Les mesures de confinement mises en place en réponse à la pandémie du covid-19 ont conduit à une chute brutale de l’activité économique et de l’emploi. Un double choc à la fois d’offre et de demande, par sa nature, et fortement différencié selon les secteurs et selon les régions.
Globalement, les ménages n’ont pas bénéficié d’une protection efficace de leurs revenus. Pour les entreprises, le soutien à la liquidité n’a pas été efficace, de sorte que le risque pèse sur leur solvabilité.
Dans un premier volet (La Presse 1er septembre 2021), nous avions proposé un plan de redressement économique et social pour que ce dernier ne s’effondre pas. A ce dernier, un certain nombre de préalables sont requis, dont notamment un Réajustement Structurel.
La ri-lance II : le réajustement structurel
Aujourd’hui, l’économie tunisienne présente un certain nombre de caractéristiques structurelles déviantes qui sont exacerbées avec la pandémie et qu’il s’agit de corriger.
1ère caractéristique : une croissance molle
L’économie tunisienne, à la veille du soulèvement populaire du 14 janvier 2011 était caractérisée par des fondamentaux macroéconomiques relativement bons et un taux de croissance du PIB réel voisin des 5,5% par an, un taux qui s’est replié à 4,5% puis 3% sur la période de 2008 à 2010 suite à une mauvaise conjoncture internationale mais aussi suite aux effets de la déviance sociale orchestrées par la haute autorité, d’une mauvaise gouvernance publique et de l’absence d’espace de liberté et de démocratie économique.
L’investissement productif s’est très fortement replié, sauf dans quelques secteurs du bâtiment et travaux publics et d’industries manufacturières et de matériaux de construction céramique et de verre.
L’essentiel de l’investissement privé était réalisé par les ménages en construction de logement et par l’Etat en construction de routes, ponts, et échangeurs qui dopent la demande intérieure. Ailleurs, l’investissement privé productif était stagnant. Depuis le 14 janvier 2011, il s’est replié.
En tout état de cause, la dynamique de croissance réalisée était supérieure au seuil d’emploi, en première approximation (de 1.6% du taux de croissance du PIB réel), et juste égale au seuil de la réduction du taux de chômage (de 3.6%). Le système économique et la politique économique en vigueur, compte tenu de la déviance sociale, ne pouvait pas permettre la réduction du taux de chômage.
2e caractéristique : une économie tournée vers le littoral
L’économie tunisienne était et est toujours orientée vers les zones urbaines côtières. L’arrière-pays était dans une situation de sous-développement malgré les incitations à l’investissement privé dans les zones de régions bénéficiaires de développement prioritaire.
Les milieux d’affaires et les investisseurs interrogés dans le cadre d’études de développement régional, avancent comme argument à leur réticence à s’implanter dans lesdites régions :
– l’absence d’une infrastructure de transport
– la déficience chronique des moyens de communication du téléphone, internet, etc.
– la déficience des systèmes de raccordement d’eau, électricité, gaz et station d’épuration des eaux usées, au profit de quartiers huppés et au détriment de régions, de zones et quartiers populaires.
3e caractéristique : l’effritement de la classe moyenne
Depuis le 14 janvier, le laminage et l’effritement d’une classe moyenne de plus en plus surendettée qui voit son pouvoir d’achat décroître d’une manière tendancielle au profit des couches sociales à très hauts revenus proches des sphères dirigeantes. Ces dernières se sont accaparées arbitrairement près de 40% de la structure productive marchande d’une manière directe ou indirecte.
En d’autres termes, la croissance réalisée à la veille du soulèvement populaire provenait en très grande partie du secteur contrôlé par la classe intégrée et/ ou proche des sphères dirigeantes.
Il s’ensuit que les fruits de cette croissance qui profitait exclusivement à cette couche sociale dominante, profitent à une nouvelle classe émergente.
4e caractéristique : la mainmise de lobbys…
La dépréciation de l’investissement privé productif était sous-entendue par le comportement socialement déviant de la classe d’affaires intégrée ou proche des sphères dirigeantes qui voulaient accroître sa participation, sans contrepartie dans des secteurs et projets productifs jugés rentables.
Le coût du capital de ces projets, sachant une prise de participation sans contrepartie qui, parfois était de 50% du coût du projet, s’accroît, alors que concomitamment, le rendement brut global en valeur du projet n’augmente pas. Il s’ensuit que le taux de rendement interne de ces projets baisse à un niveau jugé critique par le promoteur du projet au point que ce dernier renonce à investir.
5e caractéristique : le financement bancaire spéculatif
Le financement bancaire déviant des projets spéculatifs de la classe dirigeante sans contrepartie de garantie réelle ni de remboursements. D’où, une réallocation des ressources bancaires vers ces dits projets spéculatifs et au détriment des projets productifs. En d’autres termes, les «bons» paient pour les «mauvais».
La conséquence en est un rationnement de l’offre de crédits, une élévation du taux d’intérêt, une marge d’intermédiation bancaire et une prime de risques accrue qui, conjointement à la baisse tendancielle du taux de rendement interne des projets, contribuent à la dépression et au recul de l’investissement privé productif créateur d’emplois.
6e caractéristique : l’évasion fiscale
Le secteur spéculatif contrôlé par la classe dirigeante bénéficiait de « privilèges » de non-imposition et qu’au niveau du commerce extérieur, il bénéficie d’une non-imposition de fait, aux droits de douanes, taxes de formalités douanières. La classe d’affaires proche des sphères dirigeantes s’exonérait de fait du devoir fiscal sur les revenus. Enfin, une partie de l’activité marchande provenait d’un détournement de droits de douane perçus par les acteurs des sphères dirigeantes au détriment des services de douane de la République.
Le résultat de cette déviance fiscale est double :
– Un manque à gagner de recette fiscale au niveau des activités marchandes ;
– Une diminution des recettes fiscales et donc du revenu de l’Etat qui seront compensés par un accroissement de l’imposition du secteur productif et des contribuables autres que ceux de la classe dirigeante.
La conclusion à ce niveau est que les bons (le secteur productif, la classe populaire et la classe moyenne) paient pour les mauvais (la classe d’affaires spéculatives, nantie, proche des sphères dirigeantes).
7e caractéristique : une inflation structurelle élevée
La tension sur les prix s’accroît au fur et à mesure que la déviance économique et sociale se diffuse dans le système économique et fiscal.
La hausse des taux de l’intérêt, le repli de la rentabilité de la production non spéculative, la déviance fiscale incitent en grande partie les entreprises du secteur productif non spéculatif à accroître leur prix d’offre, d’où une inflation rampante qui érode le pouvoir d’achat des classes populaires et de la classe moyenne. Ces dernières voient la régression de leur niveau de vie et de bien-être s’accélérer.
8e caractéristique : la baisse tendancielle du pouvoir d’achat
Sachant la politique salariale contenue dans les limites arbitrairement imposées par le pouvoir politique pour accroître les revenus du capital spéculatif et non spéculatif au détriment du revenu du travail et sachant aussi la tendance de l’inflation rampante, il s’ensuit une baisse tendancielle encore davantage du pouvoir d’achat des ménages et donc du bien-être collectif.
9e caractéristique : le gaspillage des ressources
Le gaspillage des ressources, l’allocation des ressources financières au profit du secteur spéculatif proche de la sphère dirigeante, au détriment du secteur productif non spéculatif créateur d’emplois et de l’Etat, accroissent la contrainte extérieure et la tendance au déficit de la balance courante et/ou à l’endettement extérieur.
10e caractéristique : un enseignement inapproprié
Le système de l’éducation, de l’enseignement et de formation mis en place par les dirigeants au cours des 20 dernières années a montré ses limites par la non-intégration des jeunes bacheliers et des diplômés du supérieur dans le système socioéconomique :
– une dépréciation des diplômes où la qualité est marginalisée,
-une pratique des langues étrangères (français, anglais, ..) absente,
-une absence de la culture de l’incitation, de l’émulation, de l’excellence et de l’effort,
-L’absence de stages en entreprises.
La conséquence en est que ce système a produit des diplômés en très grand nombre, non qualifiés pour s’insérer dans le système économique. Il s’en est suivi un accroissement tendanciel de jeunes chômeurs diplômés du supérieur, que l’appareil productif n’est pas incité à employer d’une manière efficiente.
En d’autres termes, le système d’éducation, de l’enseignement et de la formation est en totale déconnexion avec la sphère productive, dans la mesure où il n’y a pas de formation par alternance et où les stages des diplômés dans les entreprises, en vigueur depuis les années 60 jusqu’à la fin des années 80, a disparu.
L’effort de développement par la formation des jeunes diplômés capables de s’insérer efficacement dans le système productif a été dévié de ses objectifs de développement, avec un gaspillage accru de ressources financières à ce niveau.
11e caractéristique : une R-D chaotique sinon absente
La politique de recherche-développement chaotique, sans objectif spécifique clairement défini, aussi bien au niveau de la recherche publique qu’à celui de la recherche privée. Les contraintes financières, les blocages administratifs, au niveau de la recherche publique, l’absence d’incitations à la R-D privée font de cette dernière le parent pauvre du développement. La gouvernance chaotique des pôles technologiques et le pilotage à vue des pépinières d’entreprises, l’absence de suivi et d’accompagnement des opérateurs concernés font que ces derniers se heurtent aux barrages et lenteurs administratifs, à la contrainte financière pour amorcer leurs projets et lever les fonds nécessaires au financement de leurs investissements.
12e caractéristique : une couverture sociale partielle
Le système de couverture sociale et de santé, en dépit des efforts apparents des sphères dirigeants à ce niveau, la couverture sociale (retraite-assurance vie, et assurance maladie) n’a pas donné les résultats conformes à la demande sociale sous-jacente. Les ressources financières de politique sociale sont pourvues au prix d’un accroissement croissant des déficits des caisses respectives, et au prix de prélèvements obligatoires du secteur privé et des ménages salariés.
En outre, la couverture sociale est loin de répondre aux objectifs déclarés par les pouvoirs publics depuis les années 90. A cela, on peut noter un certain nombre de raisons :
– la réorientation de la politique de santé du public vers le privé où le secteur de la santé privé bénéficie d’avantages et de privilèges,
– le secteur de la santé publique est de plus en plus contraint au niveau de la dotation financière d’investissement et d’exploitation, et au niveau des ressources humaines. En d’autres termes, les pouvoirs publics se proposent de délester le secteur de la santé publique au profit de celui de la santé privée.
13e caractéristique : un secteur agricole marginalisé
La déviance du développement agricole.
-Les objectifs d’une réduction de la dépendance alimentaire et agricole sont loin d’être atteints. Au contraire, la stagnation de la production agricole et alimentaire, en dépit de bonnes récoltes conjoncturelles, suit une évolution quantitativement et qualitativement erratique pour un certain nombre de raisons dont notamment :
-Le morcellement des terres agricoles, qui se traduit par les exploitations à superficies en deçà du seuil de rentabilité et en deçà du seuil de la capacité d’endettement, est tel que la multitude de petits exploitants est dans l’incapacité de financer ses plans d’investissement et de production sur des ressources bancaires.
-La privatisation spéculative des terres domaniales au profit de nouveaux exploitants peu expérimentés et proches des sphères dirigeantes avec l’octroi d’emprunts bancaires privilégiés s’est traduite par une faible rentabilité économique et sociale qui, jointe à l’évolution des cycles agricoles courts et la succession des mauvaises saisons agricoles, a généré un secteur agricole peu performant. En tout état de cause, la rentabilité économique et sociale de ces exploitations est en deçà de ce qui était espéré, compte tenu des ressources engagées et de leur coût de refinancement.
-La politique des prix d’offres agricoles administrés, les circuits de distribution fortement cartellisés et la hausse des coûts des produits de base et d’intrants du secteur agricole réduisent les marges de rentabilité, de profit et de capacité d’endettement des exploitants agricoles.
La branche pêche et produits de la mer caractérisée par des patrons de pêche à faible dimension et à faible capacité financière. Ces derniers opèrent sur un littoral de plus en plus maigre en ressources halieutiques. Cela se traduit par un secteur de la pêche peu performant et à rentabilité réduite et erratique et par des prix d’offre relativement élevés.
14e caractéristique : une protection de l’environnement incohérente
La déviance du système de protection de l’environnement. En dépit de « la bonne volonté politique déclarée» en matière de protection de l’environnement, les ressources financières engagées dans ce domaine ne répondent pas à la demande sociale.
La politique de l’environnement est orientée au profit de l’embellissement de quelques zones urbaines privilégiées et au détriment de la lutte contre la désertification, la déforestation, de la gestion optimale des ressources hydrauliques et de la gestion optimale du recyclage des déchets et des eaux usées.
Enfin, la protection de l’environnement ne va pas sans une intégration des objectifs de réduction de la dépendance énergétique.
Le plan solaire tunisien a été très timidement entamé par un manque d’engagement financier et par les lenteurs administratives pour en concrétiser les différentes étapes.
15e caractéristique : une déviance du système financier
La libéralisation financière initiée en 1990-1992 n’a pas atteint les objectifs déclarés :
-La Bourse des Valeurs Mobilières.
En dépit de la politique financière dont l’objectif est de financer l’investissement productif par davantage de fonds propres collectés via la Bourse, la contribution de cette dernière au financement des investissements est restée marginalisée au profit d’un financement bancaire.
Le manque de profondeur du marché boursier, l’information économique et financière et la communication boursière restent très limitées et à diffusion très restreintes.
Le nombre très limité de sociétés cotées sur le marché principal et le dynamisme relatif des opérateurs et des investisseurs institutionnels ont fait de la place boursière de Tunis une bourse très risquée pour attirer l’épargne boursière.
-Les privatisations.
La déviance caractérisée de la politique des privatisations au profit des milieux d’affaires nationaux et internationaux spéculatifs, proches des sphères dirigeantes a complètement dénaturé la nature des objectifs des privatisations (l’amélioration de l’efficience économique de l’appareil productif et de l’efficience sociale).
En outre, les privatisations sont sans impact sur les fondamentaux boursiers, ni sur l’épargne boursière, ni sur la diffusion sociale du capital.
-La politique monétaire.
Exclusivement orientée vers la stabilité exclusive des prix, la politique monétaire s’est traduite par un taux d’intérêt réel positif et relativement élevé pour inciter davantage à l’investissement productif.
En outre, les marges d’intermédiation bancaire et les primes de risque excessives, les trois tests de la sphère financière des banques et une gouvernance bancaire orientée au profit du financement des projets initiés par les milieux d’affaires proches des sphères dirigeantes, sans contrepartie réelle et sans remboursement de ces emprunts, s’est traduite par une élévation de prime de risque global des marges d’intermédiation bancaire et le taux d’intérêt nominal, d’une part, et d’autre part, un rationnement de l’offre de crédit. A ce niveau, encore une fois, et que les bons (le secteur privé productif, la classe populaire et la classe moyenne paient pour les mauvais (la classe d’affaires spéculatives, nantie, proche des sphères dirigeantes)).
-La politique de change.
Orientée vers le maintien d’un taux de change du dinar qui permet de maintenir la capacité compétitive des exportations tunisiennes, compte tenu du taux d’inflation nationale, elle s’est traduite par une dépréciation du dinar, un alourdissement de la facture d’importation et un accroissement de la composante inflation importée et finalement du taux d’inflation qui va rétroagir sur la dépréciation du taux de change (rigidité de la politique de change).
-L’Investissement Direct Etranger.
La politique chaotique de promotion de l’IDE s’est traduite par un flux d’IDE erratiques et de plus en plus réduit. Cette politique dépourvue d’objectifs économiques et sociaux clairement définis s’est traduite par un impact relatif en matière de création d’emploi, l’absence de transfert de technologies, l’absence d’une intégration sectorielle.
En d’autres termes, les IDE se sont limités à des investissements de délocalisation conjoncturelle, sans effet économiques et sociaux notables.
Le modèle néolibéral, initié au début des années 90, avait montré une nouvelle politique financière…
(Economiste –universitaire
Professeur Associé à l’IHET)
A suivre… RI-LANCE III