Accueil Culture On nous écrit | «La Blessure», dernier roman de Anouar Attia : La traversée de soi

On nous écrit | «La Blessure», dernier roman de Anouar Attia : La traversée de soi

Par Yosr BLAÏECH
«Personne pure, ombre divine Qu’ils sont doux, tes pas retenus ! Dieu !… tous les dons que je devine Viennent à moi sur ces pieds nus !» —Paul Valéry 

«La Blessure» est le dernier roman de Anouar Attia, paru en novembre 2020 aux éditions Sahar. Le titre est un substantif dont le sens renvoie à  la fois au corps et à l’esprit, fait référence à l’agression dans la chair mais aussi à la douleur profonde que l’on peut porter en soi.

Dans ce roman, il s’agit d’un narrateur, Noureddine, devenu vieux, qui souffre depuis son jeune âge d’une «blessure». Il raconte une histoire d’amour qui fait écho à d’autres histoires lui ressemblant. Il raconte son pays en évoquant son patrimoine culturel à la faveur d’un mot, d’une expression, à la faveur d’une langue—de courts passages sont écrits en tunisien régional. Il se raconte, traversant le temps entre fiction et réel, confondant les deux. Dans «La Blessure», le narrateur raconte, se confie à un destinataire auquel il demande de l’aide pour guérir de sa blessure. Il n’hésite pas à évoquer tout ce que sa mémoire lui offre comme réminiscence pour mieux se faire connaître, pour avoir une chance de guérir. Il opère ce que l’on est tenté  d’appeler «une traversée  de soi». Le sujet écrit est la somme de tout ce qui a touché et qui touche encore à l’auteur au moment de l’écriture, celui qui dit «je» dans le texte est la somme de tout ce qui, un jour, a ému l’auteur. Cet écrit est complexe et renvoie à la complexité du sujet qui dit «je».

Un récit  pour mieux se dire

Un épilogue et un prologue encadrent le récit, ils sont transcrits en italique pour se démarquer du reste et figurer un autre niveau de l’énonciation.

Dans l’épilogue, on apprend que le récit est adressé  à Fra Angelo, un homme d’Église auquel le narrateur, de culture musulmane, se confie : «Mon histoire est bien longue, Fra Angelo, et la journée tire à  sa fin. Et tu as ton office à  remplir… Si tu veux bien, je reviens un jour qui te convienne à l’heure que tu voudras. Ou alors je te l’écris, cette histoire…

–Bonne idée, mon frère. Tu auras tout loisir de la décrire dans les détails, ton histoire, je la comprendrais peut-être mieux que si tu me la racontais en improvisation orale. J’espère être en mesure, Dieu m’aidant, de t’aider, mon frère, à  trouver une solution à  ce que tu appelles «la blessure», mais tu n’oublieras pas la grande sagesse qui dit ’’ aide-toi, le ciel t’aidera’’.

– La Fontaine

– Oui, «Le charretier

embourbé» …»

Un pacte de lecture est scellé. L’écriture va permettre à  l’un de se dire et à l’autre de chercher à comprendre pour mieux remplir son office: aider son prochain.

L’allusion à La Fontaine n’est pas anodine, elle dit l’importance de la fable et celle de la leçon qu’on en tire. Dans ce roman qui raconte «la blessure», il y a aussi une histoire et un enseignement. L’issue coïncide avec le moment de l’écriture. C’est le vieux Noureddine qui écrit et qui réussit à vaincre sa blessure grâce au conseil de Fra Angelo. Cette citation de la Fontaine rappelle aussi l’importance de la culture, de la littérature dans la construction de cette instance qui inscrit des épigraphes, citations de poètes et d’écrivains français, anglais ou arabes, à la tête de chaque période de cet écrit.  Le nom de Baudelaire couronnera  tout un chapitre où on lit ‘‘les Fleurs du Mal’’ étaient pour moi jouissance à  assouvir jamais assouvie».

Le prologue donne la parole à Noureddine, qui annonce son projet d’écrire son histoire. L’épilogue, lui, établira une sorte d’équivalence entre deux voix, celle du narrateur et celle de son alter ego d’outre-tombe «Ici aussi, cher alter ego encore vivant, nous rêvons  et nos rêves sont de vie…».  Encore une fois, chez Anouar Attia, nous lisons le souci de dire que fiction et réalité se confondent. L’illusion du réel soumise aux détails réalistes, dans le prologue, cède le pas, dans l’épilogue, à la fiction qui habite pleinement le texte.

Le récit de l’histoire de Noureddine est un enchevêtrement de périodes subdivisées en chapitres que lie entre eux le souffle narratif. Le narrateur raconte, s’applique à être clair en apostrophant de temps à autre Fra Angelo, destinataire du récit, nous rappelant pour qui il écrit  et nous reléguant, nous lecteurs, au rang de témoin et non de confident.

Noureddine raconte le passé, le sien propre, et évoque d’autres histoires qui l’ont marqué, celle de Toro et Wild Mammetou et celle de Grand’Ma, Bint el Mhamid Icha, et d’el Gawel. Cette dernière histoire le marquera et il y verra la sienne propre, faisant d’El Gawel son alter ego dans l’au-delà. Le narrateur donnera la parole à ce personnage pour qu’il raconte sa propre histoire. Le pronom personnel employé  sera celui de la première personne «je». La confusion/fusion, voulue,  est rendue possible à la faveur de ce pronom qui n’acquiert de substance que par ce qui le suit dans le discours. Mise en abyme, fiction dans la fiction, diffraction du moi, discontinuité du sujet. Seule demeure intacte «la blessure».

Le sujet qu’ il raconte est la somme des histoires vécues et des récits dont il a été le destinataire. Dans «La Blessure», Noureddine raconte son histoire avec Maha qu’il ne peut s’empêcher de comparer aux histoires d’amour lues, colportées par les habitants de sa ville, Sousse, ou racontées  par ses proches. Le récit fonde son histoire.

Noureddine, devenu vieux, se confie, se reconstruit à  la faveur des histoires  narrées, la sienne propre et celles de ceux qui ont subi la blessure d’un amour malheureux. Il se raconte, de l’adolescence à la vieillesse, remontant même à un épisode d’enfance dont la réminiscence est due au parfum de la bien-aimée «Fell, jasmin et pin». L’odeur du corps féminin, la sensualité et la beauté  féminines sont célébrées, dans ce roman, comme source de bonheur et de félicité. C’est un thème  récurrent dans l’œuvre de  Anouar Attia. Dans «La Blessure», le corps de l’aimée est une promesse de bonheur à  condition de ne pas subir d’agression.

Plaisir d’écrire 

«La Blessure» est jalonnée de confusion, délire, digression, incursions dans des lieux géographiques de la Tunisie, citations de vers célèbres, jeux de mots à dimension ludique comme ces deux noms de personnages «Haj Khlifa et Khlifa Haj», nous rappelant, nous, lecteurs tunisiens, l’expression «haj Moussa/ Moussa haj» qui veut dire «c’est la même chose». Nous y lisons aussi un clin d’œil au patrimoine culturel et particulièrement à  la chanson de Saliha, illustrée  par le prénom de la grand-mère du narrateur qu’il nomme «Bent el Mhamid Icha», cette évocation est liée, dans la mémoire des Tunisiens, à la mélodie de la chanson et donne une sorte de musicalité au texte. Ces détails sont précieux car ils créent une complicité entre le lecteur et l’auteur ayant le même patrimoine culturel.

Enfin, un roman où on prend du plaisir à lire un récit où le narrateur cherche à être le plus près de ses émotions, un récit qui développe son sens dans cette oscillation entre réalisme et fiction.

Le narrateur y cède  le pas à l’auteur qui se réfère à  ses écrits antérieurs» (je crois que c’est la seule fois dans mes écrits que je mets trois points d’exclamation à la file)». Anouar Attia évoque aussi, dans ce texte, le rapport à l’édition et au lectorat. L’auteur/ narrateur évoque la révolution de 2011, la Covid, il fait allusion à «Grand Satan et ses acolytes» et aux crises économiques et politiques de la Tunisie, pays partageant le même  parfum que l’aimée, pays agressé.

La déambulation entre fiction et réalité  n’est pas étrangère  à  Anouar Attia, qui interroge, essaie de comprendre, et surtout tente de dire que le salut est tributaire de l’amour qui, souvent, est menacé par la violence de ceux qui ne savent qu’assouvir leur désir aux dépens de l’intégrité physique d’autrui. Noureddine, narrateur amoureux de la vie, amoureux de la femme, amoureux de l’amour, subira «la blessure». Il écrira, prenant plaisir à  se dire et à  dialoguer avec les textes qui l’ont marqué : «Les Fleurs du mal» étaient pour moi jouissance à  assouvir jamais assouvie».

La littérature offre cette possibilité d’étonnement, au sens étymologique du terme. Toute lecture étant génératrice de plaisir quand le texte s’offre à la réactivation du sens.

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