L’acteur change de posture, de jeu, de ton, d’intonation, son regard est là, froid, glacial, son âme est sans état, sa corpulence se mesure en puissance, la voix se remplit et l’odeur du sang se mélange aux sueurs froides des premières frayeurs.
C’est un monodrame, porté par le comédien Mounir Lamari.Seul sur scène, il offre une belle prise en charge du texte adapté par Walid Daghsni à partir de l’œuvre de Hédi Yahmed «J’étais à Raqâa, fugitif de l’État Islamique».
La pièce questionne, à partir de ce personnage, la mutation qui s’opère dans l’esprit d’un jeune faisant de lui, une bombe humaine au nom d’un absolu, au nom du dogme. Et s’interroge sur le terrorisme comme résultante symptomatique d’un réel problème culturel et sociétal. Ou en gros : comment un jeune puisse-t-il se transformer en une machine à tuer ?
L’expérience vécue avec Mounir Lamari et la lecture qu’il fait de l’œuvre de Hédi Yahmed, nous renvoie à réfléchir le genre. Le monodrame, à ne pas confondre avec le one man show ou le stand-up, est une écriture difficile à endosser, et l’on s’accorde à dire qu’il se trouve dans une tension perpétuelle entre réalité et fiction. Car le texte, même écrit par un autre, porte inévitablement la marque de l’expérience personnelle du comédien qui le récite ou le porte. Se lancer dans le monodrame exige une personnalité forte, car le comédien doit parvenir à intéresser son public. Il s’agit, là, d’un exercice auquel tout acteur devrait se soumettre au moins une fois dans sa carrière. L’expérience de la solitude sur scène est une expérience inédite, même si nous avons toujours besoin d’un «miroir», le metteur en scène, pour guider le travail. Le public n’est en aucun cas passif et joue également un rôle important. La seule ligne existante, lors de la représentation, va de l’acteur vers le public. La position frontale de l’acteur face au spectateur constitue une distinction technique entre le monodrame et d’autres genres théâtraux.
Revenons à la pièce… «Fugitif de l’État Islamique» est une partition en solo qui fut, pour le public présent, un lieu où ce corps parlant peut se soustraire à beaucoup d’artifices. Le point de départ est une rencontre avec un livre, lui-même fruit d’une rencontre étrange qui ouvre des pistes encore plus surprenantes tout autant dans le récit que dans ses infimes détails racontés par l’auteur et, bien entendu, par l’acteur. C’est le récit d’un voyage que Mounir Lamari retrace, de la mutation dans la pensée, dans le physique et dans la conscience.
Être un combattant de l’Etat Islamique est un chemin que le personnage entame depuis son éducation, son milieu familial, ses amis, son entourage et surtout ses rêves et ses échecs. L’acteur prend entièrement en charge son personnage et lui choisit comme axe de traitement «la transformation». L’acteur change de posture, de jeu, de ton, d’intonation, son regard est là, froid, glacial, son âme est sans état, sa corpulence se mesure en puissance, la voix se remplit et l’odeur du sang se mélange aux sueurs froides des premières frayeurs. Le jeu de Mounir Lamari avec les variations qu’il y met, les courbes et les creux qu’il opère nous donne froid dans le dos. Telle une voix intérieure, celle du combattant nous parvient, caverneuse, elle s’accompagne d’une bande son où les bruits se mêlent, tel un bourdonnement exaspérant. Dans la peau de cet être, l’acteur se confond, il devient réel, son parcours crédible et son cheminement clair. L’acteur raconte son personnage, épouse ses mots et incarne ses faiblesses et sa conviction. C’est un homme parti de son plein grè, dans la liberté totale de décision, et qui revient au pays une fois dissipé le brouillard qui lui voilait le vue.
Autant l’interprétation et la direction étaient justes et pertinentes et les nuances bien détourées, le montage-texte de Walid Daghsni et Mounir Lamari n’était pas de toute finesse. Le souci de fidélité au texte de Hédi Yahmed était une réelle entrave à l’adaptation. Et l’on ne peut souligner le manquement du texte joué par rapport au texte écrit. Une écriture dramaturgique, qui prendrait plus de risques aurait donné à la performance encore plus d’intensité et de charge. Mais ce qui reste dans nos esprits après avoir assisté à ce spectacle est la performance de l’acteur, sa belle matière si bien travaillée, et son appropriation de l’œuvre de Hédi Yahmed qu’il a essayé de manipuler avec délicatesse.