Accueil Culture Intissar Belaid, cinéaste et artiste visuelle, à La Presse : «Je n’ai pas de limites, je ne me les impose pas quand je travaille»

Intissar Belaid, cinéaste et artiste visuelle, à La Presse : «Je n’ai pas de limites, je ne me les impose pas quand je travaille»

Atypique, elle l’est, une artiste qui affectionne les sentiers pas encore balisés, sa vie est faite de petits objets épars ramassés sur les plages auxquels elle accordera plus tard une place dans le puzzle qu’elle compose et qu’elle appelle Archéologie du futur.
Rencontrée à Gabès Cinéma Fen, Intissar Belaïd présente son exposition «News from nowhere» qu’elle signe conjointement avec son alter ego  Moritz Hagedorn.
«News from nowhere» est une exposition qui fait corps avec le lieu, elle dessine le contour d’une réflexion, un parcours que nous faisons à l’aide d’une torche, comme si nous cherchons des indices, les fragments d’une époque, les traces d’une Histoire. Le conte de Gabès y est, le nôtre aussi, le «nous» d’hier, d’aujourd’hui et de demain.
Les pièces obscures et leurs contenants interpellent le public par ce questionnement d’ordre politique, sur notre génération et surtout sur les traces qu’elle laissera pour les générations futures. Entretien. 

Comment est commencée cette histoire avec les objets trouvés ?

Tout cela a commencé par des objets que je ramasse sur la plage, une habitude que j’ai depuis mon enfance. Tous les jours je me promène sur la plage, je ramasse des objets et Mortiz prend des photos. Pour moi, tout ce que je trouve sur la plage sont les traces de notre passage, des objets cassés, déformés auxquels on ne fait, généralement, pas attention.

Nous avons organisé alors notre première exposition et c’était chez nous là où nous travaillons, et le concept est né d’ailleurs sur place, ce que nous appelions l’Archéologie du futur autour d’une interrogation qui nous habite : que restera-t-il de notre civilisation actuelle, qu’allons-nous laisser comme témoin de notre passage pour les générations futures.

Pour la 2e expo, nous avons suivi la même démarche, c’est, en fait, un seul projet qui évolue et que nous continuons à explorer. Le sujet ou la réflexion que nous avons fait m’a habitée et pour le moment j’y reste.

De la pratique à la réflexion comment s’est articulé ce passage ?

La démarche n’était pas consciente au départ, elle est presque involontaire. Depuis toute petite, je ramassais tout ce que je trouve sur la plage et puis sont venus le confinement et la crise existentielle que nous avons tous ressentis et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à réaliser que ce que je faisais est une sorte d’archéologie. Et moi qui adore jouer des rôles : archéologue, scientifique et adore explorer des sens divers, je retrouvais mon univers sans peine. D’ailleurs, nous choisissons des lieux du commun qui ne sont pas des galeries, pour partager notre travail, des lieux qui ont du vécu et de l’histoire auxquels nous ajoutons l’histoire de ces objets. L’agencement de l’ensemble raconte sa propre histoire.

L’aventure de Gabès est particulière…

Quand il y a eu la proposition de Gabès, nous allions proposer notre toute récente exposition, mais quand nous avons su que ça sera dans les anciens locaux du RCD, il aurait été dommage de ne pas explorer l’histoire du lieu, un lieu qui, actuellement, est devenu le cinéma l’Agora, mais qui a gardé les couloirs des anciens bureaux, qui ont été brûlés lors de la révolution, en l’état. Un espace chargé en symbole et en signification : répression, injustice, dictature en plus de la trace de la révolution.

On voulait s’adapter à l’espace avec tout ce qu’il suggère d’un point de vue politique et social. 10 ans après la révolution, crise sanitaire, bavures policières, dépression générale… 10 années fébriles sans répit pour réfléchir à notre destin.

Avec cet espace, nous sommes partis sur l’histoire et la mémoire de l’espace et de la ville de Gabès et les liens qui réunissent tout cela : la pollution, les sons, les voix, le subjectif de notre regard, le tout dans cette même démarche d’exploration de la trace que nous laissons pour les générations à venir.

Le politique est un élément essentiel de l’Archéologie du futur, ce que nous retenons d’une époque est le questionnement que nous nous imposons. La trace de l’injustice est là, forte et persistante.

D’une pièce à une autre, nous retrouvons une diversité de propositions ?

Je n’ai pas de limites, je ne me les impose pas quand je travaille, j’aime explorer beaucoup de pistes qui vont me mener vers quelque chose. D’ailleurs, je ne comprends pas pourquoi on s’impose des limites dans la création même entre les arts ou les différents médiums. Bannir les limites et libérer son acte des catégories, est ma démarche, puis les choses viennent simplement et facilement.

L’un de mes outils de travail est l’instinct, en quelque sorte l’inconscient. Je travaille d’une manière instinctive et le résultat sera une caisse de résonance de ce qui m’habite comme réflexion.

Je touche avant tout et je commence à le comprendre avec le recul. L’exposition et le film que je prépare actuellement sur le même sujet font appel aux mêmes éléments, comme les voix des manifestants, les cris de colère contre l’autorité et le pouvoir, les bombes à gaz…

C’est la première fois que mes deux passions, le cinéma et les arts visuels, se croisent et se rencontrent et c’est magnifique car je trouve que ça révèle une maturité que j’attendais et je laissais venir naturellement.

Vous nourrissez une complicité particulière avec Moritz Hagedorn…

Nous travaillons en parallèle sur un même sujet. On se rejoint dans un point déterminé, puis chacun prend un chemin, mais nous savons qu’entre nos deux chemins, il va y avoir des correspondances.

Et en cours de ce process, on se consulte. Nous avons un lien très fort qui fait qu’il y ait un grand dialogue entre nous.  Lui d’Allemagne, moi tunisienne, nous sommes deux espaces très éloignés, mais nous partageons un espace commun, un terrain de jeu propre à nous. Moritz fait des photos et des vidéos. Il explore cette idée de l’archéologie au cœur même du médium d’une manière très subtile qui consiste à revenir sur les pas de l’Histoire de la photo dans une démarche introspective. Comme, par exemple, prendre des photos avec un téléphone hyperperfectionné, à la pointe de la technologie, pour passer cette photo à la chambre noire puis la développer à l’ancienne. Et le résultat est passionnant. Le rapport quotidien à la mer nous a réunis sur cette idée, je ramasse des objets, lui capte des instants ; puis on vide, on trie, on compose.

L’œuvre vivante que vous proposez donne une autre lecture à votre démarche …

Le microscope est un objet qui me fascine depuis toute petite. Depuis un an et demi, Mortiz m’a offert un microscope, et ce jour-là, je suis restée dessus plus de 5 heures, l’œil dans l’objectif à regarder des vies.

Ce côté enfant revient dans ce travail et c’est la découverte d’une dimension qui vit avec nous, mais à laquelle nous accordons peu d’importance. Alors que c’est une partie non négligeable de la vie. Et moi qui aime faire le lien entre le micro et le macro, j’ai commencé à regarder, ensuite à chercher. Je voulais faire connaissance avec ces êtres qui ont une influence extraordinaire sur notre vie. Pour moi, la vie ne se raconte pas, nous la vivons et nous en gardons des traces.

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