Dans un autre contexte plus favorable et plus tranquille, les quatre jours du confinement décrété entre les 14 et 17 janvier auraient été l’occasion pour la population tunisienne et pour les jeunes, notamment, de manifester, de protester, de s’exprimer… Mais à cause de la propagation du coronavirus et d’un mois de janvier qui s’annonce intense et compliqué, tous les rassemblements et les manifestations ont été annulés et tout le monde se trouve, par obligation de loi, obligé de rester chez-lui. Toutefois, cette décision avait un effet rétroactif. Elle a été suivie par des heurts nocturnes, entre les jeunes et les forces de sécurité, qui ont éclaté dans plusieurs villes tunisiennes et des centaines de jeunes, en majorité des mineurs âgés de 14 à 17 ans, ont été arrêtés pendant ces derniers jours. Pour en comprendre plus, sur comment et pourquoi les jeunes développent ce comportement de violence, La Presse s’est adressée à Mme Fathia Saidi, enseignante universitaire et sociologue.
Comment expliquez-vous cette tendance à l’explosion ?
On ne peut pas cacher le soleil avec la main. Ce que le pays est en train de vivre pendant ces derniers jours est une explosion tout à fait normale et tout à fait attendue. C’est une réaction à la détérioration de la situation économique, sociale, politique et même sanitaire du pays. Par ailleurs, dans un passé plus proche —quelques jours avant ce confinement—, on a enregistré l’arrestation d’un grand nombre de supporters du Club Africain (plus de 200), dont une centaine sont âgées de moins de seize ans. Et tout le monde connaît parfaitement que les stades —et le football d’une manière générale-— sont l’unique lieu de liberté d’expression depuis l’ère de Ben Ali. Aujourd’hui, la situation n’a pas trop changé et les stades sont encore un défouloir pour la jeunesse en manque de perspectives.
Outre cette scène politique et sociale en ébullition, on ajoute que la Tunisie, à l’instar de tous les pays du monde, vit dans une ère où l’information est devenue une «arme de destruction massive» : la propagation d’informations sur les réseaux sociaux, notamment le Facebook, suscite une certaine anxiété, voire la panique. Les fausses comme les mauvaises informations, qui sont tout aussi dangereuses, se propagent d’une manière rapide et incontrôlée, suffisante pour provoquer le chaos dans le pays. Et donc, tous les ingrédients étaient réunis pour que cette jeunesse explose et se manifeste sans arrêt.
Vous dites, donc, que la jeunesse tunisienne se révolte de nouveau ?
Bien évidemment. Toutefois, ce qui est inquiétant, c’est ce comportement agressif qui ne cesse de prendre de l’ampleur avec le temps mais est toujours explicable ; ces jeunes vivent dans un environnement plein de violence que ce soit dans la famille, à l’école ou même à travers la télévision et ce qui se passe, par exemple, au sein de l’ARP en est la meilleure preuve où la violence politique ne cesse de gagner du terrain. Et donc, la violence existe dans l’entourage interne et externe de ces jeunes, ce qui influe facilement sur leur comportement.
Par ailleurs, ces jeunes âgés de plus de 12 ans, qui sont à la recherche de leur nouvelle identité, vivent une crise d’identité, durant laquelle l’adolescent ne sait plus très bien qui est et il lui arrive de s’insurger avec un mélange de sentiment (des sentiments d’appartenance, de cohérence, de différence, de valeur, de confiance et d’existence…).
Il est vrai que la famille est la première école des vertus sociales nécessaires à toute société car c’est elle qui lui enseigne les bonnes manières, les règles de vie… mais il y a, également, l’école, la société et surtout les groupes qui deviennent, au cours de l’adolescence, une référence sociale principale et une sphère privilégiée permettant au jeune d’élargir et de différencier les modes de socialisation et d’individuation. C’est pour toutes ces raisons que l’Etat et les autorités concernées doivent se concentrer sur le défi de la socialisation chez les jeunes. Dès lors, on peut se demander quelle est la place de l’Etat et de ses institutions dans ce processus de socialisation. De ce fait, il existe un autre phénomène tout aussi violent : c’est le déni de l’Etat face à ces actes pourtant bien réels, ce qui va alimenter encore une fois un climat de tension entre les forces de l’ordre et la population. Ce qui fait que le pays est confronté, aujourd’hui, à une explosion de la jeunesse sans précédent.
Mais d’un autre côté, on parle, aujourd’hui, de l’exploitation de nos jeunes et de l’existence de toute une machine politique derrière. Qu’en pensez-vous ?
A ceux qui disent que ces actes de violence sont une sorte d’exploitation, je vous réponds que si c’était vraiment le cas, notre situation devrait prendre un autre tournant et être plus compliquée et plus confuse et le pays aurait connu un autre dérapage, capable de nous conduire vers une guerre civile. Dans ce cas, le scénario d’une nouvelle révolution ne serait pas exclu.
Ce que je dis est : il se peut effectivement que certains profitent de cette situation pour jeter de l’huile sur le feu et en tirer des profits personnels en activant d’autant plus l’insécurité ambiante, mais de l’autre côté, notre jeunesse a décidé de prendre les choses en main et de s’exprimer de la manière dont elle se sent le plus à l’aise. En conséquence, tout le monde (gouvernement, décideurs du pays, politiciens, peuple, société civile…) est libre d’accepter ou non ce comportement, car avant tout, si manifester est un droit constitutionnel dans une démocratie comme la nôtre, qui garantit la liberté d’expression, rien ne justifie la violence et le vandalisme.
Fortement critiqué, notre gouvernement assume une part de responsabilité. Mais est-il le seul responsable?
Dans toutes les manifestations qu’a connues la Tunisie depuis le soulèvement populaire du 14 janvier 2011, les rapports entre la police et les jeunes semblent calamiteux, un constat qui se confirme, encore une fois, après les derniers mouvements de protestation. Et donc, l’intervention ou parfois même la seule présence de la police aurait suffi à générer des situations proches de l’émeute. Ainsi, cette gestion répressive a un coût exorbitant en termes de violence, de discrimination, de perte de légitimité des institutions de l’Etat…et ce sont toujours nos jeunes qui paient la facture de cette politique.
Par ailleurs, la Tunisie d’aujourd’hui est entrée dans “l’ère du populisme” avec des rapports de force, des déséquilibres et des tensions qui déchirent le pays. On vit une époque d’absence et de paralysie de tous les pouvoirs. Cette situation va perdurer et va générer de grandes dépressions ainsi que de nombreux débordements. Face à une telle situation, les autorités concernées, bien qu’elles soient actuellement absorbées par la situation sanitaire, sont invitées à prendre les mesures nécessaires pour arrêter de stigmatiser nos jeunes et surtout lutter contre cette discrimination perverse. Sinon, dans le cas contraire, cela s’apparente à une violence psychologique et peut engendrer un sentiment d’injustice, de colère et donc un réflexe de décompensation accru.
Concrètement, que peut-on faire avec toutes ces données et face à une telle situation difficile ?
Contrairement à nos décideurs politiques qui ont choisi de garder le silence, dans une situation de plus en plus inquiétante, notre jeunesse a décidé de prendre les choses en main, de se révolter à sa manière et de découvrir le pays avec un autre regard. Comme je l’ai dit, c’est une explosion spontanée contre la détérioration de la situation économique, sociale, politique… qui est aussi l’une des spécificités de l’ère de populisme qui s’investit et s’alimente de ces comportements de mécontentement.
Dans notre contexte actuel de crise, tout ce qui se trame dans la société (décrochage scolaire, consommation régulière de drogue ou d’alcool, risques de suicide chez les jeunes, les agressions, la violence, le viol…) a été ignoré et, évidemment, nous le regretterons au-delà de l’imaginable.
Sera-t-il possible de voir le bout du tunnel dans un futur proche ?
Cette question n’a pas une réponse définitive, mais il existe des pratiques qui peuvent nous aider à rompre avec ces pratiques et à trouver la bonne voie. En ce moment délicat, le peuple et notamment les jeunes ont besoin d’une explication et d’un discours politique rassurant, capable de calmer le ton.
Toutefois, nous sommes tous conscients de la difficulté de la tâche qui nous attend, étant donné qu’il n’existe pas, au moins pour l’instant, une communication politique efficace et cohérente, ni une gestion de crise réaliste, intelligente et optimale. Puis viennent le grand travail d’anticipation et la mise en place des stratégies capables de répondre aux objectifs fixés. Mais en réalité, c’est plus facile à dire qu’à faire, alors que de l’autre côté, rien n’est plus gênant que les faits, d’où l’obligation et l’urgence de bouger le plus tôt possible pour maîtriser cette situation.