Hatem Mrad revient dans cet entretien sur le tournant du 25 juillet et analyse les scénarios possibles des prochaines étapes
Quelle appréciation faites-vous des rencontres que Kaïs Saïed a organisées avec la société civile ces deux derniers jours et les propos qu’il a tenus à cette occasion ?
J’ai l’impression qu’après son premier discours du 25 juillet plutôt musclé, le Président s’est rendu compte qu’il risquait de se trouver isolé avec ses mesures exceptionnelles et critiqué pour leur caractère radical. D’où son invitation aux représentants de la société civile, dont l’Ugtt, l’Ordre national des avocats, les Femmes démocrates, la Ligue des droits de l’homme… afin de rassurer l’opinion publique nationale et internationale. Peut-être qu’avec ces échanges, il va prendre conscience de certains risques de dérives. Car même s’il y a les foules derrière lui, il réalise probablement qu’il est tout seul. Seul face à des ONG, des médias, des organisations internationales, une élite, des acteurs politiques…Il s’est rendu compte, à mon avis, qu’il ne pouvait pas régler les problèmes politiques graves du pays en solitaire. Même Bourguiba savait s’entourer dans les moments critiques de soutiens et de solidarités. Les dernières rencontres de Kaïs Saïed avec les représentants de la société civile incarnent comme un pas en arrière, lui qui est connu pour sa rigidité par rapport à ses propres convictions, positions et opinions. Son discours qui porte aussi une dimension de type protocolaire est destiné à tranquilliser également la coopération et la diplomatie étrangères. Car il sait que sur le plan géostratégique existent des appréhensions internationales que la Tunisie dérape vers l’instabilité, au moment même où la situation en Libye vient de connaître un certain retour à la normale. Les craintes des Européens et des Américains ont aussi pour source les islamistes : ils savent qu’ils sont toujours assez puissants et peuvent recourir à la violence. J’estime personnellement que les islamistes ont pris un sacré coup, sont coincés et ne peuvent plus faire appel à la violence, eux qui se sont inscrits malgré tout dans le jeu institutionnel et démocratique. J’ai toujours pensé que les islamistes ont tendance à céder devant des rapports de force qui leur sont défavorables. Aujourd’hui, Kaïs Saïed mobilise derrière lui les jeunes, les femmes, des partis politiques et les foules. Résultat : devant ce quasi-consensus, les islamistes sont déjà en train d’invoquer des alternatives politiques, dont un dialogue national.
Mais un dialogue national, notamment avec les islamistes, est-il encore possible après les annonces du 25 juillet ?
Je pense que oui. Un dialogue national sérieux et de haut niveau peut se faire avec entre autres l’Ugtt, le patronat et les grands partis du parlement sur la base de la modification du code électoral et du régime politique. En fait, constitutionnellement c’est quoi un régime politique ? Il s’agit de l’ensemble des rapports entre l’exécutif avec ses deux branches et le législatif. Il est temps de reprendre les chapitres de la Constitution qui parlent du régime politique et de les réviser en s’appuyant sur l’avis d’un comité d’experts formé de membres d’autorité, de professeurs de droit, de magistrats et d’avocats confirmés et d’expérience. C’est le moment ou jamais pour organiser le dialogue national afin d’arracher des concessions à Ennahdha à un moment où elle se sent affaiblie et menacée par l’article 80 invoqué par Kaïs Saïed. Des concessions sur la réforme du régime politique et la résolution des problèmes de justice, qui me semblent fondamentales.
Vous défendez l’idée que Kaïs Saïed est allé trop loin en gelant les activités de l’ARP…
En effet. Dans toutes les constitutions du monde, le Parlement n’est jamais suspendu ou dissous en période d’exception. Pourquoi ? Car dans un régime parlementaire ou semi-parlementaire, la légitimité est représentée dans une grande part par le Parlement. Saïed, à mon avis, aurait pu dans une première étape menacer les islamistes autrement en maintenant l’ARP provisoirement et en congédiant le chef du gouvernement. Cela aurait été pour lui un moyen de les tester en leur proposant un dialogue national où ils ne pourraient pas manœuvrer pour éviter toute avancée quant aux réforme politiques à entreprendre. En politique, il faut toujours laisser une porte de sortie à son adversaire.
Les trente jours promis par le chef de l’Etat le 25 juillet afin de retourner à la normale sont-ils suffisants pour sortir de la période d’exception ?
Selon mes sources, cette affaire se préparait depuis au moins six mois si ce n’est depuis que le Président a mis les pieds pour la première fois au palais de Carthage. Kaïs Saïed y a utilisé beaucoup les informations des services de renseignements. Il s’est appuyé sur les services pour réunir les dossiers et les affaires de justice contre Ennahdha. Il faut se rappeler ce qu’il clamait dans ses innombrables discours et déclarations : « Je sais, je sais. Je les connais. Je détiens des dossiers. Et je vais prendre des décisions au moment voulu. Il y aura une reddition des comptes… », répétait-il. Il a parlé dans son discours du 25 juillet d’un mois révisable en moins ou en plus.
Serons-nous pendant cette période face à un superprésident au pouvoir surdimensionné ?
Attention face au Président existe une opinion publique non négligeable. Il ne faut pas oublier qu’après la révolution, il n’y avait pas de parlement mais la société civile veillait au grain. Elle a représenté avec ses femmes, ses jeunes et ses ONG un pouvoir constituant au moment des manifestations contre l’inégalité à l’égard des femmes et contre la charia comme source de référence dans la constitution ou encore le projet du Conseil supérieur islamique. Avant les élections de 2011, c’est la société civile qui tenait l’agenda politique du pays. La suspension du parlement renforce quelque part, à mon avis, la pression et le rôle joué par la société civile. Sa vigilance doit se renforcer. En particulier parce que le Président monopolise aussi le pouvoir constituant en créant par là de nouvelles règles.
Peut-il dans ce contexte recourir à la Constitution de 1959 comme il l’a évoqué il y a près d’un mois ?
Non, je ne crois pas. Car l’Ugtt ne laissera pas faire. Et l’on sait que la centrale syndicale incarne le vrai contre-pouvoir face à Ennahdha. Au moment des crises, tout le monde y recourt malgré toutes nos critiques de sa gestion des grèves et des mobilisations syndicales. L’Ugtt a des traditions de consultation et s’entoure d’experts dans tous les domaines. Elle ne prend pas des décisions à la légère. L’Ugtt a d’ailleurs présenté une position intéressante quant aux annonces présidentielles : elle n’a pas condamné son initiative tout en affirmant rester attentive par rapport aux étapes à venir.