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Tribune | Entre rêve et réalité : Dix ans après !

Par Pr Ahmed FRIAA*

Hakim Ettounsi était âgé d’une soixantaine d’années en 2011. Son nom est connu de presque tous. C’est un brillant universitaire qui s’intéresse à la politique depuis son plus jeune âge. Il était respecté par ses collègues et apprécié de ses étudiants. Il appartient à une famille de militants nationalistes et bien que celle-ci soit relativement aisée, il avait des opinions plutôt de gauche. Il avait créé, avec un groupe de ses camarades, une revue qu’il intitula «Eureka !», faisant un clin d’œil à la fameuse exclamation d’Archimède lorsque celui-ci découvrit la fameuse poussée qui porte son nom. Ce fut un journal qui militait pour davantage de justice sociale et davantage de libertés. Ses éditoriaux, souvent enflammés, valurent à Hakim de nombreuses années de prison et de privations.

Lorsqu’éclata le soulèvement populaire de 2010-2011, il était parmi les plus actifs et ne ratait que rarement une manifestation de rue, se déplaçant, dans sa vieille voiture, d’une région à l’autre.

Le 14 janvier, sur l’avenue Bourguiba, il prit la parole et s’adressa à la foule en ces termes :

«Certains parmi vous, ou parmi vos proches, ont été victimes par le passé de sévices et d’injustices. Vous êtes en colère et je vous comprends.

Vous savez tous que j’ai beaucoup souffert dans ma vie, pour la seule raison que je militais pour l’avènement d’un pays où la liberté serait garantie et où régnerait une justice sociale,un pays de droit, où il fait bon vivre et où la dignité serait garantie pour tous.

Aujourd’hui, nous assistons à l’ouverture d’une nouvelle page dans l’histoire millénaire de notre pays et deux voies s’ouvrent devant nous.

La voie de la haine et de la vengeance, qui peut satisfaire le ressentiment de certains, mais qui conduirait inéluctablement à davantage de déchirure au sein de notre société et nous serons tous perdants. Nous perdrons non seulement le précieux apport de nombreux cadres compétents et expérimentés qui, certes, ont servi dans l’ancien régime, mais qui ont d’abord et avant tout servi, dans la loyauté, leur pays, mais aussi ce qui est encore plus grave, la haine n’engendrant que davantage de haine, le pays s’enfoncera dans une crise aux conséquences désastreuses.

La deuxième voie est celle de la sagesse que recommande l’analyse sereine des multiples expériences vécues par de nombreux pays à travers l’histoire. Elle recommande de tourner au plus vite la page du passé, préserver et renforcer les acquis, identifier les erreurs et les dérapages commis avant le 14 janvier et mettre en place les législations et les mécanismes de nature à en prémunir le pays à l’avenir.

Je vous appelle, moi qui suis parmi ceux qui ont été les plus persécutés et qui ai passé une bonne partie de ma vie enfermé et isolé en raison de mon militantisme pour qu’advienne cette journée de délivrance que nous vivons, je vous appelle à opter pour la voie de la sagesse, la voie de la concorde et attelons-nous à écrire ensemble une nouvelle page dans l’histoire de notre pays».

Ce discours, et malgré l’aura de Si Hakim, fut hué par certains mais néanmoins applaudi par d’autres.

Hakim s’opposa fermement à la création d’une Constituante et arriva avec beaucoup de peine à convaincre ses camarades d’opter plutôt pour une révision de la Constitution de 1959. Une commission composée des plus talentueux constitutionnalistes et d’autres hautes compétences de différentes spécialités ont réussi en quelques semaines à mettre au point une nouvelle Constitution, en révisant certains articles de la précédente et en y renforçant les clauses afférentes à l’instauration et la pérennité d’un véritable Etat de droit. On y a opté, à juste titre, pour la conservation d’un régime présidentiel fortement encadré pour éviter à tout prix le retour à un régime personnel.

Des élections libres et transparentes eurent lieu quelque temps après, sous le contrôle vigilant d’organisations nationales et internationales. Hakim fut élu à une large majorité et devint président de la République.

Sitôt installé, il constitua un gouvernement serré, de dix-huit portefeuilles, composé de hauts cadres dont la compétence et la droiture sont unanimement reconnues, décida de réduire d’un tiers son salaire et celui de ses ministres, et traça une feuille de route devant concrétiser le rêve collectif qu’il promit aux Tunisiens lors de sa campagne électorale.

Dix ans après, la vie des Tunisiens a complètement changé. La croissance s’y fait désormais à deux chiffres, le chômage n’y dépasse guère les 7% de la population active, à telle enseigne que le gouvernement s’attelle à faire adopter une nouvelle loi permettant le recours à une main-d’œuvre étrangère pour pourvoir à certains postes d’emplois restés vacants, malgré de nombreuses annonces.

La Tunisie accueille désormais dix millions de touristes par an. En outre, des milliers de malades et d’étudiants étrangers viennent de partout pour s’y faire soigner ou y poursuivre leurs études en raison de la qualité de son corps médical et de la performance de son système universitaire.

L’inflation y a été réduite à 2%, L’électricité et l’eau potable ont été généralisées et une politique audacieuse en faveur des énergies renouvelables et leurs applications a permis de faire baisser d’une manière drastique le déficit énergétique et le stress hydrique. Les infrastructures ont été modernisées par la réalisation de 2.000 km d’autoroutes supplémentaires reliant les principales villes du pays et couvrant l’ensemble des régions, de même qu’un réseau de chemin de fer à haute vitesse est en cours d’achèvement, reliant les ports maritimes aux régions de l’intérieur.

Le secteur de l’éducation et de l’enseignement supérieur a été complètement revu et la Tunisie s’inscrit désormais dans la société du savoir. Les lourds cartable sont été bannis et la majorité des élèves et étudiants sont désormais dotés d’une tablette électronique subventionnée par l’Etat et fournie gratuitement aux plus démunis. Tous les services administratifs sont actuellement accessibles à distance, via le réseau 5G qui couvre l’ensemble du territoire.

Les Tunisiens vivent désormais dans un véritable Etat de droit. Les crimes et délits y ont connu une baisse jamais enregistrée par le passé.

Et, cerise sur le gâteau, considérant que les Tunisiens n’avaient plus envie de quitter leur pays quelle que soit l’attractivité des offres matérielles qui leur sont proposées, la plupart des pays et notamment l’Union européenne ont décidé de supprimer l’obligation, pour les Tunisiens, de disposer d’un visa pour s’y rendre.

Malgré les sollicitations nombreuses et largement méritées par les performances réalisées par ses gouvernements successifs, Hakim a refusé de se porter candidat pour un nouveau mandat, respectant scrupuleusement ses engagements. Ce qui lui a valu l’estime et la reconnaissance de tout un peuple et le grand respect de la communauté internationale.

Ecoutant l’aboiement des chiens errants, aggravé par leurs disputes devant la montagne d’ordures qui jonche le trottoir en face de ma résidence, je me suis soudain réveillé et, combien fut grande ma déception de savoir que Hakim et les grandes performances de mon pays n’étaient que du rêve. La réalité, hélas, est tout autre.

Lorsque je me suis rendu dans la salle de bain pour faire ma toilette, aucune goutte d’eau n’est sortie du robinet, je me suis alors rappelé de la nième annonce de la Sonede qui prévenait les habitants de nombreux quartiers, dont le nôtre, de la coupure de la desserte en eau, durant trois jours, pour raison de travaux sur le réseau !

Toute ressemblance avec la réalité est fortuite.

A.F.

(Universitaire et ancien ministre)

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