E la solidarité, alors… ! Ce n’était pas un slogan creux. Mes copains Chetali et Attouga m’ont vivement défendu par l’acte lorsqu’on m’avait surpris en sélection en train de faire la fête. Dieu merci, j’ai réussi une belle carrière, j’ai gagné l’estime des gens. Là où je vais, on me rappelle les souvenirs du grand CSS d’antan.
Un de ces souvenirs marquants demeure votre finale maghrébine de 1970 à Alger…
Ah oui, contre les Algériens du CR Belcourt, le Maghreb du football a salué un CSS sublime, un CSS de gala. Nous avons fait match nul en finale (2-2) face à Lalmas, Kalem, Selmi, Achour, mais au final avons perdu aux penalties. Tout le monde était pourtant resté subjugué et ravi par tant de talent éclatant. Le président belcourtois avait dit à notre président d’honneur, Abdelmajid Chaker, qui était ambassadeur à Alger : «Si l’on pouvait partager la coupe en deux, nous l’aurions fait». Le commentateur de la télé algérienne a qualifié le CSS de «Real Madrid du Maghreb arabe». Quelle marque d’estime ! Il faut dire que le CSS pratiquait le plus beau jeu du pays. Il lui manquait juste un grand gardien de but. D’ailleurs, Attouga me répétait souvent quand on se croisait en sélection : «Si j’étais avec vous au CSS, votre club aurait remporté chaque année le doublé». En tout cas, cette défaite aux penalties face à Belcourt constitue incontestablement mon plus mauvais souvenir.
Et le plus beau ?
Ma première convocation en sélection. Au Ghana, nous avons été battus (2-0) en mai 1964 aux éliminatoires des Jeux olympiques de Tokyo. Chetali étais titulaire, moi remplaçant. Et c’était déjà un honneur pour moi d’être là, avec mon idole. Tout jeune, je cherchais quelqu’un aux portes du stade pour me faire entrer afin d’admirer un tel grand joueur.
Quel est l’entraîneur qui vous a fait le mieux pratiquer votre foot de pur joyau ?
Le Yougoslave Milan Kristic, sans conteste. Il incarne le parrain du talent et du génie. C’est le père spirituel de cette génération bénie des dieux. Il avait en charge toutes les équipes, des minimes jusqu’aux aux seniors contre un salaire de 150 dinars. Le soir, il faisait la ronde des joueurs dont il connaissait parfaitement le lieu où ils habitaient pour contrôler leur hygiène de vie. Il était tout à la fois bon et sévère dans l’intérêt du joueur qu’il cherchait à faire progresser. Kristic avait carte blanche de notre président d’honneur, Abdelmajid Chaker. Personnellement, je n’étais pas très fort physiquement, et il me fit travailler comme un damné. On a pris soin de ma nutrition suivant un régime alimentaire précis. La perte de Kristic a constitué un choc terrible pour moi.
Votre carrière en sélection a été plutôt en dents de scie. Pourquoi ?
Je partageais ma chambre avec mon grand ami Abdelwahab Lahmar. En février 1965, j’ai disputé la rencontre internationale face aux Hongrois de Ferencvaros, le club du Ballon d’Or 1967, Florian Albert (0-0). Je n’ai pas été retenu pour la CAN 1965 à Tunis, peut-être en raison de mon rythme de vie, pas toujours sérieux et rigoureux. Je ne savais jamais me priver de certains plaisirs. Il faut dire que je débarquais au milieu de monstres sacrés, les Chetali, Taoufik, Haj Ali sur la fin de sa carrière… qui évoluaient à mon poste. Contrairement au CSS, on m’obligeait en sélection à accomplir certaines tâches défensives, rebutantes à mes yeux. Nous avions préparé les JM 1967 en France et en Russie sous la conduite de Mokhtar Ben Nacef. Avant son décès, nous lui avons rendu visite dans sa maison au Kram. Je suis resté étonné par le fait qu’après une aussi belle carrière professionnelle à l’OGC Nice en France (deux championnats et une coupe), Ben Nacef puisse habiter une maison aussi modeste.
Remontons le fil du temps. Qui vous a fait venir au football ?
Moncef El Gaied, un joueur modèle et un grand intellectuel qui allait poursuivre ses études en France. Il venait souvent chez sa tante. Un jour, il m’a vu jouer dans l’équipe du quartier Hay Kacem situé sur la route de Lafrane, à quelques kilomètres du centre-ville. Il m’a interpellé en me disant : «Demain, je t’emmène signer au Club Tunisien» (l’ancienne appellation du CSS). C’était en 1959, j’avais 15 ans. J’ai perdu ma mère, puis mon père la même année lorsque j’avais huit ans. Ma soeur et ma tante m’ont pris en charge. Je ne me suis vraiment jamais senti orphelin. J’ai été gâté. J’ai trouvé tout le soutien nécessaire de la part de mes coéquipiers Touhami, Rachid Daoud, Abdelaziz Fourati, Lazhar Mokni, Hamadi El Abed , Aleya Sassi, Mohamed Khrouf, Ahmed Ouannès, Mongi Dalhoum et Mohsen Saâd. Habib Larguech était notre président, Abdelmajid Chaker notre président d’honneur, Habib Marzouk puis l’Algérien Mokhtar Laâribi, un des fondateurs de la fameuse équipe du FLN, étaient mes entraîneurs. Je dois reconnaître que le ballon rond m’a fait connaître beaucoup de gens et de pays. J’ai joué avec trois générations. Des Cherif, Jedidi, Benzarti, Douiri, Lamine, Chaïbi, Sassi à Dhouib, Agrebi, Akid… J’ai disputé mon premier match avec les seniors en 1962-63 contre l’UST du grand Farzit au stade Géo-André (actuel Zouiten). Nous avons gagné (1-0).
Et votre dernier match ?
En 1975. D’ailleurs, j’ai organisé un jubilé, un des tout premiers de l’histoire du foot tunisien. La sélection de Sfax, qui était en la circonstance opposée à une sélection de Tunisie composée des Kanoun, Attouga, Rtima, Hammami, Mghirbi… s’était imposée (2-1). J’ai inscrit ce jour-là un but à Kanoun.
Le foot vous a-t-il laissé le temps de pousser loin vos études ?
Non, d’ailleurs, je n’étais pas très doué pour les études. Du matin au soir, j’alignais les matches au quartier. J’ai obtenu mon certificat d’études en 1959, et ça s’est arrêté là. Dieu merci, tous mes enfants ont réussi leur scolarité.
Justement, parlez-nous de votre famille…
Je me suis marié en 1978. J’ai trois enfants : Walid, natif de 1979, ancien joueur du CSS, EMM, OCK, ESM, il se trouve actuellement aux Emirats avec son épouse; Ahmed, né en 1989, ancien préparateur physique du CSS et d’Abha, en Arabie Saoudite, et Wafa, née en 1981, Prof de sport. Toute la famille est sportive, en fait.
Quel est à votre sens le plus grand joueur tunisien de tous les temps ?
Il y a eu beaucoup de joueurs d’exception : Diwa, Chetali, Farzit, Hamadi Agrebi, Tarek, Aleya Sassi, Souayah… Ce sont tous des patrons, des meneurs de jeu qui ne privilégient pas des atouts physiques, mais plutôt techniques.
Des défenseurs que vous redoutiez particulièrement ?
Baganda et le Gabésien Doghmane. Ils étaient très agressifs.
Un regret, par exemple un match que vous avez raté ?
Oui, la finale de la coupe de Tunisie remportée (1-0) devant l’Espérance de Tunis. Raouf Najjar joua ce jour-là le match de sa vie. J’en garde un souvenir mitigé pour la simple raison que j’étais blessé et j’aurais aimé sortir un meilleur match. Deux semaines avant la finale, je ne faisais que subir des massages pour soigner une blessure musculaire. Ce n’est que dans la dernière semaine que j’ai pu travailler avec le groupe. Je m’attendais d’ailleurs à ce que notre entraîneur, le Yougoslave Jivko Popadic ne me retienne pas dans le onze titulaire. Eh bien non : quoique diminué, j’étais là ! Quoique moyen, ce technicien était fort dans le management.
Votre talent n’a pas dû laisser insensibles les clubs étrangers…
Le club algérien de l’USM Bel Abbès était venue me chercher à Sfax du temps où mon coéquipier Aleya Sassi faisait les beaux jours de ce club. Avec la sélection qui effectuait un stage en Allemagne, Cologne chercha également à m’enrôler. J’ai fui la réception après un match disputé là-bas où les agents allemands voulaient prendre le numéro 10, mon numéro. J’étais en grande forme. Ils durent se rabattre sur le Marsois Hamadi Chihab. Je n’aimais pas quitter Sfax. Je redoutais l’exil.
Enfin, que faites-vous de votre retraite ?
J’ai pris depuis longtemps ma retraite de la municipalité où j’étais agent. J’ai longuement exercé avec l’Académie du CSS, trois fois par semaine, effectuant des démonstrations aux jeunes talents. Depuis 1959, je suis au CSS. Le sport a donné un sens à ma vie. La passion et le sens de ma vie, c’est tout modestement d’être au contact du ballon rond.