Accueil A la une Projet de loi relatif aux droits des patients et à la responsabilité médicale : Entre le marteau et l’enclume

Projet de loi relatif aux droits des patients et à la responsabilité médicale : Entre le marteau et l’enclume

Avec les lacunes et les insuffisances du système actuel de santé et face aux multiples cas de non-assistance à des personnes en détresse, la réforme de la responsabilité médicale est, aujourd’hui, une nécessité impérieuse. Mais sur terrain, il est plus facile de le dire que de le faire, étant donné la polémique suscitée par le projet de loi 41/2019 relatif aux droits des patients et à la responsabilité médicale.

Entre 2015 et 2016, une commission a été désignée au sein du ministère de la Santé afin d’élaborer un projet de loi relatif aux droits des patients et à la responsabilité médicale, aujourd’hui soumis à l’ARP pour adoption. Ce projet vise à établir un système juridique de responsabilité médicale pour les professionnels de la santé et les structures et institutions de santé publiques et privées.

Mais après les dernières nouvelles concernant l’affaire du décès de 14 nourrissons dans l’hôpital de La Rabta, qui remonte au mois de mars 2019, et selon lesquelles la directrice du centre de maternité et de néonatologie, le directeur de maintenance de l’hôpital et le directeur du département de pharmacologie ont été accusés d’homicide involontaire, le débat sur ce projet de loi refait surface et divise, de nouveau, l’opinion publique et la scène politique entre partisans et adversaires, entre ceux qui considèrent ce projet de loi sur la bonne voie et d’autres qui le considèrent comme un pas en arrière pour la jurisprudence nationale.

C’est un chemin très long

Aïda Caïd Essebsi Fourati, agrégée en droit privé, maître de conférences à la faculté des Sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, responsable du master «Droit de la santé», est revenue, dans une note qu’elle vient de publier sur le Net, sur les grandes lignes de ce projet de loi. Avant d’entrer dans les détails, la juriste a indiqué qu’au pénal, aujourd’hui, si le patient décède ou subit des dommages corporels, les médecins et les professionnels de la santé sont soumis aux articles 217 et 225 du Code pénal. « Ces articles sont de formulation tellement large que toute négligence, imprudence, manquement aux règles de l’art peut être à l’origine d’une peine d’emprisonnement. Une telle crainte d’être condamné au pénal, d’être arrêté et jugé pousserait les médecins à adopter ‘’une médecine défensive’’, très coûteuse pour le malade et pour l’Etat; ou même à fuir nos hôpitaux vers des pays où l’exercice de la médecine tient plus compte des aléas de cet Art », a-t-elle souligné.

Quant au civil, le patient, victime de dommages, peut agir contre le médecin pour réclamer une réparation. « Là encore, c’est le droit commun qui s’applique. Le patient va tenter d’avoir une indemnisation devant le juge administratif (si le dommage survient dans une structure publique) ou devant le juge judiciaire (si le préjudice est causé dans une clinique ou par un médecin de libre exercice). Dans ce cas, c’est le patient qui va souffrir. Hormis l’atteinte à son intégrité physique, il devrait subir les aléas d’un procès coûteux, et se perdre dans les périples de la preuve de la faute du médecin, difficile à apporter. Il doit également prouver le préjudice qu’il a subi et le lien de causalité entre la faute et le dommage; une tâche d’autant plus ardue que l’accès au dossier médical n’est pas du tout aisé… Un procès lent et épuisant qui dure plusieurs années », a-t-elle encore précisé.

Quel apport de ce nouveau projet ?

La juriste a indiqué que l’objectif de ce projet de loi est, et doit être, l’équilibre entre les différents intérêts en jeu. A cet égard, le texte doit trouver le juste milieu entre les différents intérêts antagonistes des professionnels de santé et des malades, tout en assurant une réparation facile, équitable et intégrale. Pourquoi ? D’une part, la protection excessive des professionnels de santé, sous la pression de leurs représentants et ordres professionnels défendant leurs intérêts, aboutirait à des injustices à l’égard du patient, en situation de faiblesse et de vulnérabilité, alors que, d’autre part, un excès de protection des intérêts du malade aboutirait à une médecine défensive où le médecin multiplierait les examens et explorations afin de se prémunir contre toute responsabilité, ce qui implique finalement un traitement lourd et coûteux pour le malade.

Entrant un peu plus dans les détails, Mme Fourati a précisé que ce projet commence par ‘’unifier’’ les règles applicables aux établissements sanitaires du secteur privé et public pour ensuite ‘’clarifier’’ certaines notions qui étaient jusque-là tributaires des divergences doctrinales et des hésitations jurisprudentielles. Ainsi, il définit la faute, l’accident médical, le préjudice anormal… «Jusqu’à aujourd’hui, le patient victime d’un dommage dans un hôpital n’est pas soumis aux mêmes règles légales que le malade ayant subi un dommage similaire dans une clinique, une rupture d’égalité injustifiée et à laquelle le projet vient palier», a-t-elle souligné.

Pour ce qui est de la faute, l’article 3 la définit comme étant tout comportement non intentionnel du professionnel de la santé qui n’a pas fourni l’effort nécessaire (dans le cadre de l’obligation de moyens mis à sa charge) conformément aux règles acquises de la science et aux moyens disponibles dans le cadre de sa fonction et de sa spécialité. Le critère de « moyens disponibles » et « dans la limite du possible » revient également dans l’article 9 du projet.

« En effet, les médecins contestaient l’absence de normes tunisiennes qui tiendraient compte de la spécificité des conditions d’exercice dans notre pays. De même, l’Ineas (Institut national de l’évaluation et d’accréditation en santé) instaurait des guides de conduite sans connaître leur valeur contraignante. L’article 9 vient retenir les guides et les instructions émises par l’Ineas comme repères pour déterminer les normes dont le médecin tunisien est tenu…Même si la définition de la faute adoptée dans l’article 3 a trait plutôt à la ‘’faute technique’’, le projet évoque également les ‘’fautes d’humanisme’’, lorsqu’il instaure les droits des malades. En effet, l’article 20 affirme la nécessaire protection des droits constitutionnels du malade, son droit à la protection de son intégrité physique, de ses données personnelles… Pour sa part, l’article 21 consacre les droits du malade sur son dossier médical », explique la juriste, tout en ajoutant que le projet exclut du champ de la réparation les dommages dus à la chirurgie esthétique, pour lesquels le professionnel est tenu d’une obligation de résultat.

Des questions douteuses

Mme Fourati a indiqué que ce projet vient trancher des questions restées douteuses ou sources de polémiques. Parmi les questions épineuses en matière de responsabilité médicale figure l’obligation d’information qui inquiétait les médecins. Le projet instaure cette obligation, détermine son étendue et les cas exceptionnels où le médecin n’est pas tenu d’informer. «…L’article 14 du projet exige l’information préalable du malade des différents examens et traitements proposés, des moyens préventifs, impose d’avoir l’avis du patient sur ces soins et de l’informer en toute loyauté des alternatives thérapeutiques. Ce qui paraît comme un champ assez large. Toutefois, l’information se limiterait aux complications fréquentes et aux risques les plus probables selon l’état du patient. Ce qui s’avère être un choix raisonnable», a-t-elle expliqué.

Elle a ajouté que le projet traite, également, de la détermination de la responsabilité du fait des accidents médicaux, des infections nosocomiales et de la responsabilité du fait des produits de santé… Le texte effectue, également, un choix important en matière de responsabilité pénale : le médecin ne sera condamné au pénal qu’en cas de négligence grave.

Par ailleurs, ce projet a fait le choix de simplifier : il opte pour une procédure de règlement amiable, sans avocat, simple par rapport aux recours judiciaires ordinaires, longs et coûteux. La commission responsable de cette procédure est présidée par un juge. Certes, cette étape est obligatoire, mais si le règlement amiable n’aboutit pas, la voie juridictionnelle reste toujours ouverte et le droit constitutionnel de recours à la justice demeure protégé.

Un fonds d’indemnisation, mais…

Ce projet opte, également, pour la création d’un fonds d’indemnisation qui garantit la réparation des dommages. Afin de faciliter sa gestion, ce fonds pourrait être rattaché à la Cnam par exemple, mais dans la conception actuelle du ministère de la Santé, ce sera probablement un fonds-compte, c’est-à-dire qu’il n’a pas la personnalité juridique. Il faudrait donc assurer les conditions de sa viabilité pour que les victimes puissent être indemnisées. Dans cette lignée, les personnes redevables de contribuer au fonds sont l’Etat (en tant que responsable du fait des professionnels de la santé exerçant dans les structures publiques et non pas dans une logique de solidarité nationale) et les différents intervenants dans le secteur sanitaire (cliniques, médecins, fabricants de produits sanitaires, laboratoires pharmaceutiques, etc…). Ce mode d’indemnisation, qui assure une réparation intégrale des dommages subis, ne devrait en aucun cas être un moyen de déresponsabiliser les médecins. Les contributions de ces derniers au fonds seraient régies par la règle du Bonus-Malus. Ainsi, le médecin négligent contribuera plus que le médecin vigilant et diligent.

Le fonds indemnise les fautes, les infections nosocomiales, les accidents médicaux et la responsabilité du fait des produits. Les sociétés d’assurances ne feront pas partie de ce système de couverture, dès lors qu’elles refusent de couvrir les accidents médicaux et ne voudraient couvrir que les fautes médicales d’une part et qu’elles cherchent à imposer les barèmes de réparation calqués sur la réparation des accidents de la circulation, qui sont catastrophiques, d’autre part.

« Le projet adopte donc une méthode pédagogique qui clarifie, simplifie, tranche mais il n’est pas pour autant à l’abri de critiques. En effet, les délais de prescription prévus sont de 10 ans à partir du fait dommageable, alors qu’ils devraient s’élever à 15 ans, comme c’est le cas pour le droit commun.

Pour ce qui est des dommages réparables, l’article 34 établit une liste. Est-ce une liste limitative ? Ou est-ce qu’on peut agir sur la base du droit commun pour réclamer la réparation d’autres préjudices ? Cela dit, ce projet, comme tout texte juridique, est perfectible, mais il ne faut pas perdre de vue l’objectif initial et primordial de l’équilibre des intérêts en jeu. Et si chaque corps de métier a des intérêts à défendre, il ne faut pas oublier que le patient n’a pas de défenseurs qui le soutiennent, à part le législateur auquel il a confié la destinée…Ce projet devrait donc aboutir à des choix raisonnables, puisqu’un législateur est toujours censé assurer cet équilibre prêché entre les différents intérêts antagonistes, pour que sa loi soit une bonne loi, voire une loi excellente», a-t-elle conclu.

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