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Tribune | Ouvrir le champ des possibles ! : Des dangers de l’austérité et des alternatives

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Par Hakim Ben HAMMOUDA

Lors d’une conférence de presse en 1980 avec les représentants de la presse américaine à Londres, la Cheffe de gouvernement, Margaret Thatcher, allait prononcer cette phrase «There is no alternative» qui va devenir le leitmotiv des néo-libéraux à travers le monde. Elle a prononcé cette phrase pour répondre aux importantes critiques adressées à son gouvernement conservateur et à ses politiques néo-libérales qu’elle a commencé à mettre en place après sa large victoire aux élections britanniques et la défaite historique du Parti travailliste le 4 mai 1979.

La victoire des conservateurs est le résultat de la grande crise économique et sociale que la Grande-Bretagne a traversée au cours des années 1970. L’Etat-providence mis en place par la plupart des pays développés après la Seconde Guerre mondiale est rentré en crise avec le développement du chômage et de l’inflation et la détérioration du pouvoir d’achat des classes populaires. Mais la grande question concerne l’incapacité des outils traditionnels des politiques économiques, et particulièrement les politiques keynésiennes, à faire face à ces crises et à ouvrir de nouvelles perspectives au contrat social hérité de la Seconde Guerre mondiale.

Ces crises et l’essoufflement du contrat social de l’Etat-providence seront à l’origine d’un grand changement et d’une révolution politique dans la plupart des grandes démocraties libérales avec la défaite historique des partis sociaux -démocrates et les victoires éclatantes des formations libérales et de droite. Après la victoire de Margaret Thatcher en Grande-Bretagne, les Etats-Unis vont connaître la tendance avec la victoire du Parti républicain à l’élection présidentielle et l’arrivée de Ronald Reagan, l’un des plus des plus grands défenseurs du néolibéralisme, à la Maison-Blanche le 20 janvier 1981. Les autres démocraties libérales vont connaître la même évolution et s’inscrire dans ce changement majeur du paysage politique avec un retour fracassant des partis de la droite néo-libérale. Seule la France a échappé à cette tendance et sera l’une des rares exceptions avec la victoire de François Mitterrand et son arrivée à l’Elysée au mois de mai 1981. Mais, ce printemps de la social-démocratie en France ne durera pas longtemps dans la mesure où elle s’engagera dans les politiques économiques néo-libérales dès 1984 avec la nomination de Laurent Fabius à la tête du gouvernement.

Parallèlement à la révolution politique et à la victoire des partis de droite dans un grand nombre de pays démocratiques, cette période va ouvrir une nouvelle révolution ou une contre-révolution dans le domaine des politiques économiques, comme l’a appelé l’économiste américain Robert Lucas. Les nouvelles droites au pouvoir vont alors s’atteler à la mise en place de politiques économiques radicalement néo-libérales. Le retrait de l’Etat et le retour en force du marché et de la main invisible, la privatisation de toutes les entreprises publiques, la fin du rôle social de l’Etat et l’ouverture des frontières nationales à la globalisation heureuse vont devenir les grandes priorités des politiques économiques dans les pays développés. Ces politiques mettent l’accent sur la nécessité de ces mesures radicales pour sortir de la faillite de l’Etat-providence et de son incapacité à ouvrir de nouvelles perspectives aux économies.

Ces révolutions et ces politiques ont provoqué beaucoup de critiques et de mouvements sociaux de la part des partis de gauche et des syndicats, et des grèves ont été lancées pour protéger les acquis sociaux de l’État-providence et atténuer la violence et la force de ces politiques. L’une des grèves les plus importantes que la Grande-Bretagne ait connues dans le secteur minier, et qui a duré des mois, s’est terminée par la défaite des Travailleurs et la victoire de Margaret Thatcher, qui est depuis devenue la Dame de fer.

Par cette réplique simple prononcée lors de sa conférence de presse de 1980, Margaret Thatcher a voulu affirmer face aux critiques et aux mouvements sociaux qu’il n’y avait pas d’alternatives et d’autres choix. Comme si elle reconnaissait les conséquences sociales terribles de ces politiques radicales mais en même temps elle suggère que ce mal était nécessaire pour guérir l’économie et la société. 

Cette phrase simple, no alternative, va jouer un rôle majeur au niveau global et deviendra le slogan derrière lequel vont se ranger les gouvernements et les institutions internationales dans la défense des politiques néolibérales et de l’hégémonie intellectuelle de ces politiques qui ont prévalu dans le monde depuis le début des années 1980 à ce jour.

C’est dans ce contexte que va se constituer ce que de nombreux experts et penseurs ont appelé «Le syndrome de Tina», dont le nom Tina est formé par les premières lettres de la célèbre réplique de Margaret Thatcher, there is no alternative, et qui va représenter le cadre de défense intellectuelle du projet économique néo-libéral. Pour les défenseurs de ce projet et ces politiques, même s’ils reconnaissent les conséquences sociales et économiques négatives et désastreuses de ces politiques, ne cessent de répéter que nous n’avons pas le choix et qu’il n’y a pas de véritables alternatives aux politiques néo-libérales pour sortir de la crise de l’Etat-providence.

L’influence de ce cadre intellectuel et son hégémonie ne se limiteront pas aux pays développés, mais vont s’étendre aux pays en développement par le biais d’institutions internationales et d’experts qu’on a appelés «les Chicago boys», par référence à ceux qui ont été formés à l’université de Chicago sous la houlette de Milton Friedman, considéré par beaucoup comme le gardien du temple néo-libéral dans les temps modernes. Les programmes d’ajustement structurels mis en place par la plupart de ces pays en développement suite à la crise de la dette de 1982 vont s’inscrire dans ce cadre intellectuel qui va dominer les politiques économiques depuis le début des années 1980 à ce jour.

Le consensus intellectuel néolibéral dominant a connu des tremblements importants au cours des 40 dernières années dont les plus importantes ont été les crises financières de 2008 et 2009, et l’impact économique de la pandémie du Covid-19. Les institutions internationales et les gouvernements ont dû renoncer aux prescriptions de ce cadre néo-libéral et de faire appel à des interventions massives de l’Etat pour sauver l’économie globale de l’effondrement et devant l’incapacité des marchés à gérer ces grandes turbulences. Mais, au retour de la croissance et avec le recul des risques, ce consensus néolibéral revient au galop et son hégémonie reprend ses droits.

Face à l’hégémonie de ce consensus en matière de formulation des politiques publiques depuis le début des années 1980 et son affirmation qu’il n’y a pas d’autre choix que le programme néolibéral, toutes les batailles intellectuelles ont porté sur cette question, où de nombreux experts et des institutions internationales, en particulier les institutions des Nations unies et notamment le Programme des Nations unies pour le développement ou l’Unicef, ont cherché à montrer que d’autres options sont possibles. Pour ces voix dissidentes, les choix de développement ne peuvent se résumer à des choix uniques nous menant vers le paradis et qu’il est important d’enrichir le débat et favoriser l’expression d’une diversité de points de vue et d’options et de choix pour les politiques publiques. Tout le débat portait alors sur la nécessité de sortir de la domination d’une pensée unique et d’ouvrir le champ des possibles à travers l’examen de politiques publiques alternatives.

Je soulève ces remarques et ces commentaires suite à la lecture du document préparé par le gouvernement pour les négociations avec le Fonds monétaire international (FMI). Ce document a non seulement pris à son compte les hypothèses et les scénarios proposés par le FMI dans son rapport lors de sa dernière revue de février 2021, mais il s’est inscrit dans ce syndrome du «Tina» en soulignant qu’il n’y avait aucune alternative à ces choix.

Dans cet article, nous soulignerons non seulement la faiblesse des résultats économiques de cette démarche, mais nous indiquerons que des alternatives et d’autres politiques sont possibles qui nous permettent d’obtenir de meilleurs résultats économiques avec un coût social moindre que ceux du programme du gouvernement et du Fonds.

Mais avant de discuter ces alternatives, nous allons nous arrêter sur les principales caractéristiques du projet économique néo-libéral qui a dominé la formulation des politiques au cours des quatre dernières décennies et a fermé la porte devant toutes les approches critiques pour s’ériger en un dogme unique qui régit la réflexion et l’action dans le domaine économique.

Des caractéristiques du consensus néo-libéral et de son hégémonie

Le début des années 1980 a connu une véritable révolution intellectuelle et dans les paradigmes politiques et économiques, ou une contre-révolution comme l’ont appelé ceux qui l’ont menée. Cette révolution a mis fin à la domination de la pensée keynésienne dans la sphère économique et les politiques publiques qui ont fait de l’État et son intervention un élément central dans la régulation de l’économie et la protection des équilibres économiques et sociaux. Cette révolution et les héritiers du maître de l’école de Chicago, Milton Friedman, ont effectué une critique radicale de ce qu’ils ont appelé l’héritage archaïque de la pensée keynésienne qui a dominé la réflexion et l’action économique depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Ces nouveaux économistes ont particulièrement insisté sur l’incapacité des recettes traditionnelles, qui ont réussi depuis des décennies à trouver un équilibre entre inflation et chômage, à répondre aux nouveaux défis de la croissance dans les pays développés. La plupart de ces pays ont connu au cours des années 1970 la coexistence de l’inflation et du chômage avec une récession économique et la persistance de ce que les économistes ont appelé la stagflation. D’où leur appel à des solutions radicales en dehors du cadre traditionnel des politiques keynésiennes pour répondre à ces crises.

Mais ces économistes ont non seulement critiqué les théories keynésiennes, mais ont jeté les bases de ce que nous pourrions appeler une nouvelle vision du monde économique qui a constitué la pierre angulaire des politiques néolibérales qui vont dominer les politiques publiques jusqu’à nos jours.

Cette nouvelle vision s’articule autour de quatre principes ou hypothèses de base.

Le premier principe qui sous-tend les nouvelles théories économiques est l’hypothèse de l’efficacité du marché ou de ce que les économistes appellent l’efficience des marchés, ce qui signifie que les marchés sont si puissants et efficaces qu’ils sont capables de réguler le fonctionnement des économies modernes sans recours à des forces exogènes, notamment l’Etat. 

La deuxième hypothèse concerne la rationalité des agents économiques, qui suppose qu’ils disposent de suffisamment d’informations pour leur permettre de prendre des décisions rationnelles qui vont contribuer non seulement au dynamisme économique mais aussi au fonctionnement cohérent des économies modernes. 

La troisième hypothèse est relative à la nécessaire neutralité des politiques économiques, et qui cherche à empêcher les interventions de politique publique dans la sphère économique qui pourraient entraver le bon fonctionnement des marchés et perturber la rationalité des agents économiques.

La quatrième hypothèse concerne le rôle actif des politiques monétaires, qui vise à lutter contre l’inflation qui constitue le paradigme dominant, le mal absolu et une grande menace pour la stabilité des économies modernes. Pour éviter les abus de la part des responsables politiques et leurs interventions intempestives dans le fonctionnement des économies, ces théories ont appelé à donner la gestion des politiques monétaires à des experts et des technocrates éloignés des pressions des politiques et à donner aux banques centrales leur indépendance complète.

Ces principes et hypothèses de base constituent le cœur de la révolution intellectuelle que le monde des politiques publiques a connue au début des années 1980 et qui vont constituer le socle de l’hégémonie de la pensée néolibérale. Cette vision fait du marché et de la main cachée d’Adam Smith l’élément essentiel de la dynamique économique et de la régulation des grands équilibres de l’ordre marchand. Cette vision rejette également toute intervention de forces exogènes, et particulièrement de l’État, qui constitue un élément de perturbation du fonctionnement naturel des économies modernes.

Ce nouveau paradigme a fait l’objet de nombreuses critiques et même d’un rejet de la part de certains économistes qui ont souligné son caractère utopique en ne tenant pas compte de la difficulté d’obtenir des informations et de l’inefficacité des marchés, ainsi que des comportements aventureux de certains agents économiques. De nombreuses critiques ont également porté sur les conséquences de ces politiques, en particulier la multiplication des crises financières et de l’instabilité économique ainsi que l’accroissement rapide des inégalités sociales qui sont significatifs de l’incapacité des marchés et des politiques néolibérales à maintenir les grands équilibres économiques et sociaux.

Mais, en dépit de ces critiques, ces choix politiques ont continué à dominer le monde et ont constitué le cadre de référence dans la formulation des politiques publiques. Cette hégémonie ne s’est pas limitée aux pays développés, mais a également touché les pays en développement.

Le consensus néo-libéral et le développement

Le nouveau consensus dans les politiques de développement est venu au début des années 1980 et avec la crise de la dette et les politiques d’ajustement structurel opérer une rupture fondamentale avec le paradigme qui a dominé les politiques de développement depuis les indépendances à la fin des années 1950. L’apparition de ce consensus a été favorisée par deux développements majeurs. D’abord, la révolution intellectuelle qui a marqué le champ économique et qui a jeté son ombre sur toutes les autres disciplines économiques, y compris le domaine des études du développement. D’ailleurs, ce champ du savoir économique va se convertir assez rapidement au syndrome de «Tina» et considérer qu’il n’y a pas de salut en dehors des politiques néo-libérales.

La deuxième raison derrière la montée de ce consensus est la crise économique de la dette dans la plupart des pays en développement dès août 1982 qui partira du Mexique et mettra en danger les grandes institutions financières internationales. Cette crise sera le point de départ des conditionnalités des institutions de Bretton Woods et la généralisation des programmes d’ajustement structurel qui vont consacrer l’hégémonie de ce nouveau paradigme et sa supériorité dans la formulation des politiques publiques.

Le nouveau consensus dans le développement sera fondé sur quatre principes essentiels. Le premier principe concerne le rejet des grandes visions du développement et des grands projets. Ainsi, la planification est rejetée aux calendes grecques dans la mesure où elle a participé au développement de ces grands projets à la rentabilité douteuse, ou ce qu’on a appelé les cathédrales dans le désert, et qui ont largement participé à la crise de la dette des pays en développement. Il fallait par conséquent selon ce nouveau paradigme arrêter cette « folie » des investissements publics non rentables. Les investissements publics doivent se limiter aux projets d’investissement rural dans les zones éloignées.

Le deuxième principe sur lequel reposait ce consensus est l’importance stratégique des grands équilibres macroéconomiques, et en particulier de la balance des paiements et des finances publiques. Cette orientation va donner un rôle stratégique aux ministères des Finances et aux banques centrales pour accomplir ces tâches et d’en être le gendarme qui veille sur leur respect.

Le troisième principe concerne le rôle de l’État, qui a été un acteur clé dans les projets de développement depuis les indépendances. Ce nouveau consensus met l’accent sur l’inefficacité de l’État et la nécessité de réduire son rôle économique et accorder la priorité au marché dans la régulation de ces économies. Cette tendance est à l’origine des politiques de privatisation et de tous les efforts pour limiter le rôle de l’Etat dans la gestion des grands équilibres économiques et sociaux.

La quatrième question concerne l’inflation, que ce consensus considère comme le mal absolu pour les économies. Ce consensus accorde un rôle majeur à la politique monétaire et aux banques centrales, dont il faut défendre l’indépendance face aux tentations d’ingérence des responsables politiques, dans la lutte contre l’inflation sans parfois se soucier de l’investissement et de l’emploi.   

Ce consensus va offrir le cadre dans lequel seront définies les politiques publiques au cours des quatre dernières décennies et qui feront des politiques d’austérité, des privatisations et du marché les fondements des politiques de développement dans un grand nombre de pays.

Ce consensus fera l’objet d’importantes critiques. En effet, beaucoup considèrent que les politiques publiques qu’il a inspirées sont à l’origine de la marginalisation régionale et sociale qu’ont connue la plupart des pays en développement. Les révolutions du Printemps arabe ont été la plus grande expression de l’échec et de l’impuissance de ce consensus. Malgré les critiques, il a continué à dominer les politiques publiques dans une version plus douce des visions originales.

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