Par Gl (r) Mohamed MEDDEB *
La neutralité des forces armées est considérée comme l’une des conditions sine qua non au bon fonctionnement des démocraties stabilisées et à leur pérennité. En cette phase de transition démocratique que traverse la Tunisie, caractérisée par l’instabilité politique et une course effrénée pour la conquête du pouvoir en l’absence de règles démocratiques consolidées, cette question de neutralité de l’armée devient de plus en plus centrale.
Alors, c’est quoi au fait cette neutralité ? A qui incombe, en réalité, de la faire respecter. Est-ce seulement à l’armée comme on pourrait penser ?
La neutralité de l’armée tunisienne et la Constitution
Dans son article 18, la Constitution en vigueur, de janvier 2014, définit l’armée et ses missions comme suit : «L’Armée nationale est une armée républicaine. Elle constitue une force militaire armée fondée sur la discipline et composée et organisée conformément à la loi. Il lui incombe de défendre la nation, d’assurer son indépendance et son intégrité territoriale. Elle est assujettie à une neutralité totale. L’armée nationale apporte son concours aux autorités civiles dans les conditions fixées par la loi».
Pour ce qui relève de la question posée, je retiens de cet article que l’armée «est républicaine, une force militaire fondée sur la discipline, lui incombe de défendre la nation…, et elle est assujettie à une neutralité totale», mais focalisons notre propos essentiellement sur la «neutralité».
D’abord, cette neutralité, à laquelle est contrainte l’armée par la Constitution, est générale, s’étend absolument à tous les secteurs et non seulement au domaine politique. En pratique, l’armée, ses différents commandements et structures, son personnel considéré individuellement ou par groupes, sont contraints au silence total, ne peuvent en aucun cas, et sous aucune forme, s’exprimer publiquement ou prendre position par rapport à tout événement et toute entité, quelle que soit leur nature ou leur appartenance, dont notamment les différents acteurs politiques, partis ou coalitions de partis, centres de pouvoir : branches de l’exécutif, du législatif, du judiciaire… C’est cette neutralité qui fait de l’armée une institution réellement «nationale» au service de la Patrie et seulement de la Patrie ; et qui se tient toujours à la même distance de tous ces acteurs. On pourrait rétorquer à cela que la neutralité n’est pas le propre de l’armée, puisqu’elle est exigée de toutes les administrations et institutions de «service public». Seulement, la nature singulière de l’armée, en tant que «forces armées», donc coercitive, son volume et surtout ses capacités opérationnelles lui permettant même de s’arroger le pouvoir dans le pays, font d’elle une institution particulièrement sensible et de sa «neutralité totale» un impératif pour la réussite de toute transition démocratique et ensuite pour la stabilisation de la démocratie, son bon fonctionnement et sa pérennité. La non-neutralité de l’armée mène inéluctablement, dans les faits, à sa politisation, son immixtion dans la sphère politique, d’où son interventionnisme plus ou moins direct dans la politique, un domaine qui devrait rester dans les démocraties, indubitablement, «prohibé» aux militaires.
Tout à fait en son début, le même article 18 de la Constitution présente l’armée comme étant «républicaine». On attend d’une armée républicaine qu’au besoin elle défende les institutions légales de la République, institutions démocratiquement élues ou légalement constituées, et ce dans le respect des valeurs et principes républicains parmi lesquels la séparation des pouvoirs, la suprématie de la loi, les libertés, la dignité du citoyen, l’équité et l’égalité de tous devant la loi, l’ordre et surtout la non-immixtion de l’armée dans la politique. Donc une fois de plus, la neutralité de celle-là. Naturellement, la République implique forcément la démocratie, qui à son tour engendre les principes de séparation des pouvoirs et leur contrôle réciproque, de transmission du pouvoir pacifiquement à travers les urnes… Ainsi, «la républicanité» de l’armée, elle aussi, vient renforcer le besoin de sa neutralité. Dans une vraie République, l’armée ne peut être que neutre.
Discipline, subordination du militaire au pouvoir civil et neutralité
Aussi, l’institution militaire est définie par le même article 18 comme étant «une force militaire armée fondée sur la discipline». Ce qui est vrai pour toute armée digne de ce nom. Cependant, faut-il préciser que la discipline recherchée n’est pas l’obéissance aveugle et illimitée aux ordres du supérieur hiérarchique, comme on pourrait le croire. Au contraire, cette obéissance est limitée à ce que prévoit la loi au sens large du terme, car la discipline n’est autre que le respect de l’ensemble des lois, des règles et des obligations qui régissent une société ou une collectivité. Bref, nul n’est tenu d’obéir à son supérieur et à d’exécuter ses ordres si ceux-ci sont contraires à la loi, et ce à tous les niveaux, y compris celui du plus haut commandement de l’armée dans ses rapports avec le pouvoir politique civil, et ce en dépit du principe démocratique sacré de la «subordination du militaire au civil». Car cette subordination aussi, est conditionnée par le respect de la loi et n’a plus lieu d’être en dehors de celle-ci.
S’il est vrai que la discipline militaire exige du subordonné l’exécution des ordres du chef «sans hésitation ni murmure», comme dirait tout bon militaire, et que le militaire reste subordonné à l’autorité civile dont il dépend légalement, il est aussi vrai que:
• Cette discipline et obéissance restent limitées seulement à ce qui est conforme à la loi. Le refus d’ordre à tout ce qui est illégal et contraire à la loi n’est pas condamnable. Au contraire, c’est un devoir à encourager;
• Le pouvoir civil, dans ses rapports avec l’armée, pour ne pas risquer de regrettables situations de désobéissance militaire, doit veiller à respecter lui-même scrupuleusement la loi, qui s’impose à tous. Naturellement, cela présuppose des textes juridiques définissant, avec la précision requise, les différentes missions des forces armées, les conditions et règles d’engagement et les responsabilités des différentes parties, commandement militaire, branches du pouvoir civil et autres institutions concernées. N’est-ce pas cela un Etat de droit ?
Aussi, il est temps d’abandonner la direction et le fonctionnement d’institutions aussi importantes et sensibles que l’armée par simples instructions verbales, vagues et sujettes à interprétations à souhait, au profit du respect de lois et textes préétablis. D’ailleurs, cela nous mène, inéluctablement, à traiter des missions évoquées toujours par la Constitution dans son article 18 qui stipule que : «Il lui (l’armée) incombe de défendre la nation, d’assurer son indépendance et son intégrité territoriale».
L’effort principal de l’armée doit porter donc sur «la défense de la nation, d’assurer son indépendance et son intégrité territoriale». Cela doit bien avertir les politiciens décideurs pour ne pas distraire l’armée de sa mission fondamentale en la chargeant, par facilité ou simplement par convenance politique ou autre, de tout autre type de missions que les opérateurs économiques civils ou administrations publiques n’auraient pas intérêt à accomplir. L’armée ne doit pas non plus se positionner en tant que concurrent aux opérateurs économiques ou administrations civiles. Ainsi elle n’intervient, dans le secteur économique par exemple, que là où les entreprises civiles, pour des raisons sécuritaires ou économiques, ne peuvent réaliser le projet décidé.
Toujours dans le cadre du concours qu’elle est appelée à apporter aux autorités civiles, l’armée ne doit jamais être engagée dans des missions de maintien de l’ordre public et ce pour au moins les trois raisons suivantes :
• Sur le plan légal, participer aux opérations de maintien de l’ordre public exige des intervenants la qualité d’officier ou d’agent de police judiciaire, ce qui n’est pas le cas des militaires ;
• Les militaires sont formés et entraînés pour abattre l’ennemi au plus vite et sans trop se soucier du volume de force employée par rapport à la menace, alors que l’agent de sécurité intérieure a la mission de maintenir l’ordre public avec l’obligation de protéger la vie des manifestants et respecter scrupuleusement le principe de proportionnalité de la force engagée à la menace ;
• Enfin, le maintien de l’ordre nécessite des outils et équipements spécifiques et surtout des armes non létales, au plus sublétales ; alors que le militaire ne dispose que d’armes à feu létales et de munitions réelles, donc inadéquates aux missions de maintien de l’ordre.
Néanmoins, au besoin, l’armée peut être appelée à épauler les Forces de sécurité intérieures (ci-après FSI) dans leurs opérations de maintien de l’ordre, et ce, seulement par la prise en charge de la protection de certains points sensibles désignés en commun accord entre les deux institutions sécuritaire et militaire. En pratique, les militaires ne doivent jamais avoir affaire à la foule ou s’y frotter, ce qui est du domaine exclusif des FSI.
La concentration des efforts de l’Armée sur sa mission principale, «la défense de l’intégrité territoriale du pays et la protection de la population», est de nature à renforcer le front national intérieur face aux menaces et permet de maintenir des rapports de coopération saine, positive et constructive entre Pouvoir civil et institution militaire.
Aussi, cette dernière phrase du même article 18 de la Constitution, «Elle, (l’armée) apporte son concours aux autorités civiles dans les conditions fixées par la loi», vient rappeler et consolider l’idée que la nature et les conditions de toute intervention de l’armée, en sus de sa mission principale, doivent être précisées au préalable par la loi. Cela est de nature à empêcher l’emploi des forces armées, par le pouvoir en place, sous prétexte «d’apporter leur concours aux autorités civiles», alors qu’il s’agit d’instrumentaliser l’engagement d’unités militaires à des fins plutôt politiques, partisanes ou même personnelles, pour remporter des batailles politiques internes et venir à bout de leurs opposants, un aspect extrêmement nuisible, non seulement à la neutralité de l’Armée et ses rapports avec le pouvoir civil, mais surtout à son rôle et sa place en démocratie et au projet démocratique même.
Ainsi, la Constitution de 2014 prévoit-elle une Armée républicaine, essentiellement dédiée à sa mission principale, la défense du pays contre les menaces extérieures et intérieures, à l’intégrité territoriale et à la République, armée fondée sur la discipline et surtout d’une «neutralité totale». La prescription explicite de la neutralité de l’armée est non seulement, à mon humble avis, la plus importante innovation en la matière, de la Constitution de 2014 par rapport à celle de 1959, mais elle revêt toute son importance, en cette phase de transition démocratique, caractérisée par l’instabilité politique que l’on connaît et où la neutralité de l’armée et son caractère résolument apolitique s’avèrent plus que décisifs, d’abord pour la réussite de cette transition, ensuite pour la stabilisation de la démocratie et sa pérennité.
Pouvoir politique et neutralité de l’armée
Evidemment, la neutralité de l’armée est la résultante de son attitude et son comportement mêmes, mais pas seulement, car les acteurs politiques au pouvoir doivent créer les conditions favorables au maintien de l’armée dans ses rôles et à la place qui lui revient légalement ; et surtout «aider», au besoin contraindre, cette institution à se maintenir strictement neutre et à la même distance de tous les protagonistes politiques. Ceux au pouvoir, indépendants, partis ou coalition de partis, ne doivent en aucun cas, sous couvert de la discipline et du principe de la subordination du militaire au pouvoir civil, inviter ou pousser le haut commandement de l’armée à se positionner, de fait, sur l’échelle politique pour appuyer d’une certaine manière plus ou moins subtile, ceux qui sont aux commandes au détriment d’autres institutions non moins légales. Ceci, pour ne pas citer le cas d’intervention en soutien d’une branche du pouvoir contre d’autres branches arrivées au pouvoir par les mêmes mécanismes prévus et conformes à la loi en vigueur. Ainsi, le maintien de l’armée dans sa neutralité, son rôle et sa place incombe certes à l’institution militaire même, mais aussi et en premier lieu au pouvoir civil. Tous ces scénarii d’intervention partisane de l’armée, hors son domaine spécifique légal, entachent sa neutralité et sa crédibilité dans la société et dégrade même son efficacité opérationnelle, la politisent et la font sortir des rôles et la place qui sont les siennes en démocratie ; et peuvent tout simplement remettre aux calendes grecques la réalisation du rêve démocratique.
Que Dieu garde la Tunisie !
M.M.
(*) Retraité de l’Armée nationale