
Par Néjib GAÇA | Chercheur, critique d’art
Du mérite ? Il en a. Non seulement au niveau de sa dimension artistique qui reste à feuilleter, mais, surtout, en ce qui concerne son élan vers l’Autre. Son besoin de communication, d’échange et de convivialité, dans le partage d’un vivre-ensemble artistique qui sollicite les lumières des sensibilités autres qui ne sont ni étranges, ni étrangères à l’humaine condition. Et il nous interpelle : «Moi, si circonscrit à mon individualité, je vous somme de contribuer à mon œuvre, car, elle est aussi vôtre et ne trouvera sa complétude que grâce à vous».
Élan de créateur, élan de modestie divine, tatoué de ce courage rare qui consiste à se livrer aux regards de la différence, confiant en son sens de cet initiateur soucieux de tout montrer, au sens étymologique du terme, sans la peur monstrueuse et loin de toute angoisse assassine.
Croiser le diaphragme du zénith à tous azimuts, dresser une lumière qui dévoile la forêt des instincts enfouis au tréfonds de l’amour des métissages alchimiques et jurer d’avec les desseins obscurs des seins superflus de mectons fangeux et crapuleusement portés sur les mâles maux des mots enfuis et avalés de travers ; Tel est le projet de Jelel Bessaad. Projet audacieux, sur fond hautement pessimiste.
Je suce ces douces mamelles de mon rêve de critique, broutant, à pleines dents, des bouffées de nombres d’or trempés dans la foulée de la ruée vers la pétillante trouvaille éphémère de l’artiste, aux effets de mer grondante menaçant contre mère et tsunami. Et quand la vie con- sommée au quotidien se fait art, les mots balbutient, bégaient et trébuchent et les choses orphelines de dénominations crient à la face de la mort, du néant et de la vacuité, leur irruption revendicative au sein de l’existence en double. Ils sont une production de sens constructeur qui se réalise en «choses nouvelles», et l’image de la pipe n’est point une pipe. Elle ne peut servir d’âtre au feu du tabac, mais, de prétexte à interprétations, à lectures librement subjectives et à redénominations définitoires créatives, créant ainsi un monde parallèle où l’œil du lecteur-regardant est enivré et enivrant, une vie faite de toutes pièces, au jour le jour, au jour la nuit, au jour les terminaisons sensitives du toucher intellectuel humain, plaquant dans sa tête et la vie sans noms et sa vie aux couleurs de l’expression de son rapport à l’image, à la photo et à l’imaginaire. Des objets sans noms nous rappellent cet inconnu déambulant dans la ville qui demeure aspirée par le gouffre de l’absence-présence, révélant symboliquement ce tissu sociétal de la tunisianité qui veut éclore mais dont la coque dure et résistante étouffe, faute d’un liant miraculeux créé ex nihilo que seuls les philosophes peuvent concevoir à coup de concepts créatifs capables de faire exister l’invisible et de lui donner droit de cité.
Face à ce constat d’échec, disant un espace sociétal désertique, l’artiste dénonce un tissu sociétal stérile et lance un appel pressant aux forces vives susceptibles de déterrer les différents traits distinctifs épars de cette tunisianité sous-jacente qui reste à exprimer, forte en cela de ce potentiel identitaire, tout ce sentiment d’appartenance à une terre, à une histoire et à une diversité à visages multiples qu’il s’agit de collecter, de réunir, pour orienter l’imaginaire collectif et re-composer, resynthétiser et configurer une identité légitime, à strates multiples, aux couleurs de Sidi Bou Saïd, aux parfums des jasmins, à l’ocre de nos oasis heureuses, au goût de nos pommes de Sidi Bouzid, des caresses spirituelles de la poésie d’un Chebbi et d’un Mohamed Sghaier Ouled Ahmed, aux élans de liberté révoltée et révolutionnaire, aux hauteurs de la dignité de la khroumirie, à l’esprit d’un Sahel réformateur conjugué aux élans de la capitale résistante, à ce rhizome référentiel du Kairouanais sublime, à la rigueur de Sfax l’éternelle et du Sud authentique.
L’appel de l’artiste consiste à représenter un portrait à peindre, digne du portrait de Dorian Gray, conçu par un génial Oscar Wild, exorcisé de ce symbole diabolique du mal régnant en idéologie castratrice. Et la tunisianité s’affirme tel un projet réalisable à l’image d’un puzzle, voire d’une mosaïque des quatre saisons de l’appartenance nationale aux références de l’Etat-Nation moderne, libéré des scléroses rétrogrades.
Des valeurs diverses s’arrachent l’image mentale de la photographie, conçue tel un reflet de la machine voyante, voyant, par le truchement du croisement de la raison corrective plus trompeuse que les sens falsificateurs, l’identité de la chose-faite, chose-photographiée et intégrée au moule de la sensibilité si étrangère à l’objectivité.
Lire une œuvre d’art, c’est masquer l’artifice et ne laisser émerger que la magie, le charme et l’envoûtement accumulés qualitativement, au niveau de l’organe dégustateur, en dehors de tout rendu vulgaire de l’effort déployé à exorciser les épines, dards et aiguillons pointus de notre incapacité à sentir les compositions du chapelet des points, lignes et courbes faites «choses» photographiques.
Les photographies de Jelel Bessaad, voulant clôturer les possibles incommensurables du réel, refont l’impossibilité de dire l’image de la photographie, dans un spectre enveloppant, car lire une photographie revient à «dire» une image de la fenêtre de l’âme du regardant qui ne peut qu’être castratrice, du seul fait qu’elle est subjective, c’est-à-dire limitée à la seule individualité de la conscience embarquée dans le processus de la lecture-jouissance ou n’est pas.
Approches éphémères dans l’incomplétude ?
Tentatives de capture égoïste par un focus «dévergondé» par l’œil discrètement en retrait, hypocritement fuyant et subjectivement métamorphosant le réel perçu, la chose réelle, mutée en chose-photographiée, ouvre les horizons d’une, voire de 1M1, vies probables ren- dues réelles grâce aux textes les accompagnants, signant des appartenances à facettes multiples et fort enrichissantes.
Sublimées d’insoutenables légèretés des lectures effectuées, parfois réductrices à l’envi, d’autres mimant le désir à saisir la totalité insaisissable de la vérité rebelle, les lectures recréation dénoncent notre incomplétude. Il faut imaginer Sisyphe heureux et le lecteur de l’œuvre photographiée poussera toujours plus haut son désir de venir à bout de la pesanteur intellectuelle à décoder au moyen de sa subjectivité lectrice décodante, la sensibilité technico-créative encodante de l’artiste.
L’âme du lecteur-décodeur, amarrée aux chaînes de l’œuvre ainsi exposée, s’exclame : «Je me rebelle, donc, je suis le cours de mes désirs esthétiques de libertés, au goût de la madeleine qui est ma conscience, moi.» Je me fais belle et trésaillis au plaisir délicieux qui m’envahit et émiette mes sens mêlés, remâchant mes péchés mignons, mes plaisirs intimes, ma vision et mon goût, en accointance avec mon esprit, ramenant à ma mémoire les péripéties de cette autre vie où j’ai vu le modèle initial paradisiaque de cette photographie, qui n’est qu’une image de l’image terrestre capturée par le photogaphe démiurge, déformée par ma corpulence intellectuelle. Ma mémoire involontaire reconstruit, à mon insu, mes réminiscences heureuses et les miettes de ma madeleine trempée dans le thé de ma mémoire, respirant l’arôme de mon bonheur de dégustateur visuel intense.
Proust parle des artistes malvoyants de leurs vies, parce qu’ils ne font rien pour les comprendre, les analyser, les observer attentivement et se retrouvent avec un lourd passé obscurci de multiples clichés répudiés Jelel Bessaad opéra un retour interrogateur sur son passé, un passé de 3M années de vie débutant en 199M et allant jusqu’à JMJM, de l’argentique au numérique, du quotidien au sociétal, à l’architecture du vivre-ensemble.
Son action artistique se donne à voir comme un tout symbolique animé par un fil conducteur semblable à celui d’Ariane, car il est le seul producteur de sens malgré la disparité des thèmes abordés et la complexité enchevêtrée des codes abscons utilisés souvent sans désir con- scient de stopper la réactivité du regardant porté à poursuivre le processus de production artistique d’une manière propre, personnelle et complice.
En cela Jelel Bessaad est un artiste qui se projette dans un avenir proche qui vous concerne, vous interpelle et vous invite à être de la partie, à découvrir l’univers de l’artiste en ayant l’impression de suivre un guide qui pousse des portes ouvertes et vous vous identifiez à l’artiste, à sa conception du monde conjuguée à celle des autres, au filtre de toutes subjectivités.
La beauté est dans nos regards regardants, et l’œuvre ne se « réalise» qu’à la condition que notre manière de la saisir, de la caresser, de la feuilleter et de la peindre passionnément, amoureusement, se fasse parfois avec une rouge violence plus douce que l’eau de rose, bien que la laideur de la déchéance crie esthétiquement sa splendeur artistique. Dans la complicité photographie-regardant, se réalise une alchimie qui apprivoise une Tunisie rétive qui se fait l’écho oxymorique d’amours consenties, au rythme des élans surdimensionnés de divinités tronquées, de demi-dieux, d’yeux hypocrites qui n’avouent que discrètement les rumeurs des ruelles étroites de la vieille Médina de nos rêves et des secrets ancestraux gravés sous la chaux et dans les interstices des carreaux de Jeliz en palimpsestes au parfum des amours sub- limées et livrées en partage.
Les œuvres de Jelel Bessaad semblent proposer le fil d’Ariane à Sisyphe pour réussir un tour de magie métamorphosant la monstrueuse pierre en papillon multicolore, emportant le héros loin du lieu de son supplice, aux horizons des volutes éthérées du septième ciel surplombant les jardins suspendus de Babylone où Nabuchodonosor tient une réunion dont l’ordre du jour est de rendre au pays d’Hannibal son prestigieux faste et sa splendeur féérique.