Plusieurs sont ceux qui recommandent au gouvernement de penser sérieusement au rééchelonnement de la dette publique, au regard du surendettement qui plombe les comptes du pays. Cette procédure permettra, à leur avis, de mobiliser les ressources nécessaires, et ce, pour financer le plan du sauvetage de l’économie tunisienne. D’autres s’opposent au rééchelonnement de la dette. Ces opposants estiment qu’il existe d’autres pistes pour assurer la soutenabilité de la dette tunisienne. Ils mettent en garde contre cette pratique, car d’après eux, elle serait plus dramatique et plus douloureuse que des solutions souveraines, sûrement moins coûteuses.
L’IHS Markit, un organisme américain international, considéré comme référence de l’analyse économique sur les marchés financiers internationaux (MFI), a publié, début février, un rapport où il a présenté son évaluation de la sortie annoncée par la Tunisie sur les MFI pour mobiliser 3 milliards de dollars (8.2 milliards de dinars) afin de combler le déficit de son budget au titre de l’année en cours. Ce même rapport a noté que plusieurs indicateurs montrent que la dette publique tunisienne n’est pas viable. L’endettement extérieur de la Tunisie représente plus de 100% du PIB. Au cours de la décennie 2010-2020, il y a eu un doublement de l’endettement extérieur de la Tunisie qui, rappelons-le, était inférieur à 50% (48,9%) au terme du 3e trimestre 2010.
Désormais, chaque Tunisien supporte un endettement extérieur supérieur à son revenu annuel moyen : près de 9.200 dinars.
En effet, l’encours de la dette publique s’est établi, au terme des onze premiers mois de 2020, à un niveau record de 91,8 milliards de dinars, selon la Banque centrale de Tunisie (BCT). La banque a également relevé que ce niveau d’endettement élevé s’explique par l’importante hausse de l’encours de dette intérieure, qui a franchi la barre de 31 milliards de dinars, contre 10 milliards de dinars en 2010. Aussi, les paiements au titre du service de la dette ont augmenté de 15,7 % en novembre 2020, pour avoisiner 10,6 milliards de dinars.
Toujours selon la BCT, les services de la dette extérieure cumulés ont augmenté de 19%, à 1480 millions de dinars (MD), à la date du 10 mars courant. Et ce, en comparaison avec la même période de l’année dernière.
Plusieurs tentatives de négociations
En fait, le problème de la dette extérieure ne date pas d’aujourd’hui. Il a commencé peu après l’Indépendance en 1956. Par son ampleur et ses multiples implications économiques, politiques et sociales, cette dette est devenue une donnée incontournable de la réalité tunisienne. On entend souvent les experts et les analystes économiques se demander : «Cette dette est-elle, comme elle est supposée l’être, un outil pour financement du développement économique et social de la Tunisie ? Ou bien, au contraire, un mécanisme financier de transfert de valeur ajoutée locale vers le capital mondial ? ». Bon ou mauvais choix, en tout cas, le phénomène de l’endettement extérieur s’amplifie d’une année à l’autre, et les bailleurs de fonds ne sont pas prêts à reculer et réclament haut et fort leur argent. D’ailleurs, c’était prévisible, la Tunisie devra connaître, en 2021, des contraintes inhérentes au paiement de crédits remboursables sur une période allant de 5 à 10 ans, soit un à deux prêts seront remboursés chaque année. Durant l’année 2021, la Tunisie aura à rembourser de gros montants, deux prêts garantis par les Etats-Unis d’Amérique d’un montant global d’un milliard de dollars, et d’autres prêts accordés par la France, l’Italie, le Qatar et l’Arabie saoudite.
Afin de réduire les pressions de ces remboursements sur les finances publiques, Selim Azzabi, ministre du Développement, de la Coopération internationale et de l’Investissement dans le gouvernement d’Elyès Fakhfakh, avait annoncé, en juillet 2020, que « la Tunisie est en train de négocier avec la France, l’Italie, le Qatar et l’Arabie saoudite pour le report ou le rééchelonnement de crédits contractés auprès de ces quatre pays ». Il a même certifié que « cette question n’aura pas des répercussions sur la crédibilité du pays, le but étant de réduire les pressions sur les finances publiques ». Seulement, il n’a pas eu le temps d’achever cette tâche pour les raisons qu’on connaît : le départ de son gouvernement remplacé par celui de Mechichi. Fayçal Derbal, rapporteur de la Commission parlementaire des finances, de la planification et du développement à l’ARP et ancien conseiller économique du gouvernement Youssef Chahed, a recommandé au gouvernement Mechichi de reprendre ces négociations. D’après certains supports médiatiques étrangers, cette question a été au centre de l’entretien qui a eu lieu, le 23 février 2021, entre Ali Kôoli, ministre des Finances, de l’Economie et de l’Appui à l’investissement, et Saâd Ben Naceur Hamidi.
Plusieurs sont ceux qui recommandent au gouvernement de penser sérieusement au rééchelonnement de la dette publique, au regard du surendettement qui plombe les comptes du pays. Mais qu’est-ce qu’un rééchelonnement ? Il s’agit en fait, d’une pratique par laquelle un débiteur, prévoyant de n’être plus en mesure de régler les échéances futures de sa dette selon les conditions initialement prévues, obtient de son créancier qu’il consente à réduire le montant de chacune d’elles et à prolonger la durée de leur remboursement. Les créanciers donnent alors de nouveaux prêts pour payer les anciens.
Oui pour l’allègement ou la suppression… mais !
Parmi les partisans de cette pratique, il y a Habib Karaouli, Pdg de « CAP Bank » et vice-président du Club des dirigeants des banques africaines. Lors d’un passage sur les ondes d’une radio privée, une année auparavant, ce dernier avait défendu l’idée du rééchelonnement du remboursement de la dette. Pour lui, « il ne faut recourir à cette démarche qu’en cas de force majeure ». Il a déclaré que la proposition du Président Macron de supprimer la grande partie de la dette africaine n’est pas la première du genre. En effet, « en 1996, le programme Pays pauvres très endettés et le programme ‘‘l’initiative d’allègement de la dette multilatérale (IADM)’’ du FMI ont vu le jour. L’IADM a permis d’annuler toute la dette du Congo, Tchad, Zambie, Gambie et d’autres pays africains en 2009 », a-t-il prononcé. Il a néanmoins assuré que « des années plus tard, le taux d’endettement du Congo a atteint 120% du PIB. Et ce, malgré la suppression de la dette en 2009. La meilleure solution est de compter sur soi et concevoir un modèle de développement fort ».
Pour le cas tunisien, il s’est demandé sur les raisons pour lesquelles le gouvernement tunisien n’a pas présenté des demandes pour l’allègement ou la suppression de ses dettes, surtout dans un contexte particulièrement difficile. « Il s’agit d’un contexte exceptionnel qui nécessite des mesures exceptionnelles », a-t-il souligné. Même si Habib Karaouli est contre la suppression pure et simple de la dette du pays, il n’en demeure pas moins pour un allègement de cette dette, accompagné de réformes du système. « Je peux comprendre que la partie officielle tunisienne considère cette demande comme un constitutif d’un défaut de paiement, mais ce n’est pas le cas », a-t-il estimé.
Pour le Pdg de « CAP Bank », la seule solution qui reste est la création d’un espace budgétaire. Mais « la création d’un espace budgétaire ne peut se faire que par le report des échéances des prêts pour 2020 et 2021 », a-t-il proposé. D’après ses déclarations, « cette procédure permettra de mobiliser les ressources nécessaires, et ce, pour financer le plan du sauvetage de l’économie tunisienne ».
Un autre partisan du rééchelonnement de la dette tunisienne, l’économiste Mohamed Ben Naceur. Il a écrit, en janvier 2020, « la piste du rééchelonnement de la dette publique paraît comme une alternative afin de dégager un espace budgétaire permettant de sortir le pays de cette impasse. Bien qu’une grande partie de la dette externe soit auprès des bailleurs multilatéraux ou sur les marchés financiers internationaux, il est toujours utile de mener des négociations avec nos pays amis pour décaler les remboursements de quelques années ». Jameleddine Aouididi, expert économique, avait lui aussi, proposé, afin de faire face aux défis multiformes auxquels fait face le pays, une éventuelle décision de rééchelonnement. Celle-ci gagnerait, selon ses estimations, de réhabiliter le dinar et de le revaloriser, de réduire la dette, de réviser les conventions de libre-échange existantes, à rationaliser au maximum les importations, de booster l’investissement dans les entreprises publiques et de relancer la production nationale.
Une pratique onéreuse
D’un autre côté, il y a des voix qui s’élèvent pour s’opposer au rééchelonnement de la dette. Ces opposants estiment qu’il existe encore des pistes à explorer pour assurer la soutenabilité de la dette tunisienne. Ils mettent en garde contre cette pratique, car d’après eux, elle serait plus dramatique et plus douloureuse que des solutions souveraines, « sûrement moins coûteuses ».
Parmi ces opposants, Abdelhamid Triki, ancien ministre du Plan et de la Coopération internationale. Invité, en janvier 2020, par le cercle Kheireddine et le Forum Ibn Khaldoun pour une conférence sur «La soutenabilité de la dette tunisienne et la capacité du pays à continuer à emprunter et à se développer », il a estimé qu’il existe encore des pistes à explorer pour garantir la soutenabilité de la dette tunisienne. « L’option pour des programmes que la Tunisie aura à prendre de façon souveraine sera de loin moins dure que le recours au rééchelonnement de la dette », a-t-affirmé. Triki a jugé que le rééchelonnement est une pratique onéreuse qui consiste, entre autres, à exiger des mesures d’austérité encore plus sévères. D’après lui, « le rééchelonnement est une opération à haut risque, aussi bien pour le débiteur, qui va devoir payer plus d’intérêts pour le report de sa dette, que pour le créancier, qui risque le non-remboursement de sa créance ». Et comme alternative au rééchelonnement, Triki a proposé d’agir sur la relance de la croissance, la stimulation des exportations et l’impulsion des IDE dans les secteurs porteurs.
L’ancien ministre a plaidé également pour la diversification des ressources de financement et pour la mobilisation des ressources non génératrices de dette, notamment des recettes de privatisation en devises, d’IDE et des actions pour assurer un refinancement adéquat de certaines dettes. Pour parvenir à cela, il a proposé un certain nombre d’opérations de privatisation, comme par exemple d’une banque et la Régie du tabac, qui pourraient générer selon ses propos « des recettes de 4 milliards de dinars ».
Autre proposition faite par Triki, attirer davantage les investisseurs directs étrangers, notamment les chinois, en aménageant des zones industrielles adaptées aux standards internationaux et en adoptant le projet de loi d’urgence économique qui pourrait être un important accélérateur de réalisation de grands projets à forte valeur ajoutée, particulièrement dans les zones de développement régional. Il a, également, insisté sur la nécessité de mettre en œuvre un plan d’action à court terme pour rétablir le rating de la Tunisie avant 2011, qui donnait à la Tunisie le statut « d’Investment grade» afin de pouvoir refinancer une partie de la dette aux conditions les plus favorables.
Pour Samir Abdelhafidh, maître de conférences en sciences économiques et directeur du département d’économie, faculté des Sciences économiques et de Gestion de Tunis, le rééchelonnement de la dette n’est pas une solution. « Le 26 mars 2020, le ministre des Finances a, clairement, déclaré devant l’ARP que le rééchelonnement de la dette n’est pas une option envisagée par la Tunisie. Il s’agit d’un choix qu’elle a toujours fait depuis son Indépendance, lui permettant de rester dans le groupe des rares pays en développement qui ne sont pas passés devant le club de Paris (dette auprès des créanciers bilatéraux) ou le club de Londres (dette auprès des banques privées ) dans le but de renégocier sa dette ». Selon Abdelhafidh, le choix du gouvernement ne manque pas d’arguments, car « dans les circonstances actuelles, le rééchelonnement de la dette extérieure n’est pas une bonne proposition, et ce, pour plusieurs raisons. Même si certains pays retrouvent après quelques années du rééchelonnement un accès normal au marché financier international, l’effet immédiat et de court terme est un rationnement des crédits accompagné d’une augmentation de la prime du risque. C’est ce qui a été par exemple observé au cours des premières années après le déclenchement de la crise internationale de la dette en 1982 et c’est ce qui a été démontré par plusieurs travaux académiques qui ont porté sur le sujet… Le rééchelonnement de la dette implique des négociations entre le débiteur et ses créanciers. Les négociations peuvent durer dans le temps, notamment pour la dette auprès des créanciers privés, et encore plus lorsqu’elle est essentiellement mobilisée sur le marché obligataire… ».
Pour Abdelhafidh, même si le rééchelonnement serait de nature à alléger la pression sur les dépenses en permettant de libérer une partie ou la totalité des montants initialement prévus pour le service de la dette, ce n’est qu’une partie des enjeux. Il se traduirait aussi par des difficultés à mobiliser des financements étrangers et impacterait négativement la capacité de l’Etat à faire face à ses engagements.