Les grands oubliés de cette crise, ce sont bien les artistes. Tout un secteur est à l’arrêt face au silence assourdissant de l’Etat. Divers festivals, dont principalement ceux de Carthage et de Hammamet, étaient la planche de salut pendant l’été pour de nombreux artistes tunisiens programmés, pourtant ils ont tous rimé avec suspension, report et annulation. Le problème n’est pas la crise sanitaire, il remonte même à bien loin …
Leïla Toubel, comédienne : «Nous vivons un changement global à la racine en Tunisie. Je considère que l’annulation de tous les festivals cette année ne peut pas sortir du contexte général et spécifiquement politique : cette politique qui laisse les artistes pour compte. Il y a une sorte de non-considération de l’artiste. Pourquoi ? Parce que dès le début de la crise sanitaire, le secteur de l’art et de la culture était le premier à subir de plein fouet ce revers et à mettre les clés sous le paillasson. Les premières manifestations ont été annulées depuis mars 2020. Ensuite, il y a eu résistance et maintien de quelques manifestations puis, rebelote… On ne peut pas parler aujourd’hui de l’annonce de l’annulation du festival de Carthage et de Hammamet sans évoquer une politique qui a essayé par tous les moyens de massacrer et de détruire ce secteur artistique depuis déjà longtemps.
Au bout de 10 ans, le covid-19 a été le cadeau tombé du ciel pour anéantir complètement ce secteur, qui reste important, vital aux yeux de toutes celles et ceux qui croient en la culture. Ce qui me dérange aussi et ce que je crie haut et fort, c’est que ces jours-ci, on ose encore poser cette question : que va faire l’artiste aujourd’hui ? La résistance des artistes n’est pas occasionnelle ou contextuelle, nous avons toujours été en première ligne de mire… et nous ne réagissons pas à la demande. Nous sommes loin d‘être simplement réactifs. J’ai envie de dire à beaucoup : le problème, ce n’est pas uniquement l’annulation des festivals. Dire cela, c’est vraiment se voiler la face.
Le secteur est, en effet, paralysé depuis 2011, et il est toujours aussi figé pendant la crise sanitaire. Comment peut-on oublier la prise d’assaut du cinéma Africa en 2012 ? Comment peut-on oublier les artistes persécutés d’El Abdalia ? L’agression des artistes de théâtre sur l’avenue Habib Bourguiba ? Feu Najib Khalfallah qui a subi une grande pression et même une agression physique pour changer l’intitulé de son spectacle ? On ne peut parler d’une simple annulation alors qu’il y a toute une machine à l’arrêt depuis au moins une décennie. Résultat de la politique de Ben Ali. Nous sommes éloignés et écartés. Sur le terrain, je tiens à préciser que la santé des spectateurs passe avant tout.
La première de «Yakouta» était attendue au festival de Carthage. Ce n’était pas rien. C’est très dur. Je suis blessée, écorchée. Aucune politique ni accompagnement n’a eu lieu pendant la crise sanitaire. L’artiste est citoyen. Aucune vision politique ou économique n’a été présentée. On n’est pas là pour divertir comme l’a dit Mechichi. L’art est un métier. Ma colère est incommensurable face à ce silence est ce mépris. On n’a plus le droit de « bricoler » et s’il y a une révolution socioéconomique en marche, elle est forcément culturelle aussi. Les artistes ont toujours été sur le front aujourd’hui et auparavant. Notre résistance ne date pas de maintenant. On prend et on façonne dans l’art … On ne sensibilise pas. Les gens sont déjà conscients. Il y a une nécessité de repenser le contexte.
Les cafés / restos sont ouverts, pas nous… alors que nous faisons toujours attention au protocole. On nous écarte clairement. L’émergence des nouvelles technologies va de soi : c’est une volonté citoyenne et l’art et la citoyenneté sont indissociables. Je remercie le festival de Carthage pour cette initiative du Live Streaming : c’est courageux de leur part de proposer l’alternative du digital, même si cela a été également annulé, parce qu’ils sont connaisseurs de la situation des artistes en ce moment. C’est un geste généreux et humain. Je suis reconnaissante. Le théâtre est ma vie et c’est la vie de plein d’artistes– citoyens. Tenons bon ! »
Ramzi Jbabeli, entrepreneur culturel et fondateur du Sicca Jazz : «Un festival comme le Sicca Jazz est spécial : il a une ampleur et un impact économique et social direct. Les gens sont recrutés, les commerces sont vivifiés, et le tourisme intérieur marche : toute la ville subit les aléas directs de l’annulation de ce festival. Le problème est que je suis soutenu par le ministère de la Culture : cependant, le silence radio des autorités est affligeant. Il y a une crise de communication institutionnelle énorme. On est pourtant partenaires. Je souligne l’absence de politique culturelle et évènementielle : le désert. Le soutien se fait au nom de la décentralisation, c’est tout. Quand j’ai reporté le festival à deux jours près, les autorités m’ont envoyé valser me demandant d’improviser seul. On est sans appui et ça continue au rythme des reports. Et on rebondit encore une fois pour exploiter les sites archéologiques, historiques de la région, et les anciennes mines.
Nous organiserons des concerts live et nous éclairerons les sites les plus connus via la musique et le digital. (Altibhuros, table de Jugurtha …). Nous le ferons pour mettre en valeur ces sites et qui nous servira à créer une plateforme d’archivage afin d’attirer des visiteurs. L’attractivité de la région du Kef et son élaboration restent de mise et notre objectif primaire. On enregistra 8 concerts qui s’appelleront le «Live Factory». Nous voudrions faire de ce festival un festival immobile. Nous y reviendrons !
Mohamed Ben Said–Producteur : «On est perplexes face au report des festivals. Ça a été converti au digital comme c’est le cas du festival de Carthage et de Hammamet. Après, il y a eu annulation complète du digital. Dans le monde entier, ça a été adopté pourtant… Divers artistes ont espéré le maintenir. 80% des festivals sont programmés pendant l’été. En tant qu’artiste ou producteur, 50% du chiffre d’affaires se fait pendant l’été. L’annulation est annoncée et on ne nous dit rien au retour… pas d’indemnisations ni d’alternatives. Rien.
Pour le festival de Dougga, par exemple, on a pris la décision de le faire en digital depuis décembre. Des idées étaient exploitables. La programmation promettait… C’était intéressant. On a misé sur les artistes qui avaient un à deux albums à présenter aussi. Et puis quand on parle de festivals, il n y a pas que Hammamet et Carthage, il y a trop de manifestations et de nombreux festivals nationaux. Que deviennent-ils ? Pour Dougga, un dossier pour une version digitalisée a été déposé depuis 3 mois, aucune réponse… Silence radio. Une aide a été promise, l’année dernière… toujours rien. Ça traine ! Le covid19 a tout dénoncé… Il a montré l’absence de planification et de stratégies et ce vide se sentait davantage pendant la crise. Pour les autorités, un festival n’a qu’une programmation à présenter. Alors que c’est un mécanisme en entier qu’il faut repenser. Pour la production, on survit grâce à des fonds. On a pu avoir de l’argent de l’Afrique du Sud, aucun millime de l’Etat tunisien. On est très réglementé pourtant… Qu’a à dire l’Etat pour la culture et les arts ? Nous voudrions le savoir. S’il y a toujours une politique culturelle caduque, l’avenir restera flou et incertain».
Khawla El Hadef, metteure en scène : «Depuis le début de la pandémie, tout semble désordonné, déstructuré. Face à cette crise, il n’y a pas eu une attitude constructive et rationnelle. L’absence de stratégie claire a provoqué le report et l’annulation des manifestations et des festivals. On a eu une saison culturelle presque vide. Il n’y avait pas de continuité, pas de tournée. Si le ministère ne défend pas le projet culturel et le secteur, face au revers que nous avons subi de plein fouet, qui va le faire ? Il n’y avait pas d’écoute, de réactivité, encore moins auprès des conseils scientifiques pour s’adapter à la crise sanitaire. On s’est approprié le digital, récemment, pour faire valider la session du festival du théâtre tunisien mais foncièrement on était contre. Face à l’absence d’alternatives, on ne pouvait pas faire autrement.
Rien ne vaut ce contact direct avec le public, d’être sur scène, dans une salle ou dans un espace précis. Imaginer les artistes performer dans des espaces vides, c’est frustrant à la longue. Je fais partie du comité des JTC, et on n’a pas encore parlé du format qu’il faut adopter. En cas de crise, que faire ? Je suis personnellement contre le digital…, mais c’est quoi l’alternative!
Ceux qui détiennent les rênes restent indifférents, ce qui signifie qu’il n y a pas de projet. Je commence à croire que le secteur ne va pas changer. Excusez mon pessimisme mais on est à l’arrêt. La gestion est catastrophique. On a fait le plein à Hammamet en 2020 avec des conditions sanitaires efficaces … il ne fallait pas annuler complètement cette année. Tout est ouvert : restaurants, cafés, plages … pourquoi pas nous ? Je suis méfiante vis-à-vis des responsables : il y a eu manifestations, grèves, marches, protestations…, mais rien de concret. Le secteur était déjà très fragilisé, le covid-19 a tout dévoilé. Ce qui se passe est une résultante d’une situation générale déjà très précaire. Tout ne peut changer à la racine aussi rapidement. Il y a eu un cumul que nous subissons depuis des décennies. On est face à une réalité peu reluisante… De très nombreux ministres ont défilé, rien n’a été modifié, ou changé en bien… S’il y a un problème de communication au niveau des institutions, c’est parce qu’il n y a pas de projets et que nous manquons de structure, face à un nivellement vers le bas de plus en plus affligeant, qui ne pousse pas l’artiste à l’échelle individuelle à avancer, à se surpasser, à créer ici et à aller de l’avant».
Lassaâd Ben Abdallah– Dramaturge, comédien, metteur en scène : « Est-ce que nous avons su répondre par des solutions à une crise aussi exceptionnelle ? On aurait pu réfléchir à des solutions alternatives pour une situation exceptionnelle… et à une situation exceptionnelle, il faut des mesures exceptionnelles.
Le digital a montré ses limites. On parle des arts vivants et de la présence, pas des arts de l’absence. Le digital n’a de valeur que de témoignages et d’archivage même quand c’est du live. Les plateformes du cinéma ont activé une certaine dynamique et ça a duré pendant le confinement. C’est différent pour l’art vivant. Est-ce que c’est la solution ? Est ce qu’on s’est posé les bonnes questions, trouver de bonnes alternatives ? Et la crise persiste… ici et ailleurs. Il faut poser les vraies questions et leur donner de réponses. Il faut s’interroger pour arriver à un juste milieu qui est de faire travailler les artistes. Il y a des jauges à étudier aussi, actuellement. A 30% d’appui, c’est peu. Il n y a pas de réflexions de base. Et c’est problématique.
En pleine pandémie, qui surprend tout le monde et qui dure, il faut trouver de nouvelles stratégies. Je fais partie de ce secteur, et je suis actant. La question qu’il faut se poser ça sera autour des renouvellements des politiques culturelles qui ne sont plus nationales mais locales et qui ne se sont pas faites. Les politiques culturelles remontent à l’époque de feu Chedli Klibi. Ensuite, on a plâtré sur des années, sans visions concrètes renouvelées. Même en Occident, il y a eu une secousse … Il a fallu des efforts monstrueux pour subvenir aux besoins des artistes. Mais avec des moyens limités comme les nôtres, que peut-on faire sans se victimiser ? Que pouvonsnous faire des budgets des festivals de l’année dernière et de cette année ? Comment peuton les utiliser face à l’arrêt des festivals ? En travaillant avec un protocole sanitaire strict, les questions se posent aussi, d’un point de vue logistique qu’il faut réussir. Est-ce qu’il fallait arrêter les manifestations ou les festivals en guise de solution ? A-t-on épuisé toutes nos ressources autour de cette réflexion ou avons-nous opté pour la solution de facilité ? Une facilité à prendre avec des pincettes car nous sommes le secteur qui a été le plus endommagé par cette pandémie. Pourquoi nous ? Des initiatives peuvent se créer pourtant … Les jeunes, pendant cette crise, n’étaient pas correctement scolarisés, des clubs artistiques réduits auraient pu voir le jour autour d’activités diverses, mais rien … On aurait pu joindre plusieurs bouts, au lieu de tout fermer».