Nadia Kaabi-Linke est docteur en Arts plastiques et science de l’art. Elle a étudié en Tunisie, puis à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Sa démarche artistique pluridisciplinaire est nourrie par ses origines tunisienne et ukrainienne, mais aussi par les autres pays où elle a résidé depuis son enfance, comme les Emirats arabes unis, la France et l’Allemagne où elle réside aujourd’hui. Son œuvre est traversée par les questions de la migration, des frontières et des différentes cultures. L’invisible et les contradictions imperceptibles dans la société contemporaine sont les moteurs principaux de sa recherche artistique. Entretien.
Vous faites partie de la génération des artistes tunisiens qui ont voyagé à Paris pour continuer leurs études. Comment ce voyage a-t-il influencé votre approche artistique ?
Après avoir obtenu ma maîtrise en Arts plastiques en Tunisie, j’ai eu la chance de recevoir une bourse d’études pour continuer mon DEA à l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne et puis d’entamer une thèse de doctorat que j’ai soutenue en 2008. Ce qui m’a marquée à l’époque, c’est la différence entre les deux systèmes éducatifs tunisien et français. En Tunisie, j’ai reçu une éducation où la pratique et la théorie se mélangeaient avec une claire prédominance donnée aux ateliers et à l’apprentissage des techniques plus au moins classiques tels que le dessin, la peinture, la photographie, la gravure, etc. Il en était autrement à L’UFR des Arts Plastiques à La Sorbonne à l’époque où l’importance était accordée à la réflexion artistique, je pense au détriment de la pratique elle même. Je me suis donc plongée pendant sept années dans la recherche théorique. Petit à petit, la réflexion analytique est devenue récurrente dans ma démarche artistique presque à mon insu. J’ai appris à trouver et même à créer des connections là où il n’y en avait pas forcément. D’abord entre les concepts des philosophes sur lesquels je travaillais et ensuite il est devenu pour moi naturel de remarquer les incongruités imperceptibles de la société contemporaine. J’ai commencé ainsi à associer des objets et des matériaux qui n’allaient pas de pair et qui étaient même en convergence ou en contradiction en quelque sorte. Je pense que l’apport conceptuel et la dimension de recherche que comporte mon travail a débuté bel et bien à Paris. Il s’est ensuite intensifié dans la collaboration avec mon mari, sociologue et philosophe, qui est aussi devenu mon partenaire de travail.
Voyager entre la Tunisie, l’Ukraine et Berlin, qu’est-ce que vous pensez de la question du droit à la mobilité aujourd’hui, une question qui revient dans plusieurs de vos œuvres (Flying Carpets, 2011| No, 2012| Meinstein, 2014| Walk the Line, 2015) et qui reste toujours d’actualité?
Comme tout citoyen tunisien, je souffre depuis des années de la question de l’obtention d’un visa pour mes voyages de travail. L’installation vidéo No, réalisée en 2012, témoigne en effet de cette frustration liée aux procédures de visa. Le traitement de la demande d’un visa pour le Royaume-Uni, qui d’habitude dure une quinzaine de jours, a pris presque deux mois dans mon cas. C’était absurde de rater une table ronde, faute de visa. Le droit à la mobilité est un droit naturel, je dirais même que l’homme est migrateur de nature. D‘ailleurs, comment peut-on légitimer le droit de déplacement des uns et pas des autres ? Comment imaginer le monde sans l’immigration d’Homo sapiens de son Afrique natale vers les autres continents ? Le visa est une invention moderne de toutes les façons. «Nous sommes tous des fils de migrants» selon les termes de Michel Serres. Je suis déjà le fruit d’une mère kiévienne et d’un père kefois. J’ai grandi dans l’altérité, dans le mélange des deux cultures, entre deux territoires, du coup les passages des frontières : européennes et nord-africaines, islamiques et chrétiennes, sunnites et orthodoxes… Orient, Occident Berlin-Est et Berlin-Ouest m’ont souvent servi dans mon processus de création. Le plus honteux, c’est la maltraitance, la discrimination des immigré(e.s) par les pays qui ont créé les droits de l’Homme et qui ont tracé les frontières de la plupart de nos pays arabes et africains et qui érigent aujourd’hui l’Europe en forteresse contre les pauvres, les désabusés, les femmes, les hommes et les jeunes qui fuient la guerre et le désespoir. Je reviens ici sur ces contradictions qui nourrissent toujours ma démarche artistique.
De l’humour noir surgit de cette installation vidéo No. Bergson et, avant lui, Nietzsche ont montré que l’humour est une réponse à la souffrance de l’homme. De l’humour qui se greffe sur la triste traversée de la mer méditerranéenne d’un voyageur clandestin. Peut-on dire que cette œuvre résiste à la tragédie du couloir meurtrier de 169 km vers Lampedusa ?
Si l’on y regarde de près, l’humour et le chagrin se tiennent presque toujours côte à côte. Chaplin était d’ailleurs connu pour être une personne triste dans la vie réelle. L’image du clown triste est tout aussi répandue. Le film Joker en donne un splendide exemple. Depuis mon enfance, les blagues soviétiques m’ont influencée. Je me rappelle, dès notre arrivée à Kiev et avant même de rentrer à la maison, les amis ou les membres de la famille qui venaient nous accueillir commençaient d’abord par raconter des blagues qui nous donnaient des fous rire. Ils étaient tous sur la misère du peuple, la frustration des structures bureaucratiques, politiques et la rigidité du système soviétique en place à l’époque. Enfant, j’étais déjà marquée par le rapport entre humour, misère et oppression. En Tunisie, c’était similaire puisque les blagues à profusion étaient très souvent sur Ben Ali et le régime policier qui étouffait le peuple tunisien. Il en est de même pour «NO» d’autant plus que je ne crois pas à l’efficacité des positions artistiques ou politiques, qui sont d’ailleurs basées sur le lamento et les reproches. D’autre part, la situation humoristique s’est imposée toute seule : il n’y a qu’à lire le questionnaire qui paraît surréel ou au mieux ridicule et qui frôle l’idiotie. C’est pour cette raison que je n’y ai rien ajouté : j’ai juste créé une mise en scène qui met en exergue le contenu humiliant et absurde du questionnaire destiné aux demandeurs de visa pour la Grande-Bretagne.
Dans cette même perspective, Meinstein développe l’idée des immigrés, le rapport à la terre. C’est une intervention dans l’espace public. Dans l’une de vos interviews, vous avez introduit cette œuvre et vous avez parlé du territoire artistique et du territoire politique.
Vous parlez d’une intervention qui date de 2018 dans le cadre d’un sommet à Miami organisé par Creative Times. J’étais justement invitée pour parler de mon travail et d’un futur possible sans frontières. Comme il s’agit là de questions politiques en première ligne et que mon travail comporte en effet un aspect politique non négligeable, il m’a paru important de me positionner en tant qu’artiste par rapport à la question de la politique. Je remarque qu’il y a souvent un amalgame qui se fait entre les territoires politiques et artistiques. Entre ce qu’on appelle activisme politique et l’activisme dans l’art. On a tendance, à mon sens, à mélanger l’art à la politique sans faire attention aux spécificités de l’un et de l’autre mais surtout aux enjeux et particularités des disciplines. Mais si on regarde de près, on pourra noter que les deux ne sont pas compatibles et même qu’ils sont en contradiction fondamentale. J’ai donné plusieurs exemples d’œuvres où j’ai travaillé avec différentes communautés autour de la question des frontières : Meinstein, Flying Carpets, Walk the Line, Impunities. A partir de mes expériences artistiques basées sur la dimension d’échange et d’apprentissage mutuel, je voulais justement montrer que la dimension politique pouvait être incluse dans l’œuvre d’art mais elle ne pourra pas être une finalité en soi. Autrement dit, on ne peut pas changer les mentalités, convaincre les gens ou changer les sociétés par l’art. En revanche, on peut influencer des individus et même les inspirer à changer leurs vies, par exemple. C’est l’action des gens qui peut faire l’effet politique, mais l’art en soi jamais. De plus, la perception et la réception de l’art restent toujours un processus personnel, fragile qui restent lié et dépendant aux individus. L’art ne peut pas s’adresser aux masses comme le fait la politique : le discours politique exige la clarté, la simplicité, la lucidité, le sens du commun et il doit convaincre les masses. Or, l’art est le territoire de l’ambiguïté, de la multitude des interprétations. Il est probablement le seul domaine où il est permis et même désiré de ne pas faire sens. Si on impose à l’art un but ou une visée politique de conviction, on risque de tomber dans la propagande ou dans la pure et simple pédagogie au mieux. L’histoire de l’art est hélas dépourvue de ces deux cas. J’ai évoqué des exemples où les participants font partie du processus de la création. Si j’avais un but politique, j’aurais dû adopter une position verticale avec les participants. Mais j’ai choisi d’adopter une position horizontale où la communication et l’échange avec les gens m’ont appris plus sur moi-même et sur le monde. Je défends, en effet, l’idée que l’art devrait adopter une position horizontale qui ne reconnaisse pas les hiérarchies car celles-ci sont toujours verticales avec des rôles bien déterminés, organisés et sans aucune ambiguïté. Ce qui constitue un discours politique est à la fois ce qui risque d’étouffer l’espace de l’art qui est avant tout un espace béant, ouvert aux possibilités multiples, aux contradictions, à l’utopie, à l’ambiguïté, au non-sens, à la radicalité, etc. Mais je vous invite à écouter tout le discours1 dans son intégralité car la question est bien complexe.
Votre démarche artistique relève un travail d’archéologie, comment pouvez-vous redéfinir l’invisible selon votre démarche artistique?
Les deux pays entre lesquels j’ai grandi (Tunisie, Ukraine) ont été soumis à des régimes de dictature et d’oppression. Enfant, j’ai pressenti que les adultes ne critiquent ces systèmes que discrètement ou uniquement en présence des personnes de confiance. Du coup, il me semble qu’il s’est développé inconsciemment dans ma manière de comprendre les choses que le vrai réside dans le non-dit, la vérité recèle dans le caché. D’autre part, mon voyage aux sociétés occidentales (France, Allemagne) m’a permis de voir que l’autocensure est plus aggravée. Je me suis retrouvée dans des sociétés de contrôle absolu à travers la technologie : c’est l’ubiquité. Le système de surveillance auquel nous sommes soumis aujourd’hui, à travers les technologies numériques, a quelque chose de totalitaire. Comme je m’intéresse à l’espace urbain, j’essaie à chaque fois de creuser les couches et les surfaces tels que les murs, les pavés, les trottoirs, les fenêtres, etc. Je m’attarde sur les choses auxquelles les gens ne prêtent souvent pas ou peu d’attention. C’est que ces petites anecdotes, ou ces contradictions, ces espaces de presque rien mais quand même de quelque chose nous parlent mieux de la société, de la mentalité, des lacunes, bref de l’inconscient du lieu et des gens qui l’habitent. Un deuxième aspect de l’invisible que j’ai développé depuis ma thèse de doctorat, c’est un aspect purement phénoménologique qui concerne les modes de perception. En fait, quand nous voyons une œuvre d’art, nous la voyons non seulement à partir de ce qui est visible mais aussi à partir de ce qu’elle ne nous donne pas à voir. Nous parlons ici du concept de la «donation» de-Jean-Luc Marion ou du concept de «volume» de Max Loreau ou du concept de «l’atmosphère» de Gernot Böhme. Je reste convaincue que la complexité du monde se donne à travers les méandres des détails et dans les dédales de l’invisible.
Entretien conduit par Manel ROMDHANI
(Artiste et critique d’art)