Des réalisations politiques oui, de la liberté oui (probablement trop !), mais aussi des échecs socioéconomiques et un fort scepticisme pour l’avenir. Le train révolutionnaire a sûrement déraillé. Espérons de meilleurs lendemains.
Cette révolution fortuite, non commandée ( et certainement apolitique depuis le 17 décembre), aura pris le mauvais chemin dès le 15 janvier. Un jour après la fuite de Ben Ali, la Tunisie est entrée dans une nouvelle ère. Pour certains, ce n’était pas la bonne voie, on ne savait que faire pour remplacer l’héritage lourd d’une dure dictature et d’un système indéboulonnable pour des décennies. Au lieu de dresser une bonne feuille de route qui change la façon de gouverner, et qui tente de distinguer le bon grain de l’ivraie, l’on s’est rué vers des règlements de comptes entre les différents courants du système. Les décisions « révolutionnistes » ont nui à ce rêve des Tunisiens à plus de liberté et de prospérité économique. Pendant 10 ans, la flamme révolutionnaire a petit à petit faibli, les problèmes, les dissensions, les faux conflits et le scepticisme ont eux, en revanche, pris du terrain au gré des échecs. Qu’est-ce qu’on peut dire 10 ans après la révolution ? Tout et rien au fait. Autant le bilan politique est consolidant malgré les reproches à la nature et au fonctionnement de ce système politique retenu, autant le bilan socioéconomique est nul et frustrant. On le sent surtout en ce moment où la Tunisie est au bord de l’effondrement économique et où les indicateurs macroéconomiques sont au rouge. Et aussi où les indicateurs d’intégration et d’équilibre social sont menacés. Un état d’alarme socioéconomique qui n’augure rien de bon avec un endettement effrayant et une productivité très faible associés aux effets pervers du Covid-19. En ce moment, la société tunisienne est fragilisée par ses maux : éclatement de la classe moyenne, précarité de l’emploi, extrémisme religieux, criminalité et tensions sociales en hausse, désintégration, émigration poussée surtout des têtes pensantes, disparités régionales plus que criardes malgré ce que l’on dit. Mais comment peut-on « savourer » 10 ans de liberté (on peut parler de tout sans courir le moindre risque) alors qu’ on vit de plus en plus mal et qu’on a de plus en plus peur de demain ? Cela explique sans aucun doute la tendance nostalgique de revenir en arrière et de revendiquer en force l’avant-14 janvier alors que les mêmes gens demandaient le changement il y a 10 ans. Ça va mal et se lit sur le visage des Tunisiens. Ceci a un effet direct, celui de tout dénigrer et d’exaspérer. Les bienfaits politiques du 14 janvier aussi considérables dans la vie d’une nation habituée à la dictature depuis des siècles, sont escamotés par les échecs socioéconomiques et par la déception générale causée en grande partie par la faillite de la classe politique, « opportuniste », « incompétente », « égoïste » et sûrement dépassée par les événements. C’est le vrai problème de cette révolution : elle n’avait pas de projets, de leaders et de calendrier, mais surtout d’autorité de changement en profondeur. Résultat, une cacophonie politique où les extrêmes se rencontrent, où les projets et les contre-projets cohabitent dans le même clan politique et où les politiques ont raté leur mission.
Cherche leadership politique
Dix ans après le 10 janvier, l’expérience démocratique tunisienne, controversée et mal gouvernée, risque de s’effondrer. Entre les échecs, les moments ratés (élections de 2011, 14 et 19), on reste attentif à l’émergence de leaders politiques, de gens honnêtes capables de bien diriger le pays. C’est ce qui manque le plus pour redresser la barre. Les lois, les textes, et les compétences existent, mais c’est l’application, le suivi et l’anticipation du danger qui manquent le plus. Et c’est aux dirigeants et de leurs équipes de le faire. Tout doit émaner de la perspicacité politique : une voie est tracée, des idées et des énergies émergent et une harmonisation des efforts aboutirait à la richesse . Une décennie a tourné le dos avec ses déboires, ses espérances, ses quelques réalisations, et une autre débarque dans un contexte assez sceptique en tout cas. Une décennie où les Tunisiens espèrent que les choses iront beaucoup mieux, ou au moins iront « moins mal ». Les attentes sont si considérables, les moyens si limités, l’espoir est l’unique remède pour soigner ses maux. Dans la vie des nations, les crises et les moments pénibles finissent par cesser et finissent par donner des leçons de vie à tous. La révolution du 14 janvier, on en écrira des livres, chacun selon son mode de perception, et ses croyances. Le plus important, c’est de se rappeler qu’il y a des gens qui se sont sacrifiés pour que la Tunisie détrône la tyrannie. Et que ce sang versé et ces souffrances endurées ont été récupérés par des gens qui ont acquis le pouvoir et ses avantages, et par la même occasion ont spolié la vie politique. Ils ne sont pas d’une seule couleur politique, ils viennent de partout. Un changement passera sûrement sans eux. Ceci si l’on a la ferme volonté de sauver les meubles et ce qui reste des principes de la révolution des pauvres et des jeunes.
R.E.H.