Le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (Ftdes) et l’organisation Al Bawsala ont lancé, mardi 14 décembre 2021, la campagne nationale “ Yezzi Marhantouna”. A travers cette campagne qui s’adresse aussi bien aux décideurs qu’aux citoyens, le collectif appelle les autorités à rompre avec les politiques fiscales et d’endettement actuelles qui, selon les activistes, ont “montré leurs limites”. Dans cet entretien, Amine Bouzaiene, chef du projet Marsad Budget à Al Bawsala, nous donne un autre son de cloche. Il nous donne plus de détails sur “Yezzi Marhantouna” et nous parle davantage des solutions alternatives de financement.
Présentez-nous la campagne “Yezzi marhantouna”?
La campagne “Yezzi Marhantouna” porte sur les politiques d’endettement de la Tunisie. Elle est lancée à l’occasion de la reprise des négociations entre le gouvernement et le FMI. Les instigateurs de cette initiative sont Al Bawsala et le Ftdes. Nous allons faire en sorte que l’initiative soit également portée par un certain nombre d’ONG nationales. Notre objectif est de nous adresser aux décideurs publics, mais également aux citoyennes et citoyens pour afficher un positionnement clair de la société civile par rapport aux politiques d’endettement de la Tunisie. Notre message est très clair. Depuis la mise en application du plan d’ajustement structurel de 1986, la Tunisie s’inscrit dans des choix économiques déterminés, en l’occurrence un plan qui a été façonné par les institutions financières internationales et à leur tête le FMI. Ces choix se sont avérés néfastes pour le pays, étant donné qu’ils se sont traduits par l’accroissement des inégalités sociales, le délabrement des services publics, etc. En réalité, la révolution de 2011 est en soi un signe de faillite de ce modèle de développement. Malheureusement et malgré le déclenchement de la révolution — qui était portée par des aspirations sociales, légitimes, démocratiques — et malgré l’ expérience politique menée après 2011, le modèle économique du pays, qui est le sujet phare déterminant pour le sort des Tunisiens, n’ a jamais fait l’objet d’un débat public opposant des points de vue divergents. A l’occasion du tournant du 25 juillet, nous jugeons extrêmement important de rompre avec ce modèle dont les conséquences économiques et sociales se sont aggravées après la révolution. Durant la décennie écoulée, on a gardé le même modèle de développement, évidemment avec les mêmes conséquences néfastes sur les plans économique, financier et social. Lors de la reprise des négociations, le FMI va imposer des conditionnalités en contrepartie du prêt que le gouvernement essaye d’obtenir. Il est même attendu que le gouvernement aille spontanément, dans ce sens-là, parce que, de toute manière, les gouvernements savent très bien ce que le FMI réclame, en l’occurrence le recul de la place de l’Etat dans les sphères économique et sociale. La suppression des aides sociales, notamment la compensation et la subvention des produits alimentaires, du transport public, des hydrocarbures est le premier axe sur lequel le FMI devrait intervenir. Evidemment, l’alternative n’est pas du tout prête et n’est pas du tout claire. En fin de compte, cette mesure va se traduire par une inflation terrible des prix qui aura des répercussions négatives sur le pouvoir d’achat des Tunisiens.
En ce sens, est-ce qu’il y a eu des études qui évaluent l’impact de ces mesures ?
Il y a eu des études d’impact qui ont été réalisées, à cet effet. Nous le disons clairement, le souci du FMI est purement comptable. Son approche est d’imposer des mesures austéritaires aux pays. Pour le Fond, il s’agit avant tout de baisser la dépense publique. A cet égard, il avance des arguments qui, à notre sens, relèvent plus de prétextes que de véritables arguments. En effet, le FMI considère que ces subventions ne profitent pas uniquement aux ménages vulnérables, mais aussi aux ménages riches. C’est tout de même assez hypocrite, notamment quand on évalue les politiques qu’il préconise et qui sont justement en faveur des ménages riches, en faveur des grandes entreprises et des multinationales, et ce, aux dépens des classes populaires.
Comment ?
Je vais prendre simplement,l’exemple de la politique fiscale étant donné que c’est un sujet extrêmement exhaustif. Dans le cadre de la campagne “Yezzi marhantouna”, nous proposons ce diagnostic-là et nous essayons de trouver des alternatives. Pour nous l’alternative, c’est de mobiliser les ressources propres pour diminuer le recours à l’endettement et pour, surtout, financer les services publics, réduire le déficit budgétaire, etc. Philosophiquement parlant, la politique fiscale préconisée par le FMI est pensée à travers le prisme de la compétitivité fiscale et cela se traduit par une baisse de l’impôt sur le revenu des plus riches. Et c’est ce qui nous a été recommandé avant et après la révolution. Je le rappelle, selon les dispositions de la loi de Finances 2017, on a appliqué une recommandation du FMI consistant à diminuer la progressivité de l’impôt sur le revenu et à maintenir un taux extrêmement faible pour la tranche supérieure de 50 mille dinars et plus, à hauteur de 35%, alors que la politique d’imposition des revenus de la Tunisie d’avant le plan d’ajustement structurel des années 80 appliquait des taux allant jusqu’à 68% pour la tranche supérieure de 80 mille dinars et plus (soit l’équivalent de 300 ou 400 mille dinars aujourd’hui). Ce que le collectif propose, c’est de revenir à une politique d’imposition fortement progressive qui taxe les revenus d’une manière évolutive avec des taux importants pour les hauts revenus. Cela permettra, à la fois, de diminuer les inégalités sociales, de distribuer les richesses, mais également de mobiliser des ressources propres tant précieuses pour les équilibres budgétaires. De la même manière, le FMI ne cesse de demander des baisses d’impôt sur le secteur privé. Ce que nous proposons comme diagnostic, c’est que dans le secteur privé, on ne peut pas mettre toutes les entreprises dans le même sac parce qu’il y a les poissons et les requins. C’est à dire qu’il y a de petites et moyennes entreprises qui vivent une réalité économique qui n’a absolument rien à voir avec les grandes entreprises et les multinationales. Il est donc absurde de baisser ce taux d’imposition de manière continue et de traiter toutes les entreprises fiscalement de la même manière. Je rappelle que depuis la fin des années 80, le FMI a recommandé de baisser le taux de l’impôt sur les sociétés dans un premier temps, en 1990 de 44% à 35%, ensuite en 2007 de 35% à 30%. En signe de continuité et d’aggravation de la même politique fiscale, on l’a baissé à 25% en 2014 et le K.O. est venu avec le gouvernement Mechichi qui l’a encore baissé de 10 points pour atteindre un taux ridicule de 15%. Ces baisses continuelles du taux de l’imposition des sociétés sont à l’origine de la situation que nous vivons aujourd’hui et qui fait que cet impôt ne mobilise que 3 milliards de dinars comme ressources financières sur un ensemble de 30 milliards de recettes fiscales. Ce qui revient à dire que les entreprises ne contribuent qu’à hauteur de 10% dans l’effort national. Evidemment, cela crée une injustice fiscale. Ce sont les ménages qui supportent l’essentiel de l’effort fiscal et d’ailleurs, ironie du sort, les entreprises ne cessent de se plaindre d’une pression fiscale élevée, ne cessent de râler, alors qu’elles sont les plus privilégiées fiscalement. Ce sont les plus pauvres qui supportent tout, via des impôts sur la consommation, notamment la TVA et les droits de consommation qui sont des outils extrêmement injustes. Avant l’application de la politique fiscale préconisée par le FMI; l’Irpp et l’IS avaient plus ou moins des rendements équivalents, puisqu’ils rapportaient plus ou moins les mêmes recettes fiscales, mais depuis la mise en œuvre du plan de réajustement, il y a eu un décrochage terrible entre les deux. L’impôt sur le revenu rapporte 3 fois plus que l’IS et c’est en soi une grande injustice fiscale. Par ailleurs, dans le cadre de la politique économique préconisée par le FMI, l’institution a recommandé à la Tunisie de s’ouvrir à l’extérieur. Ces recommandations, qui peuvent sonner comme étant des paroles positives, se sont traduites, en effet, par la signature d’accords de libre échange qui est la base des échanges commerciaux de la Tunisie avec ses partenaires. Les droits de douane, qui représentaient le quart des recettes fiscales dans les années 80, n’en constituent aujourd’hui que 4,7%. Nous avons perdu un pilier essentiel de financement.
Le financement du budget de l’Etat pour l’exercice 2022 est le casse-tête que le gouvernement doit, coûte que coûte, résoudre. Y-a-t-il d’autres alternatives à un prêt du FMI, du moins dans l’immédiat, sachant qu’on est dans un contexte de tarissement et de raréfaction des ressources financières?
Dans l’immédiat, il y a des mesures alternatives qui peuvent être mises en place. Comme j’ai commencé à le démontrer (en partie seulement), la politique fiscale préconisée par le FMI affaiblit notre capacité à mobiliser les ressources propres; donc ce qu’il faut faire, urgemment, c’est de mettre en place des mesures fiscales visant à mobiliser, justement, des ressources propres. Et là, je tiens à préciser que les solutions sont à notre portée. Tout d’abord, nous préconisons d’instituer un impôt sur les grandes fortunes. Nous préconisons également de supprimer tous les avantages fiscaux inefficaces, qui nous coûtent, selon les chiffres officiels de 2020, plus de 5 milliards de dinars, soit la moitié du déficit budgétaire, sans que cela ne se traduise par une attractivité au niveau de l’investissement, ni par de la création de l’emploi. L’inefficacité des incitations fiscales est confirmée par les rapports même des institutions financières internationales. Dans ce sens, j’avancerai un seul argument. Selon la BM, quatre investissements étrangers sur 5 auraient eu lieu de toute façon en Tunisie, avec ou sans les avantages fiscaux. On est donc en train, tout simplement, de gaspiller l’argent public, de creuser encore plus les iniquités fiscales et d’affaiblir nos ressources propres sans qu’il y ait vraiment un intérêt général, sinon l’intérêt privé de certains secteurs qui en ont bénéficié. Nous préconisons également, un impôt sur le revenu alternatif avec un barème fortement progressif qui comporte un nombre de tranches très élevé avec des taux évolutifs, notamment des taux importants pour les hauts revenus. Nous appelons au retour de la politique fiscale de la Tunisie qui s’appliquait avant la mise en œuvre du plan d’ajustement structurel. Au cours des quarante années qui ont suivi la guerre mondiale, les Etats-Unis appliquaient un barème d’impôt sur le revenu qui comportait 25 tranches avec un taux marginal supérieur qui a atteint 91%. Nos différentes études s’appuient à la fois sur la politique suivie en Tunisie, mais également sur des comparaisons avec d’autres pays. On peut, dans ce sens, faire le parallèle avec les politiques qui s’appliquent en Allemagne, en France, au Japon et dans d’autres pays. Il faudrait également mettre en place un barème d’impôt sur les sociétés progressif qui tient compte du chiffres d’affaires mais il faut revoir le taux de 15% et le rehausser à au moins 25%. Il n’est pas normal que les entreprises, qui dégagent des bénéfices monstrueux, se voient appliquer un taux d’imposition aussi faible. Nous préconisons également, et à titre exceptionnel, de faire contribuer les entreprises qui ont profité de la crise liée au coronavirus — la crise économique n’a pas touché toutes les entreprises de la même manière — à titre d’exemple, les entreprises qui opèrent dans le secteur bancaire, le secteur de la grande distribution. Tous ces secteurs ont généré des bénéfices importants pendant la crise sanitaire et il est tout à fait normal, dans ce temps de crise, qu’ils contribuent un peu plus. Nous prônons également la lutte contre la fraude fiscale. Dans ce sens, il est extrêmement clair que le fisc tunisien est dépourvu de ressources humaines et matérielles (d’après les rapport officiels), ce qui limite sa capacité à remplir sa mission de collecte d’impôt et de lutte contre la fraude fiscale. Il dispose de seulement 1.646 agents chargés du contrôle fiscal. Selon les rapports des institutions financières internationales et même des pouvoirs publics, plus de 25 milliards de dinars échappent chaque année à l’Etat en fraude fiscale, soit la moitié du budget tunisien et deux fois et demi le déficit budgétaire. Ce ne sont pas des chiffres farfelus inventés par Bawsala, ce sont des chiffres officiels. La capacité de mobiliser des ressources propres est très importante, la marge à atteindre est importante également. Cela nécessite de revoir les taux d’imposition et de ne pas les maintenir comme tels. Pour les outils fiscaux les plus injustes, en l’occurrence les impôts sur la consommation, nous demandons une hausse de la TVA s’appliquant aux produits et aux services consommés essentiellement par les ménages riches et une baisse pour les produits de première nécessité. Il n’est pas normal d’appliquer des taux d’imposition aussi élevés en rapport avec l’électricité, les médicaments, les consultations auprès des médecins, les vêtements, etc. Il faut une révolution fiscale. Il faut changer de paradigme, pour finalement avoir comme valeur philosophique, non pas la compétitivité fiscale, mais la justice fiscale.