Chaque année, le mois de Ramadan se démarque par la spirale folle des prix des produits de consommation qui s’envolent. Si les catégories les plus défavorisées qui en pâtissent s’orientent vers les circuits informels pour pouvoir remplir leur couffin, les autres consommateurs pointent du doigt cette hausse vertigineuse des prix. C’est pourtant leur comportement dépensier et la frénésie d’achat qui sont à l’origine de cette spirale infernale. Le président de l’Organisation de défense du consommateur (ODC) apporte un éclairage. Entretien
Le prix des denrées de base explose pendant le mois de Ramadan. Pourquoi selon vous ?
Alors que le mois de Ramadan est un mois durant lequel le jeûne a pour vocation de nous rappeler la souffrance de ceux qui ne mangent pas à leur faim et au cours duquel nous sommes appelés à réfréner nos envies et à consommer des repas frugaux et peu copieux, c’est le phénomène contraire qui se produit. Dès la veille du mois saint, les citoyens sont saisis par une frénésie d’achat. Il y a une ruée sur les marchés et les espaces commerciaux pour faire le plein de courses pour le mois de Ramadan. Ce comportement compulsif chez les consommateurs tunisiens est animé par la crainte insensée et injustifiée de manquer de quoi que ce soit au cours de ce mois. Pourtant, tous les commerces sont ouverts et on observe très rarement une pénurie relative à une denrée ou un produit alimentaire ou de consommation donné. Tous les produits de base sont disponibles et commercialisés en quantités suffisantes sur les marchés. Cette fièvre acheteuse, qui s’empare des Tunisiens à l’approche des événements et des fêtes religieuses, se répercute sur les prix qui s’envolent. A cause de la hausse des prix, les consommateurs les moins nantis vont aller s’approvisionner sur les circuits informels. Plusieurs doléances nous parviennent régulièrement de citoyens victimes d’arnaques ou dupés et qui se plaignent de la qualité des produits qu’ils ont achetés. C’est pour cette raison que je leur conseille d’aller s’approvisionner sur les circuits de distribution officiels.
Chaque année qui passe est plus difficile que la précédente. Les chefs de ménage ont du mal à faire face aux dépenses alimentaires qui augmentent au cours du mois de Ramadan. Ils dépensent deux fois plus, voire trois plus, au cours de ce mois saint pour satisfaire les besoins de leurs foyers en produits alimentaires et de consommation. Qu’est-ce qui doit changer selon vous ?
26% du budget du ménage en moyenne est consacré aux dépenses alimentaires au courant de l’année. Durant le mois de Ramadan, cette part du budget oscille entre 40 et 50%. Ce ne sont pas seulement les dépenses qui partent en flèche. Il y a aussi le gaspillage alimentaire et la consommation de certaines denrées de base qui augmentent également pendant le mois saint. On achète le double du pain qu’on a l’habitude de consommer quotidiennement tout au long de l’année. 900.000 pains sont tous les jours jetés à la poubelle durant le mois de Ramadan. Quant à la consommation des feuilles de brik, elle augmente de 300%. Il faut organiser des campagnes de sensibilisation sur les dix prochaines années pour changer les mentalités et agir sur le comportement des consommateurs. Or nous ne disposons pas du budget nécessaire pour le faire. Personne ne nous aide.
Une denrée de base est introuvable pendant le mois de Ramadan. Il s’agit de l’huile végétale conventionnée. Face à l’échec de la gestion de ce produit destiné aux catégories démunies, il est probable que son conditionnement s’arrête définitivement. Or les autres variétés d’huiles végétales sont inaccessibles pour les catégories démunies…
Destinées principalement aux catégories démunies, la majorité des produits subventionnés font l’objet de trafic et sont au centre des pratiques spéculatives des lobbies. L’Etat subventionne l’huile pour la rendre accessible aux catégories défavorisées. Le prix réel de ce produit sur le marché international s’élève à 2 dinars 700 millimes le litre. Sur le marché local, elle est écoulée à 900 millimes le litre. La subvention supportée par le budget de l’Etat à travers la Caisse de compensation s’élève, chaque année, à 337 milliards de nos millimes. Pour chaque litre, l’Etat dépense l’équivalent de 1 dinar 700 millimes. Pourtant ce sont les fast-foods, les restaurants, les pâtisseries qui profitent essentiellement de l’huile subventionnée. Nous avons pu constater que depuis la mise en place du système de compensation, 82% des personnes pauvres et démunies n’ont pas accès à cette denrée de base. L’une des solutions serait que la différence supportée par l’Etat pour chaque litre d’huile subventionnée et commercialisée sur le marché aille directement dans les poches des citoyens issus des catégories les plus défavorisées de la société.
Pourquoi les opérations de contrôle économique sont-elles inefficaces pendant le mois de Ramadan et au courant de l’année ?
Les opérations de contrôle économique impliquent la mobilisation des grands moyens. Or le nombre d’agents et les équipements dont ils disposent sont insuffisants, ce qui a tendance à impacter négativement l’efficacité de leur mission. Il faut que le consommateur s’implique aussi. Il doit surveiller les prix et dénoncer, voire boycotter lorsqu’il juge que le prix d’un produit est trop élevé. C’est ce qui s’est passé avec les bananes lorsque leur prix a atteint 7 dinars le kilo. Il y a une grande campagne de boycott à l’échelle nationale qui a donné des résultats positifs.
Où en êtes-vous dans la démarche d’élaboration d’un label pour les sites de vente en ligne ?
La pandémie de la Covid-19 a induit un changement considérable dans les pratiques de consommation des citoyens. Les ventes en ligne ont augmenté au cours de ces deux dernières années. L’élaboration d’un label auquel collaborent l’ODC, l’Utica et l’INC avec l’assistance d’une grande institution internationale spécialisée dans la certification est actuellement en cours. Il devra voir le jour d’ici la fin de cette année et sera attribué aux sites de vente en ligne dont les produits répondent aux critères de qualité et de sécurité, ce qui permettra de gagner la confiance des consommateurs et de booster le commerce en ligne.
Au regard de l’échec cuisant de la stratégie de compensation, il va y avoir une levée progressive de la subvention sur les produits de base comme la farine.Pensez-vous que cela va impacter le prix du pain ?
Citons justement l’exemple du pain. Ce produit de base subventionné par l’Etat et qui est commercialisé à 190 millimes la pièce profite autant aux catégories aisées qu’aux pauvres. Il est temps de réformer le système de compensation. Le fait d’attribuer un identifiant unique à chaque citoyen représente, dans ce sens, un sérieux atout dans la mesure où cela permettra, d’une part, d’améliorer le ciblage des catégories démunies et d’autre part de réajuster la subvention en fonction des besoins et des revenus des différentes catégories sociales. Cette réforme et ce réajustement du système de compensation doivent se faire de façon progressive afin d’en atténuer l’impact socioéconomique sur les différentes franges de la population.