Accueil Actualités Tribune | En finir avec le jacobinisme post-colonial : Petite réflexion sur la modernité politique

Tribune | En finir avec le jacobinisme post-colonial : Petite réflexion sur la modernité politique

Par Soumaya MESTIRI *

En finir avec le jacobinisme hérité de la colonisation, c’est, pourrait-on penser, en finir avec le centralisme et la bureaucratie. Certes. Mais qu’a-t-on dit quand on a dit cela? Rien, ou presque, tant que l’on n’a pas compris à quel point ledit jacobinisme est la manifestation d’une « crise de la modernité », pour reprendre les termes du philosophe Leo Strauss dont je reprends en partie le diagnostic ici.

Notre grand problème est que nous nous disons modernes (et non pas modernistes, j’insiste là-dessus) sans accepter ce que la modernité a mis en place. La « schizophrénie », argument tarte à la crème qu’on nous ressort périodiquement pour dénoncer l’incohérence de celles et ceux qui veulent être, dans le même temps, deux choses supposément contradictoires, n’est pas (seulement) celle que l’on croit. Il suffit de s’arrêter un instant sur la réalité de la modernité politique pour le comprendre.

La modernité, déplorait Strauss, sonne avec Machiavel, l’avènement de la philosophie sociale. Il n’est plus, en effet, question de réfléchir au meilleur gouvernement, de s’interroger sur les idéaux de Justice, d’Equité et de Vérité, de penser les modalités de la vie bonne, mais de gérer au mieux le politique en tentant peu ou prou de répondre à trois questions centrales : comment conquérir le pouvoir, comment le consolider et comment le garder.

Naturellement, les philosophes sociaux modernes donneront des réponses différentes à ces questions, parce que l’idée qu’ils se font de l’homme n’est pas la même. On le voit assez clairement avec la tradition contractualiste. Lorsque vous pensez que l’humain est bon, qu’il est doté d’une volonté générale capable de tendre vers le bien commun, comme Rousseau, vous y verrez en priorité le citoyen responsable et engagé. En revanche, dans la mesure où vous considérez, comme Hobbes, que « l’homme est un loup pour l’homme » et qu’il est habité par une angoisse ontologique, celle de la mort violente, vous y verrez un sujet : vous penserez un contrat social unilatéral dans lequel le souverain n’a pas de comptes à rendre au peuple, du moment qu’il  œuvre à le protéger de cette peur panique. Enfin, si vous considérez que l’homme n’est ni bon ni mauvais mais qu’il est simplement travaillé par son propre intérêt, vous y verrez, comme Locke, avant tout un individu cherchant à s’accomplir.

Mais malgré leurs différences bien réelles, ces philosophes modernes ont tous un point commun : ils se fondent sur une anthropologie politique déterminée. En d’autres termes, ils partent de la réalité humaine, des « pathologies du social », des failles, des lacunes, des injustices plutôt que de la Justice pour penser les conditions d’une autorité politique légitime.

Tel n’était pas le cas de la philosophie antique : lorsque vous réfléchissez au meilleur régime politique, au meilleur gouvernement, que vous cherchez les fondements de la vie bonne valant indifféremment pour tous, vous vous moquez de la nature humaine, concept éminemment moderne qui n’a pour vous aucun sens et qu’il ne vous viendrait jamais à l’esprit d’interpréter comme l’ont fait les Modernes. Vous réfléchissez à un devoir-être censé s’appliquer à l’être, dans toute sa diversité, parce que c’est à l’être de s’adapter à la norme méta, transcendante qu’on aura dessinée pour lui.

De la même manière, la légitimité est pour vous un concept et une exigence absurdes car elle suppose non seulement que la Nature a failli mais qu’il appartient à l’homme d’en corriger les manquements. Or ceci est proprement inenvisageable : la Nature est par définition ordre et harmonie, chacune de ses composantes, animée comme inanimée, y a une place bien déterminée et un rang qu’elle se doit tenir.

Or que voyons-nous aujourd’hui ?Une certaine élite, politique et intellectuelle, qui se dit moderne, mais qui réfléchit et évolue au sein d’un paradigme typiquement antique. Une certaine élite, politique et intellectuelle, qui fait de la philosophie politique alors qu’elle se réclame par ailleurs de la philosophe sociale et donc de la prégnance de l’empirique sur l’idéel.

Regardons la série de revendications sociales qui secouent le pays, le Kamour en étant l’exemple paradigmatique. Elle s’inscrit dans une trame typiquement moderne : les populations donnent à voir l’injustice dont ils sont victimes et demandent que justice, et non Justice, leur soit rendue. Celles et ceux qui poussent des cris d’orfraie face au principe même de cette crise, en dénoncent les manifestations, appellent à des solutions sécuritaires plus ou moins musclées face à ces vilains protestataires, sont en réalité et tout à la fois, non seulement des conservateurs qui ne disent pas leur nom mais aussi des réactionnaires qui s’ignorent. Conservateurs, parce qu’ils sont en réalité pour le statu quo, garant de l’équilibre, pour que chacun fasse la part pensée pour lui au sein du Tout ; réactionnaires, parce qu’une tel désir signe le retour au paradigme antique, celui de la Justice qui flotte dans le monde intelligible platonicien et qu’on veut implanter telle quelle dans le monde sensible, réel. Dans cette perspective, selon eux, s’insurger au nom d’injustices régionales différenciées, intersectionnelles, historiques, c’est mettre en danger l’harmonie du tout et en menacer l’intégrité, deux qualités qui sont conférées au système, au cadre, à la charpente (que l’on nomme Nation, République, Etat, voire Peuple), mais déniées aux individus.

Ceux-là nous citent Rousseau, invoquent le contrat social, l’autonomie politique, sans se rendre compte à quel point ils sont aux antipodes de leurs références bien-aimées, aussi lisses que caricaturales. A quel point l’anthropologie politique des Modernes dont ils se réclament est loin de leurs exigences d’ordre, de devoir-être, de justice universelle et d’harmonie, mais qu’elle se fonde sur la mobilité et le rejet d’un rang pré-déterminé à tenir. A quel point, horreur absolue de leur point de vue, ils sont plus aristotéliciens que machiavéliens. A quel point le conflit et le désordre sont considérés par les philosophes de la modernité comme les conditions de la prospérité des Républiques car comme le disait l’auteur du Contrat social, « un peu d’agitation donne du ressort aux âmes, et ce qui fait vraiment prospérer l’espèce est moins la paix que la liberté ».A quel point ils ont choisi la paix plutôt que la liberté parce qu’ils sont voulu la Justice plutôt que la justice, A quel point la « schizophrénie » est aussi de leur côté.

La solution serait dès lors peut-être de reconnaître que nous sommes tous schizophrènes. Que le principe de non-contradiction n’a d’existence que dans le monde intelligible. Et de partir de cette base pour refonder un nouveau contrat social, mais cette fois-ci au sens de la philosophie sociale.

*Professeur de philosophie politique et sociale à l’Université de Tunis
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Un commentaire

  1. Pikassoz

    15 décembre 2020 à 20:47

    Formidable, ce genre de thèse est pour des gens qui tout en dormant, à la fin du mois il y a un revenu pour gérer le quotidien de la vie. Pour moi, un philosophe doit expliquer avec le langage commun de son peuple, où on est et pourquoi, où c’est mieux et pourquoi, puis enfin analyser les moyens et le chemin pour en choisir ce qui convient.
    Si nos philosophes, avec tous ils ont appris de la sagesse, de l’histoire et de la religion, nous ne serions pas là au bout de 10 ans, au point que certains regrettent le temps jadis, « bouffes et tais toi » aujourd’hui, il n’y a rien à « bouffer »

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