Paraphrasant le slogan de mai 68 qu’elle a fait sien depuis longtemps, Zeïneb Farhat atteste que rien n’est impossible. Pour cette agitatrice enjouée qui se considère comme une ‘’actante culturelle’’, «nous n’avons d’autre échappatoire des crises de toutes sortes que d’oser faire les choses, casser, détruire des référentiels éculés, rigides…» Un mode de vie fait d’action qui confirme chaque jour sa vocation de s’attacher au terrain ; là où elle essaie de faire la différence tout en multipliant les échanges, exactement de la même manière qu’elle conçoit la nature si singulière de ce théâtre indépendant qu’est El Teatro.
Zeïneb, êtes-vous une agitatrice ?
Je me considère plutôt comme une ‘’actante culturelle’’. C’est un beau vocable qui est proche de moi… mais agitatrice c’est génial aussi. Pour moi, le tout est de concilier ma vie ici, à El Teatro, et le travail sur le terrain. Je suis une militante complètement engagée mais complètement indépendante, je n’appartiens à aucun parti et je n’ai plus de temps pour les réunions de la société civile. Je présente mes excuses à mes amis alors que, depuis 4 ans, je boycotte les réunions de la société civile qui se passent dans des hôtels 4 étoiles. C’est au-dessus de mes forces quand je sais pertinemment qu’avec ce que coûte une journée d’hôtel on peut lancer un projet pour une famille. Je me suis désengagée de ces réunions pour travailler sur le terrain. J’y trouve beaucoup de bonheur car je rencontre les gens, les enfants, la culture authentique tunisienne.
Pour répondre à une autre implication de votre question, je ne renie nullement mes appartenances idéologiques mais je fais aujourd’hui partie d’un groupe de plus en plus important qui est en train de se mettre en réseau et de multiplier les échanges pour cristalliser une plate-forme de société civile qui aura son mot à dire plus tard, une élite qui travaille sur les régions et dont on voit les projets sociétaux sur le terrain.
Comment parvenez-vous à gérer l’abondance d’activités à El Teatro avec les pièces à préparer, l’école, la danse, le jazz, la musique arabe, les expos, la poésie ?
C’est simple, nous sommes une PME de 16 personnes et le travail est très bien dispatché entre Taoufik Jebali et toutes les personnes travaillant dans les différents départements. Tout est affaire d’organisation.
Considérez-vous que l’âme d’El Teatro a beaucoup pris de vos lectures et de votre formation au sein de l’université francophone ?
Je suis l’enfant d’un militant syndicaliste. Je suis pour l’école publique tunisienne dont je suis également l’enfant. Je suis aussi bien arabophone, francophone qu’anglophone et je me reconnais deux influences majeures : Abou Alalaa Almaarri et Albert Camus qui m’ont le plus marqué et je suis radicalement altermondialiste.
Fière d’avoir été élève à l’école de la rue du Pacha, dans la vieille ville, j’ai appris très tôt que le français est une langue qui me permet de découvrir le monde, aussi bien que la littérature latino-américaine ou la littérature nordique.
La francophonie est porteuse de valeurs, elle est le moyen d’aller vers l’autre, même si les traductions des grands auteurs manquent. Moralité ; c’est à partir de soi qu’on va vers l’autre sans aucun sentiment d’infériorité ni de supériorité.
Etes-vous également séduite par l’Afrique ? Et est-ce pour cela que vous avez donné à votre cinéclub le nom de Djibril Diop Mambéty ? S’agit-il d’un hommage ou d’un exemple ?
Le cinéclub Mambéty remonte au temps de feue mon amie Asma Feni qui fut présidente de la Fédération tunisienne des cinéclubs. Le Mambéty était abrité par la maison de la culture Ibn-Rachiq mais il a été ‘’renvoyé’’ et, pendant sept ans, nous l’avons accueilli avec un grand plaisir mais il est revenu à Ibn-Rachiq.
Je ne suis pas uniquement séduite par l’Afrique et je reconnais les apports kabyles, méditerranéens et arabes.
Ce qui me séduit dans l’Afrique peut être résumé par un rêve personnel ; celui d’aller au Rwanda. Il y a 20 ans on en pleurait le génocide et maintenant c’est un miracle socioéconomique, avec un Président (qui n’est pas un militaire) et un gouvernement qui ont décidé de sortir l’Etat du marasme où il se trouvait en commençant par la culture citoyenne avant la culture. Je suis fascinée. En avril prochain, avec un groupe d’amis, on a décidé d’y aller.
Pour vous, le théâtre et plus généralement la culture doivent-ils être un mai ’68 perpétuel et un héritage de Perspectives ; le mouvement cher à votre cœur ?
Il existe une règle fondamentale dans les arts et les lettres : le doute est le chemin des certitudes. Si l’art n’est pas remis en question perpétuellement par le doute, il devient insipide, conformiste, petit-bourgeois et ne peut plus rien donner au public. J’ai fait mien depuis longtemps le beau slogan de mai ’68 ‘’Soyons réalistes, demandons l’impossible’’. Rien n’est impossible, et ici à El Teatro, nous le prouvons en parrainant les débuts de jeunes metteurs en scène qui nous étonnent, qui proposent une vision originale hors des sentiers battus même si ce n’est pas techniquement parfait. Oser faire les choses, casser, détruire des référentiels éculés, rigides… C’est ici que le ‘’Soyons réalistes, demandons l’impossible’’ de mai ’68 est singulièrement vrai dans les arts.
Entre notre révolution et mai ’68, voyez-vous honnêtement des parallèles, principalement dans le domaine de la culture ?
Pour moi, mai ’68 a été une rupture totale de vie, pas seulement d’art. C’est ce que tous les grands philosophes, qui y ont participé, ont clarifié aux yeux de tous. Car Alain Krivine, Reiss Maar, Daniel Kohndendit et tous ces grands penseurs portaient un projet sociétal.
Pour nous, malheureusement, le manque de vrais penseurs porteurs de projet influe sur ce qui se passe. Aux antipodes de la culture de la gauche qui affirme la critique et l’autocritique comme base d’action, à ce jour il n’y a eu aucune autocritique en Tunisie de l’encadrement du 17 décembre 2010. Aujourd’hui, quand je vois des jeunes désespérés qui brûlent, fuient en avant la vie économique de leur région par désespoir, je ne pointe pas ces jeunes mais tous les partis politiques qui prétendent être présents sur le terrain. Qu’avons-nous fait… ? La tragédie c’est qu’on ne fait toujours rien.
J’ose prétendre, après avoir travaillé 6 mois à Kasserine avec Naoufel Azara, le metteur en scène de ‘’ma cité ma fleur’’, qu’avec des moyens très limités on peut redonner vie à l’art et à la culture, donner de l’espoir à ces jeunes. Je vais être crue, je sais que des milliards ont été acheminés vers les régions du triangle sinistré — Thala, Kasserine, Sidi Bouzid — et sont finalement partis dans certaines poches. J’ai vu des militants passer d’un train de vie au-dessous de la moyenne à une situation où ils circulent aujourd’hui dans des voitures de luxe. Pourquoi ne leur pose-t-on pas la question : d’où vient cette fortune ?
Avec les Tunisiens, il ne s’agit pas de moyens mais d’être à leur écoute, leur parler et les rassurer. Ils ne demandent qu’â être dignes.
Votre théâtre n’a jamais caché sa vocation intello mais le public tunisien a toujours été là. Avez-vous donc la recette de rendre accessible ce qui est considéré comme inaccessible, surtout vis-à-vis des jeunes générations ?
Le 5 octobre ’87, fut ouvert le premier espace art création indépendant en Tunisie et dans le monde arabe grâce à l’esprit éternellement révolté de Taoufik Jebali. Dès le premier instant, il a imposé la devise : ‘’L’art d’être spectateur’’. A El Teatro, il faut être ponctuel, pomponné, pas en short, pour venir partager la joie par respect pour les artistes. La part de la notoriété vient aussi de l’artiste maison avec ses différentes créations mais aussi, en 32 années, de tous les artistes-invités : Fellag, Baâziz, Marcel Khalifa, Anouar Brahem, Imen Smaoui… tout le monde est passé ici. El Teatro a abrité les premiers balbutiements de beaucoup d’artistes, comme le cite Mourad Sakli invariablement dans son CV. Les premières rencontres de danse contemporaine ont été organisées il y a 18 ans par le DBM, les rencontres de jazz avec Chékili. Et aussi Mahmoud Chelbi qui a nous a accompagnés en animant la galerie Aire Libre… Beaucoup d’amitiés et de belles énergies, renforçant l’esprit insolent, et un réseau fort important. Depuis 13 ans, le centre de formation se poursuit avec 300 élèves qui prennent des cours de théâtre et El Tetro Studio TV-cinéma produit 30% des nouveaux visages.
Je ne crois pas en le chiffre Un, mais El Teatro ne serait pas ce qu’il est sans toutes ces belles énergies et ces performances, ces apports et ces regards différents. C’est toujours grâce aux autres que nous sommes…
Par là, El Teatro caresse-t-il l’ambition de s’ériger comme un pont entre les générations ?
Il l’est déjà. Aujourd’hui il y a les seniors comme Raouf Ben Amor et compagnie, et les médiums comme Atef Ben Hassine, Malek Sebaï, Walid Dakhsni… puis les jeunes qui sont en train de prendre leur espace. Ils apprennent à arracher leur espace avec la volonté de dire ‘’Ton projet est ce que tu es’’.
Le ‘’J’apprends à vivre’’ de Michel Foucault pourrait-il être le credo de vos pièces, votre école, la danse, le jazz, la musique arabe, les expos, la poésie ?
Il a été prof de philo à Tunis et a beaucoup parlé de la pertinence des étudiants et des étudiantes en Tunisie. Je parlais du doute… et c’est dans ce sens que l’on apprend à vivre. Avoir des certitudes met fin à cela. Il y a des valeurs incontestables, humaines : ne pas mentir, ne pas humilier, ne pas trahir… et le reste vient comme une conséquence. Ne jamais s’installer dans des certitudes, rien n’est immuable. Il n’y a pas une vérité, il y a des vérités qui vous réconfortent, vous, et d’autres qui les brisent. L’observance d’une relativité par rapport au monde. La Nouvelle-Zélande et le Rwanda m’étonnent, je parle tout le temps de ces pays qui ont prouvé que vouloir c’est pouvoir.
Les valeurs de Gauche peuvent-elles s’imposer en modus vivendi de la culture que certains décrivent comme se portant de plus en plus mal en Tunisie ?
Il y a quelque chose de magnifique qui s’installe, avec un public extra de 1.500 personnes. De ces valeurs, tu pars des tiens. Tu formes un public via les élèves que tu as. Arrivés à un certain degré, Taoufik leur parle d’écrire, leur fait miroiter l’ambition d’être eux-mêmes dans la création, ils découvrent leurs possibilités au fur et à mesure et s’approprient la vie d’El Teatro… Le résultat, que des visages heureux, ils viennent pour le plaisir également.
Le problème culmine-t-il plutôt par un manque de critique et de dialectique que par un manque de moyens ?
Pouvoir c’est vouloir, et ce pouvoir politique ne veut rien donner, il y a des caves pleines à craquer d’équipements, d’instruments et d’accessoires et qui ne sont donnés même pas à leurs propres maisons de la culture qui, soit dit en passant, sont dans un état à faire pleurer.
Les moyens, on les trouve. C’est une question de politique de la culture. Depuis 1983, il est regrettable de constater qu’il n’y a plus de politique culturelle en Tunisie, il n’y a que des discours creux. Où voulez-vous qu’un jeune passe son temps libre tant qu’il n’a pas d’espace qui lui ressemble ? Ces espaces sont inhospitaliers. Ce n’est pas par hasard que ces jeunes sont en bonne partie dans les cafés à zatla et tombent dans les réseaux de contrebande ou prennent la mer après avoir pris la montagne Chaâmbi. C’est d’une tristesse à pleurer, c’est terrible dans le sens des tragédies grecques où le dieu de la vie est balayé par le dieu de la mort.
Ce qui me chagrine, c’est que les jeunes dépensent entre 4 et 6 mille dinars pour ‘’brûler’’ alors qu’ils auraient pu mettre sur pied des projets avec les mêmes sommes s’ils étaient correctement encadrés.
Avec les 140 qui ont péri à Kerkennah, il y a 740 millions que les criminels se sont mis dans la poche. Avec une telle somme, ils auraient pu monter un superbe projet pour eux et il y en a cent mille.
En tant qu’intellectuelle de gauche, ressentez-vous une responsabilité à l’égard des générations présentes et futures ?
Il n’y ni les partis politique officiels ni les autres politiciens ; c’est la société civile démocratique laïque qui est la seule et unique porteuse d’un avenir et d’un monde meilleur possible. Il y a des gens fabuleux qui gèrent de toutes petites associations ne comptant qu’entre 4 et 10 personnes avec très peu de moyens mais ils se donnent totalement pour leur groupe social. Ce sont elles qui sont les sauveteurs de la Tunisie.
De quelle manière un théâtre de gauche pourrait-il être capable d’interpeler la rue tunisienne ?
Nous sommes un espace d’art et de création et je préfère totalement indépendant que théâtre de gauche. Guider et tisser, voilà comment on interpelle la rue tunisienne.
Discuter, critiquer, relire… Cette interactivité est-elle le fondement du théâtre d’aujourd’hui alors que l’interactif se banalise par les médias online ?
El Teatro a été fondé sur le principe de l’interactivité artistique. Sur notre scène il y a la danseuse, l’acteur, et il y a des thèmes que vous voyez dans la galerie d’expo en écho à la scène car les plasticiens participent aussi pour le thème de la rencontre. En octobre 2018, nous reprenons cette interactivité autour des ‘’Merveilleuses Antigones’’ où nous rendons justice et hommage à des femmes remarquables qui ont participé à la vie de notre pays depuis les années ’70 à nos jours. Le thème sera également traité dans la galerie où les plasticiens sont appelés à dire leur imaginaire sur ces femmes qui disent ‘’Je refuse’’ parce qu’elles croient en leurs valeurs.
Il y eu la prise de la rue par les artistes après la révolution, ils ont joué dans les rues, les taggeurs ont peint partout. Malheureusement, la rue dans son signifié le plus large demeure le bastion d’un pouvoir qui n’a rien compris alors que les jeunes l’occupent par les arts. Pourquoi ne pas donner les ponts à peindre aux jeunes artistes pour qu’ils les parent de couleurs au lieu de la grisaille ambiante ?
La francophile que vous êtes se prépare-t-elle à marquer le coup pour 18e Sommet de la francophonie qui se tiendra à Tunis en 2021 avec les innombrables facettes d’El Teatro ?
Ces grosses boîtes ne s’intéressent pas aux gens de la culture, ils ont leurs gens et leur mafia. El Teatro crée en langue arabe, et une fois par an seulement une pièce en langue française mais, depuis six ans, nos spectacles sont tous sur-titrés en langue française avec le souci de ramener le public francophone vers nous, essentiellement les diplomates et les expats.
Nous ne sommes pas un espace francophone, même si Novarina, Diderot, Antigone… ont été joués… Si on n’est pas sollicité cela ne nous intéresse pas. Pas par prétention mais parce que dans ces grosses boîtes internationales les dés sont jetés dès le début, mais si elles sont relayées par leurs représentants elles peuvent s’adresser à nous pour une coopération artistique.
Qui est Zeïneb Farhat ?
Diplômée de journalisme et de sciences de l’Information et en bibliothéconomie, Zeïneb Farhat est Consultante spécialiste dans différentes spécialités culturelles et Experte-PR du Monde Arabe des Arts. Elle est également membre fondateur de DBM (réseau euro- médit. Danser dans le bassin méditerranéen), de la Fédération tunisienne des Ciné-clubs, de l’Association Tunisienne des Femmes Démocrates, de la Ligue Tunisienne de défense des droits de l’Homme- Tunis et du Forum méditerranéen pour les échanges culturels et présidente de la Coalition Tunisienne pour la diversité culturelle, de l’Association Zanoobya et du syndicat des espaces scéniques privés en Tunisie.
Parmi ses projets en cours, des conférences mensuelles co-organisées avec l’Institut des Sciences des Religions, le lancement de 500 K.R.I (Karrita de la Récupération inventive) pour la Femme et l’Elève dans les régions rurales, la réhabilitation et l’aménagement de l’Internat pour filles brûlé à Kessra… Elle a conçu, organisé et produit d’innombrables rencontres, contre-rencontres, installations, ateliers, RDV des Jeunes créateurs en théâtre… Depuis 1987, Farhat est responsable à El Teatro, 1er espace d’art et de création indépendant en Tunisie, ouvert le 5 octobre 1987, chargée de la programmation, production, Presse et RP.