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On nous écrit: Tunis, ville invisible

Il n’y a pas si longtemps, dans une autre vie et semble-t-il dans une autre ville, dans le rez-de-chaussée d’un bâtiment colonial qui n’existe plus, il y eut une exposition mémorable dans un tout petit espace qui venait d’ouvrir, l’atelier Driba, à La Marsa.

L’exposition portait sur «cent ans d’architecture : les clichés d’Albert Semama Chikly».

J’y suis allée parce qu’il fallait y aller, on ne parlait que de ça. L’espace était vraiment petit. Je me suis retrouvée au milieu d’une multitude de personnes, une foule compacte, plus qu’intéressée, avide et gourmande de voir ces clichés d’un Tunis disparu, celui du début du siècle. Les photographies allaient du sol au plafond et représentaient des bâtiments que j’avais souvent du mal à (re) connaître ou que je ne connaissais pas du tout évidemment, étant donné ma culture défaillante sur l’histoire des bâtiments emblématiques de la Ville de Tunis.

C’était en 1993. Tout le who’s who des architectes, architectes d’intérieurs, urbanistes, archéologues, artistes… Tout ce beau monde était là. L’atmosphère était électrique, l’éclairage violent et chacun y allait de son commentaire : «Tu te souviens de cet immeuble si penché? Non? Moi je l’ai vu de mes propres yeux avant qu’il ne soit démoli… etc. etc.». L’espace ne désemplissait pas et l’on ne pouvait pousser les murs. L’on pouvait passer commande d’un tirage pour la somme de deux cents dinars. Mohamed Messaoudi, l’organisateur de l’événement, était débordé.

Quand je dis que les photographies allaient du sol au plafond, ce n’est pas une vue de l’esprit ni une exagération. Elles allaient vraiment du sol au plafond. Les index levés vers tel ou tel monument, les esprits s’échauffaient, surexcités. On se serait cru dans une mini -salle de concert rock où les fans s’égosillent.

A un certain moment, épaule contre épaule, nous étions devenus nous-mêmes une image : plus personne ne pouvait bouger. Nous étions immobiles.

J’étais coincée, prise dans une nasse dans laquelle seuls les regards pouvaient bouger. En parlant de regard, le mien se portait vers le plafond. Et là, il y a eu une respiration, j’ai vu une multitude de voiles blanches sur la mer, comme autant d’oiseaux qui s’envolent. En revenant le lendemain, je me suis renseignée et j’appris que la photographie s’intitulait «sortie de felouques à Mahdia. 1903». J’étais hors sujet comme souvent et décidais de l’acquérir pour l’offrir. Deux semaines plus tard, ce fut le début d’une longue amitié avec Mohamed Messaoudi qui avait oublié de prendre ma commande (il était vraiment vraiment débordé) et qui, devant mon insistance et ma pugnacité, voulut bien rechercher le tirage. Il avait aussi appris à qui le cliché était destiné, et la commande était devenue urgente car il connaissait l’heureux destinataire du cadeau. Je découvrais que le monde était vraiment petit.

Depuis cette sortie de felouques à Mahdia qui fait dire à chaque visiteur : «A l’époque les pêcheurs travaillaient», les galeries ont éclos, les éclairages se sont fait plus tamisés et j’ai commencé à connaître des personnes pour lesquelles l’engouement pour la Ville de Tunis et son histoire était plus qu’une passion : elle était leur vie à laquelle ils étaient dédiés.

En 1992, déjà, j’avais pu constater, travaillant au ministère des Finances et ayant en charge le budget du ministère de la Culture, la rigueur et le dévouement quasi-mystique des membres de l’Association de Sauvegarde de la Médina, qui fêtait son vingt-cinquième anniversaire. Des colloques, expositions et pièces de théâtre accompagnaient cette jeune demoiselle née en 1967 quasiment en même temps que moi. La naissance de l’ASM est une réponse à dix ans d’intervalle à un projet assez phénoménal. C’est qu’en 1957, un architecte, Michel Kosmin, du Secrétariat d’Etat aux Travaux publics, avait projeté une percée dans la Médina, qui allait de la porte de France à La Kasbah, ne laissant que la Zitouna au milieu d’un grand boulevard. En 1958, Olivier Clément Cacoub étudia ce projet des «Champs Elysées de Tunis» et on lança en 1959 un concours international. En 1961, les rendus furent faits, le jury organisa un colloque et celui-ci désavoua le dessein mégalomaniaque qui fut enterré par l’Union internationale des architectes. Le poste de maire de Tunis fut transformé en gouverneur-maire. Celui-ci créa l’Association de Sauvegarde de la Médina et lui donna un local, Dar Lasram. L’ASM lança un projet, Tunis-Carthage, réhabilitation du patrimoine. En 1970, l’Unesco s’y intéressa et l’ASM, depuis lors, n’a cessé d’entreprendre des actions pour la réhabilitation morale et matérielle de la Médina.

En 2017, Jellel Abdelkafi, architecte -paysagiste, urbaniste, présente, au palais Kheireddine, une exposition intitulée «Paysages urbains de la Tunisie, gros plans». Un retour sur sa carrière professionnelle qui couvre un demi-siècle de l’histoire contemporaine de la capitale. C’est aussi un hommage à toute une génération de professionnels qui a pu et voulu s’investir, avec passion, dans la construction de la Tunisie indépendante. Une somme de documents est affichée et la commissaire d’exposition, Houria Zougane Abdelkafi, souligne que l’«exposition présente l’avantage de révéler, pour la première fois, au grand public, des documents professionnels dont la circulation est généralement restreinte aux circuits administratifs». Elle ajoute : «Deux rencontres sont organisées autour des problématiques d’aménagement du territoire, planification urbaine, conservation des paysages naturels et culturels. Elles permettront d’ouvrir des débats entre citoyens, institutionnels et professionnels de la gouvernance de la Cité». Là aussi, durant un mois, les passionnés, trois générations d’architectes et d’étudiants, têtes blanches, poivre et sel, jeunes et ébouriffées, se sont engouffrés dans le palais Kheireddine, qui se situe à deux pas de l’Association de Sauvegarde de la Médina. Un livre est paru comme une sorte de résumé de l’ouvrage de référence qui aurait repris l’ensemble des documents de l’exposition. La demande était là, le contenu également, mais les éditeurs se sont défilés et les mécènes, tunisiens et étrangers également. Que dire ? Une belle occasion perdue. Dans ce pays, on n’en est pas à un paradoxe près.

En janvier 2021, la galerie «Le Central», créée deux ans auparavant par Emna Ben Yedder qui veut faire du Centre-Ville de Tunis un hub artistique, organise une exposition dans un entrepôt converti en salle d’exposition. Le sujet ? La Ville de Tunis. L’histoire se répète.

Si en 1992 l’Hôtel du Lac était encore ouvert, il est aujourd’hui menacé de destruction. L’exposition, organisée par Le Central, L’association Edifices et mémoire et Le Goethe Institut, donnait à voir l’histoire de l’Hôtel du Lac, des vues d’artistes, des clichés d’«avant», des témoignages… Cet hôtel du Lac, jadis détesté, est aujourd’hui considéré comme un chef-d’œuvre en péril. C’est justement parce qu’il y a péril en la demeure que le «Central» organise cette exposition. La Ville de Tunis avec ses édifices emblématiques, le Palais des congrès, la Bourse du travail, la Place de la monnaie, le Marché central… est La Star de l’exposition. La médina aussi — et elle a bien souffert depuis 1992 puisque le photographe «Lost in Tunis» en expose les ruines qui n’ont pu être sauvées et anime des conférences sur l’urbex tunisois.

L’«atelier glibett» réalise un plan de la Ville de Tunis avec beaucoup d’humour, n’oubliant ni les vendeurs de saveurs qui font la ville (les kaftagi, la pizza Memmi, Hamza Citron…), ni les bouquinistes, ni les vieux photographes qui vous «retouchent», qui existent toujours. Wajdi Borgi organise des tours culinaires de la ville qui sont très suivis. Moi, j’anime un atelier d’écriture sur la ville. Je m’aperçois que les participants ont tous des intentions différentes, mais que le sujet déchaîne des passions. Poésie, visions urbaines, nouvelles noires, nouvelles nostalgiques s’y côtoient.

La nouveauté qu’introduit le Central est aussi la boutique: on peut enfin acheter des tirages limités d’artistes à des prix raisonnables et prendre pour soi un «petit bout de Tunis». Mes enfants et leurs amis, venus pour Noël, l’ont dévalisée, pour notre plus grand bonheur : l’exposition parle au cœur des jeunes et pas seulement des anciens.

L’ASM est moribonde, il n’y a plus d’argent. Il n’y a plus de personnel, il n’y a plus rien. Depuis les années 2000, la municipalité a tari ses financements et il n’y a plus de grands projets financés par les bailleurs de fonds étrangers qui ont d’autres priorités et qui ont déserté la Tunisie depuis la révolution.

Ses anciens acteurs sont là, à l’exposition, je les admire pour leur résilience et de fait, à part ceux qui sont partis pour l’au-delà, tous ceux qui étaient en 1993 à l’atelier Driba, à La Marsa, s’y sont retrouvés. Si leurs cheveux ont encore blanchi, leur passion est intacte. Ils n’y étaient pas «épaule contre épaule», le covid était parmi nous, mais se consolaient les uns les autres, en regardant des photographies de demeures qu’ils avaient connues et visitées. A travers les masques, ils reconnaissaient des maisons jadis magnifiques pour lesquelles ils avaient eu des projets de restructuration. Les index se tendaient aussi, les yeux se plissaient de contrariété : il n’en restait que des ruines qui auraient pu être sauvées si… Si les propriétaires les avaient écoutés, si l’histoire avait pris un tour différent, tout simplement. Ce n’était pas une ambiance de concert-rock, mais celle d’une veillée funèbre où les gens ont de la peine mais restent dignes. Je ne peux que penser avec une tristesse que je garde à distance pour ne pas devenir folle à une belle maison-palais dans laquelle mes enfants sont nés et ont grandi, ailleurs, à Sidi Bou Saïd. Elle a connu le même sort.

Cette exposition, organisée elle aussi par un opérateur privé, a connu une affluence monstre. Malgré le covid, ce fut un événement qui dura trois mois et que l’on clôtura à regret.

En mai 2021, dans la Chapelle Sainte Monique à Carthage à l’occasion du lancement de Campus-Culture, Fatma Kilani, créatrice de «la boîte un lieu d’art contemporain» et infatigable passeuse d’art, organise avec ChaCha Atallah, architecte, une exposition intitulée… «La cité et ses enjeux»… Sous les vitraux de la chapelle, se déploient tel un chemin de Croix différentes thématiques : La cité vue par les artistes (les cités fantômes d’Ali Tnani et les maquettes urbaines de Sebaï Gnaoui).

La reconstruction de l’habitat en Tunisie après la Seconde Guerre mondiale : cette «station» qui occupait le transept est de la chapelle et nous replongeait dans l’histoire, celle de l’immédiat après-guerre en Tunisie qui a été une période de renouveau de l’architecture en Tunisie, grâce aux projets et réalisations du «service d’Architecture et d’Urbanisme» dirigé par Bernard Zehrfuss, architecte, placé sous la responsabilité directe du Secrétaire du Gouvernement du Protectorat français. Les travaux de cette période sont particuliers : le fer et le ciment de la construction en béton armé n’étaient pas disponibles en Tunisie, les usines ayant été détruites par la guerre, le service associe les théories du «Mouvement Moderne» aux savoir-faire constructifs de l’architecture vernaculaire tunisienne. Ils sont illustrés par des photos de réalisations et des copies d’articles de l’époque, ainsi que par une vidéo produite par Chacha Atallah et Khadija Jellouli. «Nous étions plus tunisiens car nous étions plus pauvres «dira Bernard Zehrfuss. Il reste de cette époque divers édifices qui constituent des références: les écoles de Bizerte, de Porto Farina ( Ghar El Melh), le lycée de Carthage, le lycée de Gabès, le contrôle civil de Zarzouna, la «cité musulmane» d’El Omrane, le marché de Sidi Bouzid, le contrôle des douanes à Ben Guerdane… Les cheveux blancs font les passeurs et se souviennent que la maison de Jacques Marmey, à Sidi Bou Saïd, a été détruite sous ses yeux par son acquéreur.

«Google Map» fait son entrée. C’est la station «urbanisme» informel et l’urbanisme «planifié» autour de Tunis. On oublie l’effet «Google», nouvelle divinité au firmament d’internet. Sa place était résolument à l’autel. Les zones d’urbanisation «informelle» et «planifiée» imbriquées étaient simplement délimitées par un liseré pointillé rouge ou vert. Cette présentation a fortement attiré les visiteurs, qui y recherchaient leurs repères familiers. Là aussi, les souvenirs remontent à la surface et les index se tendent à nouveau et glissent sur la table désignant tel endroit ou tel autre. On entend : «Il y a vingt ans, entre Tunis et La Marsa, sur la GP9, on traversait une zone qui nous donnait l’impression d’être à la campagne, ce qui n’était vraiment qu’une impression puisqu’un trajet en hélicoptère montrait que l’Ariana et La Soukra étaient déjà en train de se rejoindre». «Oui, tu te souviens ?» ou «Ah, vraiment ?». Moi, je n’avais pas d’hélicoptère et Google Map n’existait pas. Je vivais dans un décor bucolique, les eucalyptus de chaque côté sur la GP, les vergers à droite et à gauche de la route de La Soukra. Des bougainvillées en veux-tu en voilà aux couleurs chatoyantes berçaient le trajet Tunis-La Marsa. A l’Ariana, il y avait un marché plein de roses où l’on se rendait juste pour les regarder, telles des idoles millénaires, fidèles à la représentation que l’on en avait sur les mosaïques romaines.

On «entrait» dans une histoire, on en faisait partie. A quoi ça tient, l’histoire, parfois… A des roses au nez aplati et odorantes, pas très jolies, mais qui vous font littéralement sentir le slogan «Tunisie, 3.000 ans d’histoire».

Transept ouest : Les jeux vidéo de construction de cités. Ça, c’était quelque chose, aussi. Les Sim games et la première console Nintendo étaient présentées en fonctionnement, dans une section historique, aux côtés des dernières productions (Cities Skylines) dont les possibilités semblent comparativement quasi-illimitées grâce à la puissance des applications graphiques et à la capacité des mémoires des ordinateurs d’aujourd’hui. Ils sont utilisés par la Nasa dans son projet de construire sur la lune. (Moonbase). Construire encore et toujours la Cité… Au-delà des étoiles ! «Votre» cité où vous êtes le Concepteur tout puissant. Ça marche du feu de Dieu, c’est le cas de le dire.

Là aussi, il y eut affluence et les mêmes passionnés, des têtes blanches aux jeunes pousses se sont succédé dans la chapelle pour essayer de retenir ce qui restait ou ce qu’il advenait de la cité. Je me demande, là, d’ailleurs, si les «vieux de la vieille» qui étaient à l’atelier Driba ne devraient pas apprendre à jouer pour (re) construire Tunis à différentes époques.

Ça devrait être un bon sujet d’enseignement dans une école d’architecture et cette Tunis que l’on recherche avec avidité existerait au moins virtuellement, maintenant que l’on sait qu’elle est inexorablement vouée à la disparition, que le temps passe et qu’on lui voue, à cette ville, un Culte qui ferait pâlir Sainte Monique. Elle pourrait même exister sur la Lune, mais juste exister, pas du sol au plafond, mais dans l’espace, le virtuel, le stellaire, le digital, le… Juste exister.

Pour voir la ou les versions proposées, il y aurait —encore— la grande foule des concerts rock et l’on prendrait son ticket très longtemps à l’avance. Il y aurait une ambiance d’enfer, avec des cris d’allégresse, des transports de joie, des soupirs de dépit, de grands chagrins, des «OOh» des «AAh»… un ascenseur émotionnel garanti.

On entendrait «Je vais voir Tunis, la semaine prochaine, j’ai réussi à avoir des billets, tu viens ?».

Alors, Tunis, ville double, triple, quadruple, multiple aimée et détestée, où es-tu et où peut-on te voir ?

Je n’arrive pas à comprendre que de 1992 à 2021, soit en trente ans, il n’y ait pas d’endroit pour «voir» Tunis comme, visiblement, tout le monde le désire avidement. Et depuis longtemps.

Je demande naïvement : est-ce qu’il y a un musée de la Ville de Tunis ? Il me semble bien qu’il y en a un, non? On me répond : «Oui, dans la médina, c’est le palais Kheireddine, mais il n’est pas dédié à la Ville de Tunis, on y organise des expositions».

Ainsi, depuis trente ans, la Ville de Tunis n’a pas encore son sanctuaire. A Francfort, où nous étions cet été, le musée de la ville, très didactique, très simple et très riche (si riche que l’on y a passé une journée et que l’on est resté sur notre faim), il y a une fresque-frise chronologique qui retrace, sur une rampe en bois, trois parcours: celui du monde, celui de l’Allemagne, celui de la ville. Même le club de foot de la ville y figure ! Evidemment.

Je m’étonne encore : entre une petite maison à La Marsa, un entrepôt à Tunis, une ancienne église à Carthage, elle est où l’histoire de la ville de Tunis ?

Tunis, ville invisible, est-elle destinée à des yeux d’aveugles qui peuvent l’entrevoir tous les trente ans ?

Edia Lesage| Enseignante

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