
Il est vrai que le système énergétique tunisien est confronté, depuis des années, à des défis multidimensionnels (stratégique, économique, politique, sociétal et environnemental). Mais dans l’état actuel des choses, la sécurité énergétique demeure le défi majeur de l’énergie dans notre pays. Toutefois, se lancer dans le chantier d’une transition énergétique nécessite un fort engagement en matière de réduction de la dépendance énergétique, de création de l’emploi, de contrôle de prix de l’énergie… Aujourd’hui, cette réforme est plus que jamais nécessaire, mais à quel prix, alors que le déficit énergétique de la Tunisie ne cesse de se creuser d’une année à une autre, ce qui nécessite au pays le recours aux énergies renouvelables, qui est en fait l’enjeu des prochaines décennies? Comment aussi faire de cette transition énergétique un axe de développement ? Ces questions et bien d’autres encore seront abordées dans cet entretien avec l’ancien ministre de l’Énergie, des Mines et de la Transition énergétique, M.Mongi Marzoug
Commençons par le commencement, comment évaluez-vous la situation du secteur de l’énergie en Tunisie, aujourd’hui ?
Il faut commencer par rappeler les chiffres clés de notre demande énergétique en ressources primaires et notre consommation énergétique finale. Sans tenir compte des ressources en biomasse (10%), le gaz naturel et le pétrole constituent la quasi-totalité de notre consommation en énergies primaires. Par exemple, sur les trois trimestres 2021, le gaz naturel et le pétrole représentent successivement 53 et 46% de la demande en énergie primaire, (avec un taux d’indépendance énergétique de 43%, sans compter la redevance du gaz algérien. La consommation finale est constituée de 60% de produits pétroliers, 20% de gaz naturel et 20% sous forme d’électricité. Notre déficit énergétique pèse lourdement sur la sécurité énergétique et la balance commerciale. Pour y remédier, la Tunisie travaille sur plusieurs axes, dont notamment l’accélération du programme d’efficacité énergétique, la réalisation du plan des énergies renouvelables, le développement de la production nationale des hydrocarbures, et la diversification de l’approvisionnement énergétique.
Dans ce même cadre, comment faire de la transition énergétique un axe de développement ? La transition énergétique est l’évolution sur plusieurs décennies vers un système énergétique décarboné. L’objectif 7 du développement durable des Nations unies vise pour 2030 l’accès à une énergie abordable, propre, fiable et durable. Deux autres objectifs viennent compléter cet objectif, l’objectif 3 pour une bonne santé et pour réduire l’impact de la pollution sur la santé, et l’objectif 13 sur le changement climatique, étant donné le rôle prépondérant de l’énergie dans les émissions des gaz à effet de serre. Cette transition énergétique est, donc, un défi et en même temps une opportunité pour un développement durable et pour une économie forte et résiliente. Pour la Tunisie, on peut évoquer trois axes prioritaires.
Il faut tout d’abord exploiter au maximum l’abondance de nos ressources solaires et éoliennes par une forte intégration dans la production de l’électricité (centralisée et distribuée) et par l’élargissement de l’utilisation des énergies renouvelables quand c’est bénéfique dans d’autres secteurs (industrie, transport, agriculture…). Il est aussi question de renforcer et d’accélérer les projets d’efficacité énergétique en utilisant les technologies les plus avancées (smart city, smart data, smart grid, smart home…). Finalement, mais non le moindre, on doit digitaliser le système énergétique pour plus d’efficacité, de fiabilité et de flexibilité, avec une exploitation performante et innovante des smart data de l’énergie dans la production, transformation, transport, distribution de l’énergie.
Selon les derniers chiffres, la Tunisie accuse un déficit de la balance énergétique de l’ordre de 57%. A cet égard, l’essor des EnR sera-t-il assez rapide pour pouvoir augmenter de façon significative la production d’électricité, dont la demande ne cesse d’augmenter ?
Pour développer nos ressources en énergies primaires sur les prochaines décennies, nous devons travailler sur trois axes, à savoir l’efficacité énergétique (extraction, transformation, transport, distribution, consommation, et digitalisation), les énergies renouvelables, et la production nationale des hydrocarbures. Dans beaucoup de pays, les gains les plus importants ont été obtenus grâce aux efforts sur l’efficacité énergétique.
Pour la Tunisie, notre objectif est de réaliser un gain de 30% en 2030. L’apport des énergies renouvelables pour la production de l’électricité est plafonné par la part de l’électricité dans la consommation finale (de l’ordre de 20% actuellement), avec une évolution très lente. L’objectif actuel de 30% de l’électricité à partir des énergies renouvelables permettrait seulement de couvrir 6% de notre consommation énergétique finale et environ 12% de notre demande de ressources primaires (sans compter la biomasse). D’où, le besoin de continuer à développer nos ressources en gaz et pétrole, d’augmenter et d’élargir l’utilisation des énergies renouvelables (électrifications de certains secteurs, transport, industrie, stockage, produire de l’hydrogène vert et autres).
Le 13 décembre 2021, le gouvernement a confirmé une refonte complète du cadre législatif et réglementaire régissant la production d’électricité à partir de sources renouvelables. Comment jugez-vous cette décision et quel impact peut-elle avoir ?
Le cadre réglementaire actuel des énergies renouvelables est défini essentiellement par la loi de 2015. L’objectif de 30% de l’électricité à partir des énergies renouvelables a été fixé depuis plus de cinq ans dans le plan des énergies renouvelables. En décembre 2017, un programme d’accélération a été lancé avec l’octroi en 2018 et 2019 d’environ 1.300 MW entre autorisations et licences et entre solaire PV et éolien, dont les 5 projets de capacité totale de 500 MW (environ 4% de notre production électrique actuelle), qui ont été validés par deux gouvernements en 2021. A mon avis, la difficulté n’est pas dans le cadre règlementaire. En effet, en 2020, l’indicateur Rise (Regulatory Indicators for Sustainable Energy) de la Banque mondiale a classé le cadre réglementaire tunisien 32e sur 138 pays et il est classé dans le Top 3 des pays arabes (et 30e sur 138 pour le cadre réglementaire de l’efficacité énergétique). Cependant, nous avons un problème dans la mise en oeuvre. Par exemple, en 2021, l’indicateur ETI (Energy Transition Indicator) du Forum économique mondial nous a classés 88e sur 115 pays, alors que notre voisin, le Maroc, a été classé 66e. Quant à la Jordanie et à l’Egypte, elles ont occupé respectivement la 72e et la 76e place.
Lors du dernier Conseil des ministres, on a annoncé la validation de cinq sites de production photovoltaïque. Quel effet cette décision peut-elle avoir ?
Pour avancer dans la réalisation des projets déjà affectés (environ 1.300 MW sans compter le programme de la Steg), nous devons raccorder tous les projets finalisés aux réseaux électriques, accélérer la construction des projets validés par les gouvernements (solaire PV et éoliens, projets de la Steg et sous-régimes de licence et d’autorisation) et encourager la réalisation des projets d’autoproduction avec consommation sur place : industrie, commerce, établissements publics et autres. Nous devons, également, préparer l’étape suivante avec le développement du réseau électrique et ses interconnexions régionales (Algérie et Libye, voire plus) et le lancement des projets avec les trois régimes avec ou sans capacité de stockage de l’électricité: Steg, producteurs indépendants et autoproduction sur place.
Comment peut-on développer la coopération internationale avec les leaders dans le domaine, pour une intégration de notre économie, nos centres de recherche, créer des emplois pour les jeunes, développer nos exportations… ?
La coopération internationale et régionale est très bénéfique en particulier pour le développement des énergies renouvelables variables, les échanges de l’électricité, et les échanges de ressources primaires d’énergie, en particulier le gaz naturel. La connectivité régionale des réseaux électriques tunisiens, algériens et libyens, et avec l’Europe, est cruciale pour améliorer la fiabilité des systèmes électriques, maîtriser la variabilité des énergies éoliennes et solaires et pour leur bonne intégration dans le système électrique.
Elle est également très bénéfique pour réduire les coûts de production de l’électricité. Cette coopération est également nécessaire pour réussir la transition énergétique et se préparer aux changements induits sur les échanges économiques (exemple: la taxe carbone aux frontières de l’Europe). Beaucoup de sujets sont concernés par cette coopération sur l’ensemble de la chaîne de valeur : politiques, énergétiques, règlementations, marchés de l’électricité, technologies de stockage, production et utilisation de l’hydrogène vert, le solaire thermique pour produire de l’électricité, digitalisation des réseaux électriques (smart grids).
Dans l’état actuel des choses, est-ce qu’on peut dire que notre économie est piégée par son secteur énergétique ?
Le système énergétique est central dans le développement de l’économie et sa compétitivité. Avec les bouleversements actuels à la suite du covid-19 et les risques de changement climatique, nous devons repenser notre système énergétique et centrer nos efforts sur des énergies renouvelables et propres, et avant tout maîtriser la consommation énergétique. La digitalisation du système énergétique en entier et de son cœur le système électrique (smart grid, smart metering, smart data, Internet of Things) permettrait une meilleure intégration des énergies renouvelables, une efficacité énergétique accrue, et une meilleure fiabilité. Elle permettrait également d’exploiter les datas énergétiques spatio-temporelles avec les outils et les techniques de big data (intelligence artificielle, sécurisation des données…) pour une meilleure planification et exploitation du système énergétique: plus de fiabilité, d’efficacité et de flexibilité.
Le monde après le covid-19 sera différent de celui d’avant et l’on saura davantage apprécier les effets bénéfiques des ER. Mais les énergies renouvelables pourraient-elles tenir le choc à long terme ?
La crise du covid-19 a démontré, sans équivoque, l’importance capitale de deux transformations majeures pour la continuité des activités vitales sociales et économiques et également pour relancer le développement sur de bonnes bases : la transformation digitale et la transition énergétique. Parlons chiffres, en 2020 le déploiement des énergies renouvelables a battu un nouveau record avec environ 261 GW, soit 82% de la capacité électrique totale annuelle installée (la capacité totale installée de renouvelables est de 2.800 GW). La capacité installée de renouvelables en 2020 est essentiellement solaire (127 GW) et éolienne (111 GW) (pour mémoire, la capacité électrique totale de la Steg est de 5,2 GW). Et donc, les énergies solaires et éoliennes, en plus qu’elles soient durables et propres, procurent une stabilité de prix, une garantie dans l’approvisionnement (par exemple pas besoin de transport de carburant) et une certaine résilience en particulier avec la production distribuée.