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Tribune | Ces erreurs communes qui brouillent la compréhension de la justice transitionnelle

Par Sihem Bensedrine *

L’Instance vérité et dignité a mis au jour un matériau considérable appelé à faire l’objet d’études et de recherches pour mieux comprendre les évolutions à l’œuvre dans notre société. La distance scientifique est d’autant plus requise que le terrain a été malheureusement miné par beaucoup de désinformation, résultant des campagnes d’hostilité qui ont accompagné le processus. Il est important que les chercheurs soient vigilants, aillent aux sources, recoupent les informations et intègrent ce contexte hostile pour ne pas se laisser piéger par les agendas partisans. Cette tribune a pour objet de lever certaines ambiguïtés et erreurs communes qui brouillent encore la compréhension du processus tel que mis en œuvre par l’IVD.

De nombreux travaux de doctorants et jeunes chercheurs se sont focalisés sur l’expérience de justice transitionnelle en Tunisie dans plusieurs dimensions et notamment sur l’appréhension de la question de la femme victime dans le processus mis en place par l’Instance vérité et dignité. L’IVD a mis au jour un matériau considérable appelé à faire l’objet d’études et de recherches pour mieux comprendre les évolutions à l’œuvre dans notre société. Des recherches comme celles produite par S. Kebaili qui a fait l’objet de retombées de presse, sont souhaitées et l’IVD les a appelées de ses vœux à plusieurs reprises, consacrant ce choix à travers les partenariats noués avec certaines entités académiques durant son mandat, notamment le Laboratoire des transitions au sein du département de sociologie à la faculté du 9-Avril de Tunis. Mais il est important que ces recherches soient bien documentées et puisent aux sources afin que les recherches éclairent et ne contribuent pas à brouiller la vision.

Je souhaiterais ici lever certaines ambiguïtés et erreurs communes que j’ai vues se répéter à plusieurs reprises, parfois innocemment (comme c’est le cas de la chercheuse Kebaili) et parfois intentionnellement dans le cadre d’agendas politiques qui — on ne peut que le regretter — interfèrent dans le processus de justice transitionnelle partout dans le monde.

La distance scientifique est d’autant plus requise que le terrain a été malheureusement miné par beaucoup de désinformation, résultant des campagnes d’hostilité qui ont accompagné le processus. Il va sans dire que le processus de JT mis en œuvre par la l’Instance vérité et dignité (IVD) a été laborieux et semé d’embûches, particulièrement du fait de certains « faux-amis » qui s’affichaient partisans de ce processus. Il est important que les chercheurs soient vigilants, aillent aux sources, recoupent les informations et intègrent ce contexte hostile pour ne pas se laisser piéger par les agendas partisans.

Première erreur commune : il n’y a pas de « victimes indirectes » au regard de la loi 2013-53 organisant la justice transitionnelle, ni dans la méthodologie adoptée par l’IVD, traduisant les dispositions légales. Voici ce que dit l’article 10 de la loi : « La «victime» est toute personne ayant subi un préjudice suite à une violation commise à son encontre au sens de la présente loi, qu’il s’agisse d’un individu, d’un groupe d’individus ou d’une personne morale…Sont considérés comme victimes, les membres de la famille ayant subi un préjudice dû à leurs liens de parenté avec la victime au sens des règles du droit commun, ainsi que toute personne ayant subi un préjudice lors de son intervention pour aider la victime ou empêcher son agression. »

L’IVD, qui s’en est tenue aux dispositions de la loi, a accordé le statut de victime uniquement à des personnes ayant subi directement un préjudice, soit du fait de ses propres activités, soit du fait de sa proximité d’une autre per- sonne ayant subi un préjudice. C’est la raison pour laquelle sur les 62.720 personnes qui ont déposé des dossiers à l’IVD, seules 29.950 ont été reconnues comme victimes. et seules 6.055 sur les 11.931 femmes ayant déposé des dossiers auprès de l’IVD ont été reconnues comme victimes en vertu de la loi sur la JT.

L’IVD n’a pas mis en doute le fait que ces femmes (ayant déposé des dossiers mais ont été rejetés) qui étaient dans l’entourage des persécutés politiques aient vécu des souffrances de ce fait et des préjudices indirects. Mais cela n’en fait pas des victimes au sens de la loi sur la JT. Le critère établi par l’IVD est la survenance d’un préjudice direct subi par la femme en question, du fait de ses liens familiaux avec la personne persécutée politique. Il est arrivé que l’IVD accorde le statut de victime à l’un des enfants d’une victime et pas à l’autre au sein d’une même famille ; parce que la première avait été convoquée au poste de police où elle a subi des mauvais traitements et maintenue en garde à vue, ce que la seconde n’a pas subi.

Ainsi, Madame Kebaili a une réponse à sa question sur« les critères adoptés afin de déterminer comme éligibles ou pas les victimes?» Ces critères sont bien étayés dans le volume V du rapport final de l’IVD publié sur son site et au Journal officiel de la République tunisienne et traduits en français dans le résumé exécutif du rapport, et notamment dans le volume sur les réparations où il est spécifié : « Le programme de réparation individuelle concerne les personnes physiques et morales qui ont été victimes d’une violation grave ou systématique au cours de la période rele- vant du mandat de l’Instance selon l’article 10 de la loi organique, lorsque le lien de causalité est établi entre la violation et le préjudice causé à la victime afin que la responsabilité de l’État donne droit aux réparations. »,

De même que l’IVD a reconnu comme étant une violation le fait que des femmes subissent une atteinte à leur liberté vestimentaire par la police ou les responsables des structures éducatives ou professionnelles. Mais cette violation concernant le port du foulard n’ouvre pas droit à indemnisation si elle n’est pas liée à une autre violation grave, comme la détention arbitraire, les violences sexuelles ou la torture et les mauvais traitements, l’exclusion des établissements scolaires ou un licenciement abusif.

Il est vrai que certains lobbies souhaitaient « imposer » à l’IVD leur approche sur les « victimes indirectes » et disposaient de relais « pressants » au sein du Conseil de l’Instance. Le bureau de Tunis de l’organisation en fait partie ;partageant l’approche du Bureau de la justice transitionnelle du parti Ennahdha, ils ont largement contribué à nourrir cette confusion auprès des victimes. Cette approche réductrice de la JT se limitait aux indemnisations matérielles et compensait cette faille par la multiplication artificielle des victimes avec un focus sur le montant des compensations. Leur lobbying coïncidait avec l’adoption par l’ARP de la loi sur la réconciliation administrative dangereuse pour l’avenir de la loi sur la « réconciliation » en septembre 2017 grâce aux voix de Nida et Ennahdha. La redevabilité judiciaire sur laquelle travaillait l’IVD en préparant les actes d’accusation qui devaient être transférés à la justice spécialisée ne collait pas, de toute évidence, avec l’agenda « réconciliation/amnistie » ! et s’il y a frustrations sur ce point chez des victimes, il faudrait les rapporter aux fausses promesses données par ICTJ Tunis et le bureau Ennahdha de la JT qui ont collecté des dossiers non éligibles.

Le Conseil de l’IVD a rejeté cette approche, non conforme à la loi et adopté plus tard la décision cadre de réparations aux victimes ;les lobbyistes déboutés n’ont pas renoncé pour autant et ont entrepris une véritable guerre d’usure, mobilisant certaines victimes pour monter les « enchères » sur les barèmes de réparations et nourrir des faux espoirs générant d’amères frustrations. Ceci a amené l’IVD à protester officiellement contre l’attitude partiale et partisane du bureau de Tunis de ICTJ auprès de l’ONG à New York qui a réagi en couvrant sa section locale et en minimisant les conséquences de ses actes.

Deuxième erreur : il est totalement erroné d’affirmer que c’est le Pnud/Hcdh et des ONG comme ICTJ qui ont réussi à « renflouer » le nombre de plaintes grâce à la sensibilisation qu’ils ont entreprise auprès des femmes et « la promotion de ce statut de victime indirecte ». Tout d’abord, ni le Pnud, ni le Hcdh n’avaient la qualité ni la compétence légale pour faire des « campagnes de sensibilisation », ça serait de l’ingérence de leur part et ils ne l’ont jamais fait. C’est l’IVD qui a entrepris cette campagne de sensibilisation en diffusant des spots dans les médias, mais surtout par le biais de ses bureaux mobiles(minibus aménagés qui se déplacent dans les localités où l’Instance ne disposait pas de bureaux régionaux) qui ont couvert tout le territoire. Le documentaire produit par l’IVD le montre amplement par l’image. Des unités mobiles ont également été créées. Il s’agit de voitures équipées qui se déplacent aux domiciles des catégories vulnérables, et notamment les femmes ayant subi des violations graves. L’Instance a conclu des accords de partenariat officiels avec des représentants et des associations de victimes de toutes tendances(proches des islamistes et de la gauche) pour recevoir les plaintes de citoyens résidant dans les régions intérieures, faciliter le travail des unités mobiles dans les régions et informer les victimes sur leurs droits dans le dépôt de dossiers et préparer leur écoute. L’association Tounissiet, n’en faisait pas partie, ICTJ non plus, même si ces dernières ont contribué probablement à sensibiliser des victimes dans leur entourage.

Troisième erreur : s’agissant de l’impact de la violence politique sur les femmes, je souhaite attirer l’attention de madame Kebaili sur une partie du rapport de l’IVD qui traite de ce sujet, et qui est basée sur une étude réalisée par la sociologue Dorra Mahfoudh pour le compte de l’IVD avec l’appui de ONU-femmes sur « l’Impact des violations de droits humains sur la vie de couple ». Cette étude ne se concentre pas sur « l’évènement traumatique pour inclure les femmes plutôt que sur l’ordinaire de la violence politique »comme le dit madame Kebaili. elle a, au contraire, essayé de mesurer l’impact de la violence d’État sur le couple, identifier l’effet des tensions, changements et ruptures que les violations génèrent dans les relations de couple et dans les relations familiales, « apporter une meilleure compréhension du lien entre le contexte de violations de droits humains et les rap- ports sociaux entre les femmes et les hommes, comprendre les capacités des femmes et des hommes à faire face à la répression et à se reconstruire malgré les dégâts qu’elle a occasionnés.» .Il va de soi que ce n’est qu’une étude parmi d’autres qui a besoin d’être étayée par d’autres études.

Quatrième erreur, madame Kebaili affirme que la justice transitionnelle « ne situe pas la répression politique subie par les femmes dans un continuum de violences sociales et économiques. » C’est une affirmation non fondée, car s’il y a quelque chose qui distingue l’approche tunisienne en JT, c’est bien le fait de considérer les régions marginalisées comme une victime, en vertu de l’article 10 de la loi. L’IVD a reçu 220 dossiers au nom des régions victimes d’une marginalisation et a consacré tout un volume(Volume IV) dans son rapport final aux régions marginalisées et à l’impact sur les femmes de cette marginalisation socioéconomique (le chapitre VII). Dans les statistiques de la répartition régionale des victimes, l’IVD a justement mis en lien ces régions marginalisées et les violations politiques ; on peut y constater notamment que les régions comme Gafsa, Kasserine, Gabès ou Sidi Bouzid (dont le statut de région victime a été confirmé par l’IVD) viennent en tête dans la densité de la population victimaire après Tunis qui est ceinturée par des agglomérations marginalisées. Tout un chapitre y est consacré dans le volume IV sur les réparations et les recommandations pour instaurer des politiques de discrimination positive dans les régions marginalisées en faveur des femmes et des catégories vulnérables. S’agissant plus précisément des femmes victimes de violence politique, on peut y lire : « Les femmes ont été soumises à des violences économiques à travers la surveillance et les pressions constantes des agents de police ou des personnes agissant sous la protection de l’État. elles ont été privées de leur source de revenu, de la confiscation d’outils de travail ou victimes de la corruption financière, administrative et judiciaire afin de clôturer leurs projets et investissements, et leur argent confisqué en raison de leur appartenance politique. Les femmes ont également été soumises à des violences politiques afin de les empêcher de jouir de leur droit à toute activité politique, associative ou syndicale… Les solutions collectives dans le cadre de réparations sont parmi les nombreux moyens possibles pour lutter contre la discrimination structurelle, institutionnelle et sociétale dont les femmes sont victimes. »

Enfin, contrairement aux impressions de madame Kebaili, qui affirme que « lorsqu’on focalise pendant les auditions privées sur l’événement répressif, la torture ou l’emprisonnement, on oublie du coup ce qui vient après», les auditions publiques ont été une forme de réhabilitation des femmes victimes et ont contribué à briser le silence, à passer de la stigmatisation à la reconnaissance publique. Ces femmes sont devenues un sujet d’intérêt et de reconnaissance publique. L’IVD a assuré un suivi psychologique de ces femmes avant, pendant et après les témoignages publics qu’elles ont donnés. C’est aux organes exécutifs de l’État d’assurer, après la fin du mandat de l’IVD, le suivi auprès de ces victimes afin que la réhabilitation soit effective, comme l’a proposé l’IVD dans ses recommandations et dans ses décisions de réparations. Nous savons tous qu’il y a aujourd’hui une défaillance de la volonté politique, mais c’est là une toute autre histoire.

Il reste que les auditions publiques ont été un moment fort qui a permis de vérifier que les femmes ne choisissent pas le silence lorsqu’elles disposent des conditions appro- priées qui préservent leur dignité et confèrent à leur témoi- gnage une valeur dans le cadre d’un processus national fondé sur la justice transitionnelle.

S.B.S.

(*) Présidente de l’IVD (2014-2018)

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Cf sa thèse sur « Le genre de la justice transitionnelle : les effets d’un label international sur des femmes (victimes) en Tunisie (2011-2018) », dont je n’ai eu connaissance qu’à travers les retombées de presse et ses déclarations.
«Résumé exécutif en français « Réparation et réhabilita- tion » page 428
Développéedansle volumeIVsurlesRéparations, publié au Jort. N° 59 du 24 juin 2020 et dont le résumé exécutif a été traduit vers le Français.
Résumé exécutif du Rapport final de l’IVD, Volume IIIb – chapitre « les couples à l’épreuve de la violence d’etat » page 381.
Voir la partie annexes « Statistiques » dans le résumé exécutif traduit en Français page 621.
Résumé exécutif du rapport final page 464.
L’IVD a consacré une audition publique dédiée aux femmes victimes le 10 mars 2017, au cours de laquelle de nombreuses victimes de toutes tendances ont témoigné sur des violations qu’elles ont subies.

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