
“Après la révolution, les pratiques culturelles ont changé. Avant, les lecteurs étaient assoiffés de politique. Aujourd’hui, ils cherchent à s’évader. Ils ont plutôt un penchant pour les romans qui ont été adaptés au cinéma ou pour les livres de science-fiction. La passion pour les livres de développement humain est également un nouveau phénomène qui est en train de faire son apparition”.
“Une lecture amusante est aussi utile à la santé que l’exercice du corps”, disait Emmanuel Kant. La lecture est un bain de jouvence pour l’esprit, une fenêtre par laquelle on s’évade pour découvrir que l’univers est infini, que l’Homme est fragile et que l’amour est multiple. Elle nous transforme, fascine et rassure. La lecture est un voyage dans le temps ou à travers le monde ou les deux à la fois. Parfois c’est une fiction qui fait rêver les petits, un récit qui pique la curiosité des pédants, une romance qui chatouille les sentiments des flegmatiques ou un témoignage qui éclaire la lanterne des sceptiques. Grâce au livre on comprend que “les femmes qui lisent sont dangereuses”, que “le dérèglement du monde” est quelque chose d’imminent, que “les dieux voyagent toujours incognito». Et que la “Sérotonine” fait défaut aux citadins dans nos sociétés d’opulence. On ne tarit pas d’éloges sur le livre et ses vertus. Pourtant, les Tunisiens n’ont pas une habitude ancrée de lecture.
Piètres lecteurs
A en croire les résultats des diverses enquêtes réalisées chaque année depuis 2015 à l’occasion de la Foire du Livre de Tunis par le cabinet de sondage Emrhod Consulting, les Tunisiens sont loin d’être mordus de lecture. Les chiffres qui ressortent de ces enquêtes respectives donnent le frisson : plus de 70% des Tunisiens affirment qu’ils ne possèdent pas de livres dans leurs foyers — en dehors du Coran, des journaux, revues, magazines et livres scolaires — Le pourcentage de ceux qui disent qu’ils ne lisent pas du tout est de 60%, ceux qui lisent peu et moyennement sont respectivement de 20% et 15%. 4% seulement affirment qu’ils lisent beaucoup. Tout bonnement, affligeant ! En parcourant la cartographie des nations “lectrices”, on réalise que la Tunisie fait pâle figure. Selon un classement du world culture index qui répertorie les 30 premiers pays qui lisent le plus, les Indiens sont les champions du monde de la lecture avec plus de 10 heures consacrées à la lecture par personne et par semaine, suivis des Thaïlandais (9 heures) et des Chinois (8 heures). Les Égyptiens sont également de grands lecteurs puisqu’ils passent plus de 7 heures et demie par semaine à lire. Les Coréens et les Japonais ferment la marche du classement avec respectivement 3 heures et 4 heures par semaine consacrées aux bouquins. Comment expliquer de tels chiffres? Pourquoi les Tunisiens n’ont pas le goût de la lecture? Selon les mêmes enquêtes réalisées par Emrhod Consulting, les prix inaccessibles des livres, le manque d’une pédagogie d’apprentissage et la quasi absence de promotion de la lecture sont les principales raisons invoquées. D’ailleurs, l’enquête révèle que, pour la catégorie des moyens lecteurs, le taux passe de 15% à 34% lorsque le revenu mensuel dépasse les 2000 dinars.
Un retour du livre ?
Cependant, aussi sombre que soit le tableau, une lueur d’espoir pointe à l’horizon. C’est en tout cas l’avis de Lotfi Jallouli, libraire chargé des livres en langue arabe à la librairie Al Kitab qui fête cette année son 54ème anniversaire. “Ce sont les jeunes qui sont en train de faire bouger les lignes. Ce sont eux qui incitent leurs parents à pousser la porte de la librairie et feuilleter les livres exposés sur les étals”, a-t-il affirmé. Depuis six ans, Jallouli oriente et conseille les clients qui toquent à la porte de cette enseigne toujours bien achalandée, en quête d’un best-seller ou d’une nouvelle parution. Il estime qu’on est en train de vivre une période où le livre est de retour. “Vers la fin des années 2000, les jeunes ont complètement abandonné le livre, préférant passer leur temps sur internet. Mais aujourd’hui, on entrevoit les prémices du retour. Je pense que c’est dû en partie aux réseaux sociaux où les écrivains sont constamment en lien direct avec les lecteurs. Mais c’est également grâce à l’émergence d’une nouvelle génération d’auteurs qui écrivent en dialecte tunisien”, explique-t-il.
En vogue, les blogs littéraires et les booktubeurs cartonnent et ont, à vrai dire, le vent en poupe. Moyennant les réseaux sociaux, des jeunes, adeptes du livre, incitent les internautes à se plonger dans la lecture et à découvrir les dernières parutions. “On a lu pour vous, Tunisie”, un groupe créé sur Facebook, où plus de 34 mille internautes échangent des idées et des suggestions de lecture, en est la parfaite illustration. “Al kitab est une librairie généraliste avec un accent mis sur les sciences humaines. J’ai constaté qu’après la révolution les pratiques culturelles ont changé. Avant, les lecteurs étaient assoiffés de politique. Aujourd’hui, ils cherchent à s’évader. Ils ont plutôt un penchant pour les romans qui ont été adaptés au cinéma ou pour les livres de science-fiction. La passion pour les livres de développement humain est également un nouveau phénomène qui est en train de faire son apparition. L’anglais commence aussi à trouver sa place auprès des jeunes”, témoigne le jeune libraire. Parmi les best-seller, il cite la Dernière Odalisque de Fayçal bey et Beylicat de Hichem Kacem.
Mais dans cette conjoncture économique très difficile qui lamine le pouvoir d’achat des Tunisiens et réduit, donc, comme peau de chagrin; l’accès au livre, peut-on gagner sa vie en étant libraire? A cette question, Lotfi nous répond : « Il faut avoir un grain de folie mais surtout de la passion pour le livre et la lecture. Mon métier m’a offert l’opportunité de rencontrer deux grandes personnalités : Mustapha Filali et Béji Caïd Essebsi”.