Béchir Hajri a fait partie de la prodigieuse formation qui déclencha l’irrésistible mouvement du succès, contribuant avec son frangin Abdallah, un ailier de métier aux premiers sacres du Club Sportif Sfaxien.
«J’étais le plus jeune parmi un effectif d’une classe limpide. La finale 1970 du championnat maghrébin a été un grand moment dans ma carrière», raconte-t-il dans cet entretien.
Béchir Hajri, ce n’est plus un secret pour personne : qui dit CSS dit club romantique et peu réaliste. Cette étiquette vous parait-elle usurpée ?
On veut toujours bien faire et exploiter à fond nos qualités techniques. On privilégie la passe parfois au détriment de l’objectif recherché, marquer des buts.
D’autant plus que les primes étaient alors symboliques ?
Oui : cinq dinars pour une victoire, 200 pour le doublé, 50 pour le championnat de 1969. Il arrivait couramment que les mieux nantis parmi notre effectif en fassent don à ceux qui se trouvent dans le besoin. Le groupe était solidaire, et le mot d’ordre : les copains d’abord ! Nos relations avec nos dirigeants, Taoufik Zahaf, Ahmed Fourati… étaient excellentes. Nous jouions pour le plaisir et pour le maillot, comme on dit. Le public, lui, était fin connaisseur.
C’est un drôle d’itinéraire qui a été le vôtre. En plus du football, vous avez également pratiqué le handball…
Oui. Après des études primaires à El Bousten, à Sfax, j’ai poursuivi ma scolarité chez les Pères Blancs, à Tunis. Durant les vacances, je rentrais à Sfax. J’ai pratiqué le handball au Club Africain. On pouvait alors signer en même temps des licences dans deux sports différents. Mais cela ne dura pas longtemps, car j’allais me consacrer au club de mes premières amours, le CSS. J’accompagnais mon frère Abdallah aux entraînements. Il m’a fait signer au CSS. Un jour, un gardien de but s’était absenté. L’entraîneur yougoslave Kristic, qui entraînait toutes les catégories, m’a demandé de jouer à ce poste, ce que je fis sans hésiter. Moncef Ben Barka, Moncef Melliti et moi-même, il nous a lancés en même temps. En ce temps-là, Khrouf et Gaidi préparaient leur retraite. J’ai succédé à Ali Smaoui, qui a lui-même pris la relève de Chabchoub. Avec Ameur Lejmi et Moncef Grich, une concurrence loyale au poste de gardien de but allait s’installer.
Vos parents vous ont-ils encouragé à pratiquer le football ?
Mon père Habib, originaire de Bouhjar, était receveur principal aux Monopoles de Sfax. Il était plutôt du genre sévère et difficile, et comprenait mal que nous puissions privilégier autre chose que nos études. Quant à ma mère Lilia Bach Hamba, militante de la première heure, elle nous a transmis cette passion du ballon rond. Quand je me suis blessé dans un contact avec le patron du CR Belcourt, Lahcen Lalmas, dit «El Kabch» en finale du championnat maghrébin des clubs champions, le 5 avril 1970, à Alger, elle a eu très peur. D’autant plus que j’ai dû quitter le terrain pour être remplacé par Ameur Lejmi.
Ce match-là était d’ailleurs passé dans la légende comme un chef-d’œuvre du football maghrébin. Le chroniqueur qui le commentait à la télé algérienne a qualifié le CSS de «Real Madrid» du Maghreb arabe. Le plus bel hommage qu’on puisse rendre à votre club, non?
Oui, il s’agissait de la première édition des coupes maghrébines. Nous avons été battus (2-2 AP, 4 tab 3) en finale par le CR Belcourt des Lalmas, Mokhtar Kalem, Achour Hacène, Selmi, Meziane, Hamiti, Ammar… Leur gardien était Mohamed Abrouk. Une équipe d’une haute teneur technique.
Et de qui se composait le CSS de cette superbe expédition algéroise ?
Lejmi et moi dans les buts, Hmida Sallem, Raouf Najjar, Habib Jerbi et Abdelwahab Trablesi en défense, Ali Graja, Alaya Sassi, Moncef Ben Barka et Abdallah Hajri au milieu, et Habib Trabelsi et Mongi Dalhoum en attaque. Le tout jeune Hamadi Agrebi était remplaçant en finale.
Quels furent vos entraîneurs ?
Rachid Daoud, Ahmed Ounannès et Sadok Msakni chez les jeunes. Milan Kristic, Gregorz Georgevic, Radojica Radojicic, Jivco Popadic, Ammar Nahali et Mongi Delhoum avec les seniors.
Quel technicien vous a marqué le plus ?
Incontestablement Kristic. Il veillait aux destinées de toutes les catégories, et c’était l’homme à tout faire. Il se rendait le soir dans les foyers des joueurs pour surveiller leur hygiène de vie, pour savoir s’ils étaient de bonne heure au lit ou pas. Sa voiture, tout le monde a fini par la connaître…
Quel est votre meilleur souvenir?
J’étais le plus jeune parmi un effectif d’une classe limpide. La finale 1970 du championnat maghrébin a été un grand moment dans ma carrière.
Et le plus mauvais ?
Le match contre l’Union Sportive Tunisienne, perdu (3-1). J’étais en période d’examens. De plus, j’étais malade, et je n’en ai pas informé notre entraîneur. Cela m’a valu de rater certaines interventions qui nous coûtèrent cher.
Quelle différence trouvez-vous entre le foot d’hier et celui d’aujourd’hui ?
Jadis, le jeu était à base de possession de la balle, de longs échanges et de spectacle. Maintenant, on cherche plutôt le jeu direct, les longs centrages. Le CSS, lui-même, a épousé un football «basique», s’adaptant aux exigences de l’heure. Mais dans le fond, le plus grand changement a trait aux moyens investis.
Quelles sont les qualités d’un bon gardien de but, le poste où vous avez fait votre carrière ?
Le courage avant tout, car un portier ne doit craindre personne. La concentration, la lecture du jeu et la détente aussi. Aujourd’hui, on exige du portier d’être une sorte de libéro comme le fait parfaitement le gardien de la sélection allemande, Manuel Neuer. Il doit participer au déclenchement de l’attaque.
Quels attaquants craigniez-vous le plus ?
On doit toujours se méfier de joueurs de la qualité de Moncef Khouini, Mohieddine Habita, Tahar Chaïbi, Othmane Jenayah, Abdessalam Adhouma, Raouf Ben Amor, Abdeljabbar Machouche, Ezeddine Chakroun…
A votre avis, quel est le meilleur footballeur tunisien de tous les temps ?
Hamadi Agrebi. Je l’ai côtoyé aussi bien sur le terrain qu’en dehors. Il n’a pas son pareil.
Et le meilleur gardien ?
Les années 1960-70 ont vu naître beaucoup de grands portiers: Attouga, Abdallah, Derouiche et le keeper du CS Hammam-Lif, souvent sous-estimé, Ben Dahsen.
Que représente pour vous le CSS ?
Ma deuxième famille. Quand on n’est pas au lycée, on se trouve au stade. Le CSS a bercé notre enfance et façonné notre jeunesse.
Dans quel club vous entraîniez-vous lorsque vous poursuiviez vos études à Tunis ?
Au Club Olympique des Transports ou au Stade Tunisien. C’était aussi le cas des frères Raouf et Rafik Najjar, Jamel Ayadi, Slim Krichène, de mon frère Abdallah… Par la suite, le club a engagé un préparateur physique, Mokhtar Ghandri, à l’intention de ses joueurs installés à Tunis.
Votre carrière d’instructeur vous permet aujourd’hui de former les entraîneurs des gardiens de but. Ce créneau a rempli en fait votre existence….
Oui. Au sein de la direction technique nationale, cela a commencé avec Rejeb Essayah. J’ai été invité à l’assister et à entraîner les gardiens de but. Avec Khemais Laâbidi, nous avons remporté la médaille d’or aux Jeux méditerranéens 2001, à Tunis. Incontestablement, un de mes plus beaux souvenirs.
Quelle a été l’influence de votre frère aîné, feu Abdallah Hajri, sur votre carrière ?
Abdallah me fit signer au CSS. Il m’a fait aimer le sport. En fait, il était très rare de trouver des frères sur un même terrain : je me rappelle en notre temps des frères Ben Aziza, à l’ESS. Abdallah était très fort près de la ligne de touche, un ailier irrésistible. Malgré une morphologie très mince, il était très solide sur ses appuis. Dans la conduite et la conservation de la balle, il n’y avait pas beaucoup de joueurs aussi performants. Mais, tout comme moi, il a privilégié ses études, d’où une carrière assez brève.
Parlez-nous de votre famille…
En 1976, je me suis marié avec ma cousine qui était Prof d’EPS et championne de tennis, Dorra Hajri. Nous avons trois enfants: Anis, 43 ans, prof d’EPS qui a joué au CSS jusqu’à la catégorie Espoirs, puis à l’AS Djerba et en Libye. Il a entraîné les jeunes de l’EST, ASM, ST, Mosrata (Libye), et en Arabie Saoudite. Il a été entraîneur des GB des cadets au centre de Borj Cedria. Nous avons également Inès, 39 ans, directrice dans une société commerciale, et Mohamed Amine, 30 ans, styliste modéliste.
Comment passez-vous votre temps libre ?
Depuis 2010, je suis installé à Tunis. J’aide la cellule des supporters du CSS. J’aime aussi m’occuper de mes petits-enfants. A la télé, je regarde les rencontres européennes, notamment celles du Real, mon club préféré. Quand le CSS se produit à Tunis, je vais le voir au stade.
Enfin, êtes-vous optimiste pour l’avenir de notre pays ?
Oui, pourquoi pas ? A condition que chacun assume pleinement ses responsabilités au poste où il se trouve. Il y a de bonnes chances afin que la situation se décante et se stabilise, et que le pire soit derrière nous.