Le dossier Kamel Matmati est probablement l’un des plus complexes que l’Instance vérité et dignité (IVD) ait instruit pendant son mandat. Il illustre un cas emblématique de disparition forcée. Un crime que la législation tunisienne ne cite toujours pas.
Brutalement torturé par les agents de renseignement de Gabès, Kamel Matmati, âgé de 27 ans, activiste islamiste, rendra son dernier souffle au bout de huit heures d’exactions non-stop la nuit du 7 au 8 octobre 1991. Au moment des grandes rafles du régime de Ben Ali contre les militants du mouvement Ennahdha. Or, la police n’avouera pas son crime à la famille et en 1992, Kamel Matmati est condamné à 17 ans de prison par contumace alors que la justice le savait mort. Sa mère et son épouse vont alors écumer les prisons de la République à sa recherche. Jusqu’à ce que des compagnons de cellule confirment en 2009 à sa famille le décès du jeune militant islamiste. Une enquête judiciaire est ouverte en 2012, elle est rapidement clôturée pour cause de prescription des faits. En 2016, l’Etat, grâce au plaidoyer de l’IVD, a fini par avouer la mort de Kamel Matmati et délivre un acte de décès à sa famille.
Lors de la dernière audience de ce procès devant la chambre spécialisée de Gabès le mardi 25 mai, les avocats de la partie civile ont adressé une requête à Habib Ben Yahia, le président de la chambre. Celle d’envoyer un juge d’instruction à l’Hôpital des forces de l’ordre intérieures de La Marsa. Pourquoi ce lieu précisément ? Il s’agit en fait du dernier endroit avant que le corps de Matmati ne se volatilise pour tout jamais. Les avocats demandent au Tribunal d’accéder au registre répertoriant le système d’entrée et de sortie des patients pour vérifier quand et où est parti le cadavre de Matmati après son transit par l’hôpital marsois.
La disparition forcée n’est toujours pas mentionnée par la législation
Le crime de disparition forcée est cité parmi les violations graves des droits humains détaillés par l’article 8 de la loi sur la justice transitionnelle de décembre 2013. La Tunisie a par ailleurs signé l’été 2011 aussi bien le Statut de Rome de la Cour pénale internationale que la Convention internationale contre la disparition forcée. Mais depuis, rien n’a été fait pour harmoniser la loi nationale avec les traités internationaux.
Signée par quatre rapporteurs des Nations unies ainsi que par le Groupe de travail sur la disparition forcée ou involontaire, une communication envoyée au gouvernement tunisien le 8 février 2021 s’inquiète des blocages du processus de la justice transitionnelle. Elle évoque parmi ses critiques du processus en Tunisie : « le manque de clarté concernant la loi applicable incriminant et sanctionnant certaines infractions prévues par la loi organique No. 2013-53 ». Le courrier rappelle les observations finales du Comité sur la disparition forcée de 2016 qui a invité la Tunisie à « prendre les mesures législatives nécessaires pour incorporer expressément dans le droit interne une interdiction absolue des disparitions forcées, conformément à l’article 1 de la Convention ».
Pour résoudre un tel déficit juridique, l’Instance vérité et dignité, dans son rapport d’instruction de l’affaire Matmati, a traduit cette infraction selon cinq chefs d’inculpation existants dans le code pénal : la torture, l’homicide volontaire, la séquestration et la détention illégale, la dissimulation du corps de délit avant qu’il ne soit saisi par l’autorité et l’enterrement clandestin d’un cadavre. Or toutes ces charges ne répondent pas au besoin de la famille à connaître la vérité, ni ne garantissent que la dépouille de Matmati soit localisée, exhumée, traitée avec respect, identifiée et rendue à ses proches, comme le préconise le droit international dans pareille situation.
Enterré quelque part à la municipalité de La Marsa
Entre-temps, les rumeurs les plus folles circulent sur l’endroit où le corps de la victime a été enfoui. Le 10 octobre 2018, Abdelfattah Mourou, l’ancien vice-président de l’ARP, auditionné par le TPI de Gabès, déclarait avoir entendu dire que le corps de Matmati a été enseveli dans l’un des piliers du pont de l’Avenue de la République au centre-ville de Tunis.
Maître Monia Bouali fait partie de l’équipe d’avocats de l’ancien militant islamiste. Elle dément la véracité d’une telle hypothèse : « La construction de ce pont a été achevée avant le meurtre. En plus comment croire qu’une infrastructure sur laquelle passent chaque jour des milliers de poids lourds ne s’effrite pas par l’effet chimique d’organes humains qui la soutiennent ? », s’interroge-t-elle.
Oula Ben Nejma, ex-présidente de la commission investigations à l’IVD qui a effectué une visite de courtoisie au juge Habib Ben Yahia avant le début de l’audience du mardi 25 mai à Gabès, confie que le président de la chambre détient des pistes sérieuses quant au lieu où le cadavre a été enterré clandestinement. L’IVD, de son côté, en explorant les registres de l’Hôpital des forces de sécurité intérieure concordant avec les dates d’entrée et de sortie du corps de Matmati a découvert un nom effacé au stylo correcteur. Le sien probablement. Les résultats des investigations, qu’elle a poursuivies, laissent soupçonner que le corps a été sorti par les agents de la municipalité de La Marsa et enseveli quelque part dans…les jardins de la municipalité.
Oula Ben Nejma ne nous dira pas si les pistes de la commission vérité et celles du président de la chambre se croisent ou pas.