Dans ce contexte particulier, faut-il fermer les établissements scolaires pour freiner la propagation de l’épidémie ? Pour Moez Cherif, qui était toujours contre cette mesure, la fermeture des écoles n’a pas d’effet sur la protection des enfants. Ce défenseur acharné des droits de l’enfant a appuyé son argument sur plusieurs constats : les enfants sont peu contaminants puisque la transmission d’enfant à enfant en milieu scolaire est rare, l’école à la maison et l’enseignement à distance aggravent les inégalités sociales, la fermeture n’est pas efficace si elle n’est pas accompagnée par un ensemble de mesures plus générales pour toute la population et, à leur tête, la distanciation physique et les mesures d’hygiène… Finalement, et non le moindre, cette fermeture menace directement la santé, la sécurité et le bien-être des enfants et ce sont les générations actuelles et futures et surtout les plus fragiles qui payent la facture de cette situation. Entretien.
Encore une fois, le gouvernement a décidé de suspendre les cours dans tous les établissements éducatifs afin d’éviter la propagation de la Covid-19. Jugez-vous cette mesure utile et pertinente pour contenir le risque de propagation du virus ou nous fera-t-elle plus de mal que de bien ?
En matière d’éducation, le gouvernement suit toujours une approche sectorielle et ne prend pas en compte une vision globale vis-à-vis des enfants en Tunisie puisque les décisions qui sont prises ne sont pas dictées par une réalité scientifique mais par diverses pressions auxquelles nos décideurs sont soumis. Cette décision ne me semble pas du tout juste et surtout justifiée par la réalité du terrain puisque les enfants ne constituent pas un “hub particulier” pour la contamination par la Covid-19 et il n’y a aucune statistique qui conforte la décision du gouvernement dans ce sens-là. Et d’ailleurs depuis le déclenchement de cette crise sanitaire, il n’y a aucune hospitalisation d’enfants en situation grave en rapport avec la Covid-19 dans notre pays. A cela on ajoute qu’après consultation avec le porte-parole du comité scientifique de la Covid-19, Mme Nissaf Ben Aleya a avoué que le nombre d’enfants en situation difficile depuis janvier 2020 se compte sur les doigts de la main et qu’ils sont tous des enfants qui avaient des pathologies graves et chroniques.
Autre élément de la même importance qui confirme cette réalité : la stratégie nationale de dépistage de la Covid-19 ne s’applique pas à l’enfant puisque les tests PCR ne sont pas appliqués au-dessous de l’âge de 12 ans. Donc, on n’a aucune donnée statistique ou épidémiologique qui puisse incriminer les enfants comme des vecteurs potentiels de propagation de ce virus et les établissements éducatifs ne constituent pas un vrai moteur de la propagation de la pandémie et leur fermeture menace directement la santé, la sécurité et le bien-être des enfants.
Mais, récemment, on a enregistré une hausse des cas de coronavirus en milieu scolaire ! Que dite-vous des chiffres annoncés dans ce cadre-là ?
Cette situation confirme l’échec des mesures préventives sur lesquelles on a compté depuis mars dernier. On le répète encore une fois : l’absence de l’observation des règles de la distanciation sociale par les adultes et l’absence d’application ferme de la loi ainsi que des sanctions sur les citoyens qui ne respectent pas les mesures prises se répercutent sur les enfants et les privent, aujourd’hui, d’avoir accès à l’éducation.
On ne comprend pas l’utilité de continuer de fermer l’école à l’heure où : les cafés restent ouverts, dans les grandes surfaces on n’observe pas une véritable distanciation sociale telle qu’elle a été observée au démarrage de la crise sanitaire au printemps dernier, les souks continuent à être aussi encombrés, le transport en commun constitue en fait une véritable source de contamination pour la population adulte… alors que, de l’autre côté, on empêche les enfants de pouvoir continuer leur scolarité !
Vous dites donc qu’on va payer une lourde facture sociale ? Et là aussi ce sont les générations futures qui payent encore et toujours ?
Bien évidemment ! D’un côté, le niveau des élèves continue de baisser et devient de plus en plus inquiétant puisqu’ils maîtrisent de moins en moins les fondamentaux, alors que, de l’autre côté, chaque année, plus de 110.000 enfants quittent l’école volontairement car ils se sentent dans une situation d’échec prolongé. Et cette crise sanitaire ne fait qu’aggraver la situation pour faire face, aujourd’hui, à une politique des deux poids, deux mesures avec un enseignement à deux vitesses qui s’est installé à travers toute la République et qui remet en question l’égalité en droit de tous les enfants et celle de chance.
Par ailleurs, les contestations qui ont été faites récemment par la société civile et d’autres parties pour l’interruption prolongée des apprentissages auront des résultats catastrophiques au niveau de l’acquisition d’un minimum de savoir par rapport au niveau scolaire des enfants, ce qui est en contradiction avec toutes les règles pédagogiques de transmission du savoir, du savoir-faire et du savoir-être. Déjà l’enseignement alterné a fortement impacté la qualité de l’enseignement et le niveau de l’apprentissage des enfants. Mais continuer à fermer les écoles de façon prolongée et interrompre les apprentissages est et restera une source de dégradation de la qualité de l’enseignement et, dans ce cas, il serait difficile de se rattraper dans un futur proche.
A cela on ajoute que la révision des programmes a tardé à venir puisqu’elle n’a été donnée par le ministère de l’Education aux enseignants qu’au mois de novembre. Et depuis cette date jusqu’à aujourd’hui, on ne sait pas à quel point les programmes sont exécutés. Important ici de souligner que la première décision de raccourcir les vacances scolaires du printemps a été bien accueillie puisqu’elle correspond à la réalité de la situation et le ministère a exprimé que sa volonté est de prolonger le plus possible la durée des apprentissages pour arriver à achever les programmes de cette année. Nous sommes toutefois surpris par les déclarations faites par le syndicat, affirmant que les programmes ont été achevés à 70 voire à 90%, quelques jours après ! Les contradictions des déclarations faites aussi bien par le ministère que par le syndicat de l’éducation montrent que les décisions n’obéissent pas à l’obligation de prendre en considération l’intérêt supérieur des enfants. Autre élément de la même importance ; en interrompant les cours, tous les autres programmes et activités qui passent à travers l’institution éducative seront aussi interrompus à l’instar des repas que l’Etat octroie aux enfants pauvres où 250 mille repas sont distribués quotidiennement…Par ailleurs, beaucoup d’activités sont entreprises dans les écoles par diverses associations de la société civile pour essayer de soulager les enfants de l’impact de toutes ces crises multiples (sociale, économique et actuellement sanitaire) à travers des activités pour améliorer leur sentimental. Elles seront interrompues et les enfants se retrouveront de nouveau sans aucun mécanisme de protection alternative, voués à être soit dans la rue, soit devant les écrans en contact avec l’espace virtuel qui est une source de multiples types de violence.
Plus un an après la Covid-19, pensez-vous que le gouvernement n’a toujours pas de doctrine claire et efficace sur les mesures qu’il doit prendre pour mettre un terme à la propagation du virus ?
Absolument ! Il est clair qu’on n’a pas tiré leçon de ce qui s’est passé à l’échelle nationale et internationale ! Face à la gravité de la situation, à son ampleur inédite et à l’augmentation du nombre de contamination, le plus urgent est de réagir de la façon la plus rapide. Mais comment, par quoi commencer, et avec quels moyens ? C’est en répondant à ces questions que nos décideurs peuvent élaborer une véritable stratégie, capable de minimiser et contenir le risque de propagation du coronavirus dans le pays. Est-ce le cas dans notre pays ? Evidemment que c’est non, et les dernières mesures annoncées sont la preuve d’une gestion désastreuse de la crise sanitaire de la part des autorités.
Par ailleurs, on constate qu’il n’y a aucune cohérence dans les décisions du gouvernement puisque les garderies, les crèches et les jardins d’enfants restent toujours ouverts. Mais là, il faut veiller au respect des mesures sanitaires et aider ces établissements à mettre en œuvre toutes les actions contribuant à limiter la propagation du coronavirus car, dans cette période très délicate où les parents sont amenés à rejoindre leurs postes de travail, ces espaces devraient accueillir un nombre très élevé d’enfants. Et une fois qu’on enregistre des cas de contamination dans ces espaces, on va accuser encore une fois les enfants d’être les responsables de cette propagation.
La situation risque-t-elle de s’aggraver davantage avec le contexte actuel ?
Bien évidemment, mais pas seulement ça ! Toujours au niveau de l’éducation, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase est l’encouragement de l’enseignement privé. Faut-il rappeler que depuis le déclenchement de cette crise sanitaire, on ne cesse d’approfondir les inégalités entre les différentes franges de la société tunisienne puisque ceux qui sont en privé pourraient continuer à assurer la continuité des apprentissages à travers le réseau internet (enseignement à distance) alors que ce n’est plus le cas pour le système éducatif public où il existe une suspension totale des cours, ce qui est une atteinte flagrante au système éducatif public. Ce gap, qui ne cesse de se creuser entre les deux secteurs, a approfondi la discrimination et l’inégalité des chances entre les enfants, que ce soit au niveau de l’apprentissage ou de la protection en général (sanitaire en particulier)… Pour ce faire, je l’ai dit et je le redis, on a toujours l’impression qu’on continue de faire une approche sectorielle et que les mesures ne sont pas globales et qu’il existe une disparité des mesures entre les secteurs public et privé. Chose qu’on a constatée depuis le début de l’année scolaire.
Face à cette situation alarmante, il est plus que jamais temps de penser à l’après Covid-19. Qu’en pensez-vous ?
Malheureusement, dans notre pays, l’après Covid-19 est complètement oublié par nos décideurs et ce sont les enfants qui vont payer la facture ; ils n’ont aucune possibilité de choisir et ils sont contraints et forcés d’obéir à ce genre de décisions, qui sont discriminantes comme toutes les décisions qui ont été prises envers les enfants depuis le déclenchement de cette crise sanitaire et qui ne tiennent pas compte de la réalité de la situation. Il n’y a même pas une vision à moyen terme par rapport au système éducatif, et c’est ça l’origine du problème puisqu’il n’y a pas une stratégie claire sur la vision de l’Etat sur l’éducation en Tunisie pour les années à venir.
Aujourd’hui, l’enseignement à distance, tel qu’il est actuellement, est discriminant parce qu’on ne peut pas considérer qu’une chaîne de télévision peut remplacer, du côté pédagogique, les apprentissages fournis par les écoles. De leur côté, les parents ne peuvent pas être considérés comme des enseignants substitutifs : ils n’ont pas la pédagogie nécessaire pour transmettre les savoirs et là encore il n’y a pas d’égalité entre les enfants dans le système éducatif tunisien.
Donc, un été particulier nous attend pour se rattraper ?
Oui ! Malheureusement ça ne sera pas un été comme les autres et il ne sera pas si facile de se rattraper car on ne peut pas envisager l’évolution de la situation épidémiologique dans le pays et dans tout le monde.
Ici, je tire la sonnette d’alarme sur une chose importante ; la promesse, faite déjà l’année dernière, de rattraper le trimestre qui n’a pas été enseigné, n’a pas été tenue et les programmes n’ont pas tenu compte du gap entre ce que l’enfant n’a pas reçu l’année dernière et ce qui a été livré cette année puisque les programmes révisés n’ont été déposés par le ministère de l’Education qu’au mois de novembre dernier comme c’est déjà cité. On se demande ce que le ministère de l’Education faisait durant 6 mois (depuis le mois de mars 2020 jusqu’au mois de septembre) ?! Il était en hibernation et ce qui nous étonne encore plus, c’est que personne au sommet de l’Etat n’assume sa responsabilité : il y a toute une commission parlementaire pour l’éducation qui est dans un sommeil profond et qui n’a pas du tout réagi pour protéger l’intérêt ainsi que le droit d’accès des enfants à l’éducation. On se demande ce que ces parlementaires sont en train de faire et quel est leur sentiment d’obligation vis-à-vis des enfants en Tunisie, vis-à-vis de notre système éducatif et vis-à-vis de la génération future ?!
Pis, il n’y a aucune stratégie développée pour envisager un plan de travail ou de sauvetage pour les années à venir avec des enfants qui, pendant un an et demi, sont en interruption des apprentissages. D’où l’obligation et l’urgence d’envisager le moyen et même le long terme, parce qu’il est clair que nous allons vivre avec la Covid-19 pendant plusieurs années. Qu’est-ce que l’Etat envisage de mettre en place pour répondre à cette réalité ? On ne sait pas et on n’a aucune réponse.
D’ailleurs, d’un jour à l’autre, on ne cesse de constater une altération des acquis de la Tunisie puisque le taux d’analphabétisme a augmenté pour la première fois dans notre pays depuis l’Indépendance ; la sonnette d’alarme existe déjà puisque les dernières statistiques qui ont été faites affirment l’augmentation du taux de l’analphabétisme dans un pays comme la Tunisie, qui était connue durant des siècles comme un exemple dans la région que ce soit en Afrique ou dans la région Mena… Aujourd’hui, le pays est en train de perdre ce qu’il a bâti depuis l’Indépendance et est en train de revenir à la case départ. Plus que ça, on est en train de nous enfoncer puisque les études réalisées récemment ont montré que la dégradation du système éducatif tunisien est incurable pour les générations actuelles qui interrompent leur scolarité ; on a atteint malheureusement un point de non retour alors que, durant des siècles, on n’avait pas d’alternative que de compter sur le potentiel humain en Tunisie, on n’a pas d’autre richesse que le capital humain que nous sommes en train de perdre aujourd’hui ; c’est une responsabilité de l’Etat face aux générations futures… Les demi-mesures qui ont été prises ne sont pas conformes ni à la loi ni à la Constitution tunisienne qui affirme que toute décision doit prendre en considération l’intérêt supérieur des enfants ce qui n’est plus le cas dans notre pays puisque les décisions prises actuellement ne tiennent absolument aucun compte de l’intérêt supérieur des enfants qui paient le prix de l’absence du respect des adultes des conditions de distanciation sociale et du respect des mesures qui sont dictées par le comité scientifique.